Déposé à la SACD
ERASME DE ROTTERDAM
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Michel Fustier
(toutes les pièces de M.F. sur : http://theatre.enfant.free.fr )
PERSONNAGES
Erasme, son supérieur dans l'ordre des chanoines de Saint-Augustin,
deux cardinaux, un secrétaire, Thomas More, Froben imprimeur.
1 - Dans le couvent des chanoines de Saint-Augustin, à Stein aux Pays-Bas.
(1505)
HISTORIEN DE SERVICE - Erasme de Rotterdam, qui vécut de 1467 à
1536, est un contemporain de Luther. Comme Luther, mais avec beaucoup plus d'humour,
il critiqua sévèrement les défauts d'une Eglise que la
Renaissance avait dévoyée. Mais à la différence
de Luther, il ne provoqua pas de rupture. Il tenait à rester dans le
sein de L'Eglise catholique en tentant de la réformer de l'intérieur.
L'ouvrage qui fit date et marqua son époque a pour titre: L'éloge
de la Folie. La pièce commence lorsqu'Erasme, chanoine de Saint-Augustin,
essaye de se libérer des contraintes de la vie monastique. Nous sommes
en 1505 aux Pays-Bas…
SUPERIEUR - Frère Erasme, vous n'avez pas l'air heureux.
ERASME - Non, non, je ne suis pas malheureux, mon révérend Père.
SUPERIEUR - Est-ce que par hasard vous auriez des regrets d'être entré
dans les ordres?
ERASME - Non, aucun regret. Les chanoines de Saint-Augustin sont un excellent
ordre. La vie monacale m'a offert tout ce que je demandais.
SUPERIEUR - Et vous demandiez quoi exactement?
ERASME - Comme vous le savez, je suis un enfant illégitime, le fils d'un
prêtre probablement. C'est un lourd fardeau et seule la carrière
monastique…
SUPERIEUR - Vous offrait la possibilité d'être reconnu.
ERASME - Oui, c'est cela, mais pas seulement. De me livrer à l'étude,
aussi. D'avoir à ma disposition des bibliothèques bien fournies,
de satisfaire mon immense curiosité…
SUPERIEUR - Je comprends. Et pas le moindre amour de Dieu dans tout cela, pas
la moindre volonté d'évangélisation…?
ERASME - Je ne dis pas cela, mais je pense que l'amour de Dieu commence par
l'obéissance à sa volonté, par la réponse donnée
à une sorte… d'appel intérieur.
SUPERIEUR - Donc, pour vous l'amour de Dieu consiste à étudier
le grec et le latin?
ERASME - Oui, je crois que c'est de cette façon que je le servirai le
mieux.
SUPERIEUR - Après tout, vous avez peut-être raison… Tant
de nos frères sont des ignorants qui se complaisent dans leur ignorance!
En ce temps où tout se passionne pour le savoir et la découverte
des civilisations anciennes, nous avons en effet besoin d'esprits éclairés.
Est-ce pour cette raison aussi que vous ne montrez pas un zèle excessif
pour les obligations de la vie monastique?
ERASME - Sans doute. Je pense que tous les êtres humains sont différents
et que ce n'est pas une chose juste que de les plier sous une même règle.
Une même règle peut épanouir les uns et condamner les autres
à la tristesse et à la médiocrité… Je suis
d'un tempérament fragile, la nourriture grossière du monastère
me retourne l'estomac, je supporte mal d'être réveillé la
nuit pour l'office…
SUPERIEUR - Cependant vous êtes ici, parmi tous les autres, vous avez
été ordonné prêtre, comme tous les autres…
Mais vous voudriez pour continuer votre vie trouver une voie personnelle?
ERASME - En effet. Je ne sais pas encore bien laquelle, mais j'aimerais au moins
me mettre à la recherche…
SUPERIEUR - Les chanoines de Saint-Augustin ne sont pas des doctrinaires…
Vous dites donc le grec et le latin…?
ERASME - Je peux vous réciter des passages entiers des grands auteurs
de l'Antiquité…
SUPERIEUR - Vos yeux brillent…
ERASME - Pour tout dire, je crois que la vraie piété ne réside
pas dans les pratiques si oppressantes du monastère, les jeûnes,
les cérémonies, les chants, les pénitences, mais dans un
sentiment personnel de confiance et d'amour envers le Christ, qui nous délivre
de tout le reste…
SUPERIEUR - C'est toute votre vie que vous remettez en question. Vous l'aviez
pourtant choisie librement?
ERASME - Etais-je si libre que ça? Si je l'ai choisie, ce n'est en tout
cas pas sans l'espoir de modifier par moi-même le cours des choses.
SUPERIEUR - J'entends ce que vous me dites… Nous sommes ici dans un couvent
hollandais dont vous n'êtes guère sorti que pour aller étudier
à la Sorbonne. Il me vient une idée…
ERASME - Laquelle?
SUPERIEUR - Cela tombe à point! Aimeriez-vous passer quelque temps en
Italie? On y a besoin d'un bon latiniste comme précepteur de quelques
enfants anglais. Cela vous aiderait peut-être à voir clair en vous-même.
ERASME - Vous faites preuve d'une immense bienveillance. L'Italie!
SUPERIEUR - Oui, l'Italie… Il s'y passe beaucoup de choses.
ERASME - Oui, j'accepte… La Rome ancienne et la Rome nouvelle! Vous m'ouvrez
tout à coup les portes de l'avenir…
SUPERIEUR - Allez donc et soyez fidèle à vous-même! Mais
prenez tout de même quelques jours pour réfléchir et confirmez-moi
ensuite votre réponse.
2 - Deux cardinaux… (1510)
HISTORIEN DE SERVICE - Quelques années après son retour, Erasme
a écrit le livre qui le rendra fameux, l'Eloge de la folie… A Rome
deux cardinaux découvrent et commentent l'ouvrage…
PREMIER CARDINAL - Que cachez-vous là?
SECOND CARDINAL - Moi? Mais rien, je vous assure.
PREMIER CARDINAL - Ce livre, dans le pli de votre soutane?
SECOND CARDINAL - Ah, vous voulez dire… ceci…. Mais c'est à
peine un livre. Un pamphlet plutôt. C'est un moine hollandais qui, après
avoir fait un voyage à Rome, s'est laissé aller à railler
les ridicules des gens d'Eglise. Mais chut, faites comme si vous n'aviez rien
vu.
PREMIER CARDINAL - Et ce moine ne s'appelle-t-il pas par hasard Erasme…
Erasme de Rotterdam?
SECOND CARDINAL - Comment savez-vous ça? J'hésitais à…
PREMIER CARDINAL - Et son livre ne s'appelle-t-il pas l'Eloge de la folie?
SECOND CARDINAL - Effectivement… Je me souviens de cet Erasme, il était
si choqué, lui si réservé, par les désordres et
les libertés que nous voyons ici, à Rome. Il ne faut pas s'étonner
qu'il ait cédé à la tentation de faire part de sa déception.
Vous voulez jeter un coup d'œil…?
PREMIER CARDINAL - Inutile! Regardez, j'en ai autant à vous montrer (il
sort un livre de sa poche…) Imprimé chez Frober en 1509, Eloge
de la folie!
SECOND CARDINAL - Oui c'est bien cela…. Eloge de la folie.
PREMIER CARDINAL - Ce petit livre a déjà eu un succès considérable.
Si vous vous amusiez à fouiller les bibliothèques des Romains,
vous en trouveriez bien deux ou trois cents.
SECOND CARDINAL - Je n'ai pas encore eu le temps de le lire… Dites-moi,
que lui trouvez-vous de si alléchant?
PREMIER CARDINAL - C'est le pamphlet le plus cruel et le mieux venu que j'ai
jamais pu lire… L'auteur imagine que parmi toutes les bonnes fées
qui ont présidé à la formation des êtres humains
- vous voyez que nous sommes totalement dans le mythe - la plus importante de
toutes est la Folie.
SECOND CARDINAL - Quelle idée stupide… J'aurais dit par exemple
l'intelligence, ou la vertu, ou le discernement… Mais vraiment, la Folie!
PREMIER CARDINAL - Oui, pour lui c'est bien la Folie… Ecoutez, il en donne
un grand nombre d'exemples…
SECOND CARDINAL - Vous m'intriguez. Dites toujours…
PREMIER CARDINAL - Par exemple, les philosophes qui vous décrivent, comme
s'ils en venaient, des mondes imaginaires dont ils ne savent rien… avec
des âmes, des anges, des démons…! Sans parler de l'enfer,
dans lequel on dirait qu'ils ont eux-mêmes longuement séjourné.
SECOND CARDINAL - Certes. On peut douter de ce qu'ils disent… C'est à
la limite du bon sens. Au-delà, plutôt!
PREMIER CARDINAL - Ou encore ces nobles chasseurs qui s'emploient à dépecer
rituellement les animaux qu'ils ont tués au point de s'animaliser eux-mêmes,
cependant qu'ils croient mener une vie de roi?
SECOND CARDINAL - Grâce à Dieu, ils ne sont pas tous comme ça.
PREMIER CARDINAL - Ou bien les mauvais écrivains - et il y en a bien
plus que de bons - qui s'imaginent qu'à force de polir leur style et
de pinailler sur les virgules, ils vont marquer le monde par une œuvre
définitive.
SECOND CARDINAL - Oui certes, c'est une bien grande folie.
PREMIER CARDINAL - Et les moines, la plupart du temps cyniques, obscènes
et brailleurs, mais qui croient, pour avoir récité chaque jour
sept petits passages des psaumes, qu'ils peuvent compter sur une félicité
éternelle. Ou ces autres religieux qui s'interrogent longuement et discutent
à l'infini pour savoir si la laine de Cilicie convient mieux pour leur
vêtement que la toile de Milet. Ou ceux qui affirment sérieusement
détenir une ampoule contenant du lait de la Sainte Vierge, avec des certificats
d'authenticité… Et aussi les chrétiens en général
qui acceptent de se soumettre à de milliers de petites obligations -
prier, jeûner, communier, faire maigre le vendredi, se confesser, aller
à la messe… - sans que l'on sache quel en est le sens ou l'utilité,
si ce n'est que les prêtres en tirent autorité et profit.
SECOND CARDINAL - C'est à considérer… La vie chrétienne
serait donc une sorte de folie… rémunératrice? Continuez…
PREMIER CARDINAL - Et les théologiens qui expliquent à leur guise
les mystères sacrés et qui passent une partie de leur temps à
se demander par exemple si le corps du Christ peut être en même
temps dans chacune des églises de la Chrétienté et comment
dans l'Eucharistie les accidents subsistent sans la substance. Et ceux qui affirment
que c'est un moindre crime d'égorger mille hommes que de coudre une seule
fois la chaussure d'un pauvre homme le dimanche.
SECOND CARDINAL - Eh, eh, cela demande réflexion… Non, pas vraiment!
PREMIER CARDINAL - Et les rois et les princes qui se battent pour accéder
à des fonctions qui feront peser sur leurs épaules des responsabilités
et des obligations insupportables, qui leur démoliront la santé
et dans lesquelles souvent ils laisseront la vie…
SECOND CARDINAL - Cela n'est pas mal vu. Folie, oui, folie tout à fait.
PREMIER CARDINAL - Mais c'est lorsqu'il en vient à l'Eglise, me semble-t-il,
que notre jeune auteur monte aux sommets, comme si la folie sous toutes ses
formes avait fait de l'Eglise sa demeure préférée. Quelle
folie en effet pour tous ces évêques... comment n'en éclatent-ils
pas de rire les premiers? ces évêques entourés de tout l'apparat
d'une procession solennelle, dont tous les membres sont déguisés
et qui chantent comme si vraiment il y avait une oreille qui puisse entendre
leur supplication. Et quelle folie aussi que la lubricité et la gourmandise
des gens d'Eglise, leur sordide amour de l'argent et leur trompeur amour des
arts… Alors que leur maître "n'avait pas une pierre où
reposer la tête" et qu'ils devraient être les défenseurs
d'une morale de la pauvreté et du dépouillement.
SECOND CARDINAL - Je commence à trouver qu'il y va un peu fort.
PREMIER CARDINAL - Quant aux très saints vicaires du Christ, les Souverains
Pontifes… que dire? Tant de richesses, tant d'honneurs, tant d'autorité,
tant de victoires, tous ces offices, tous ces jugements, toutes ces taxes, toutes
ces indulgences, tous ces chevaux, toutes ces mules, tant de gardes et tant
de voluptés… Quel océan de richesse et de pouvoir n'ai-je
pas embrassé en quelques mots… Et aussi tant de rédacteurs,
tant de copistes, tant de notaires, tant d'avocats, tant de promoteurs, tant
de secrétaires, tant de muletiers, tant de palefreniers, tant de banquiers,
tant de rufians qui tournent autour du Saint-Siège et sans lesquels il
s'écroulerait. Et le pire est que certains d'entre les papes aiment la
guerre et s'y adonnent volontiers.
SECOND CARDINAL - Allons, ce dernier trait me tue… Il est vrai qu'Erasme
a visité Rome aux temps de Jules II, le pape militaire… Je vais
moi-même me plonger dans cette lecture. Mais comment se fait-il que ce
petit livre n'ait pas déjà été interdit depuis longtemps?
PREMIER CARDINAL - Certes, c'est un mystère… Nous sommes une religion
très portée sur les mystères. Si j'avais été
le pape, je l'aurais tout de suite fait interdire. Il y a vraiment là
de quoi faire exploser la maison. Et vous verrez qu'elle explosera un jour.
Mais quand je vous disais que la folie aveugle les plus éminents esprits,
n'en est-ce pas une preuve?
3 - A l'université de Cambridge. (1510)
HISTORIEN DE SERVICE - Mais déjà Erasme, qui est un grand voyageur,
est arrivé en Angleterre, à Cambridge, ou il retrouve son ami
Thomas More…
THOMAS MORE - Eh bien, mon cher maître Erasme, vous qui m'avez enseigné
le latin et le grec, n'êtes-vous pas content du succès de votre
livre?
ERASME - Sir Thomas, quel plaisir de vous revoir. Si le succès de mon
livre me fait plaisir? Bien sûr, mais je ne m'y attendais pas… Vous
jetez quelques insolences sur le papier, par jeu, pour vous soulager, et tout
à coup, vous êtes célèbre. J'aurais aussi bien pu
être la victime de l'Inquisition, mais le vent n'a pas tourné dans
ce sens. Et me voilà investi d'une sorte d'autorité… Mais
comment aurais-je pu penser que ce livre écrit en quinze jours, connaîtrait
une telle réussite?
THOMAS MORE - C'est probablement parce qu'il sonne vrai. Quiconque l'eût
condamné aurait en quelque sorte avoué s'être lui-même
reconnu dans quelques-uns de vos traits vengeurs et de vos moqueries.
ERASME - On ne sait jamais quelles sont les réactions… Mais je
dois avouer que je me réjouis maintenant d'être ici à l'abri
en Angleterre, où je ne risque pas grand-chose. Le pape est loin. Mais
parlez-moi plutôt de ce que vous êtes en train d'écrire vous-même.
THOMAS MORE - Ah, vous êtes au courant. C'est aussi une sorte de pamphlet,
mais cette fois-ci sur la façon de gouverner les Etats.
ERASME - En tant que proche du roi Henry VIII, vous êtes bien placé.
THOMAS MORE - Mais plutôt que de partir de la situation actuelle pour
la critiquer comme vous l'avez fait, j'ai adopté une autre forme et je
m'élève au-dessus des contradictions de la réalité
pour décrire une sorte de société idéale dans laquelle
tous les défauts que nous connaissons seraient en quelque sorte gommés.
ERASME - Serait-ce une reprise de la République de Platon, ou de la Cité
de Dieu selon saint Augustin…?
THOMAS MORE - Je n'y avais pas pensé… Non, quelque chose de beaucoup
plus concret et pour répondre à des problèmes que ni Platon
ni saint Augustin ne se posaient. Une Cité de l'Homme plutôt que
de Dieu - bien que Dieu, naturellement y soit présent - une cité
où il ferait bon vivre pour l'Homme… Cher ami, du haut de vos pensées
élevées, vous savez cependant que le peuple anglais vit très
mal les changements d'état que lui sont imposés. En effet, nous
avons été pris d'une maladie que l'on pourrait appeler la fièvre
de la laine et petit à petit nos paysans sont chassés de leurs
terres pour y faire de la place au mouton, qui rapporte beaucoup plus aux grands
propriétaires que les anciennes cultures.
ERASME - Oui, je sais cela… et qu'il y a partout sur les routes des bandes
de mendiants dont on ne sait que faire.
THOMAS MORE - C'est contre cela que je tente de m'élever… Une société
où le mouton ne mangerait pas l'homme! Le mouton étant le symbole
de toutes les idoles que nous vénérons. Je crois que j'ai trouvé
un titre pour mon essai. Il s'appellera Utopie… La terre de nulle part!
car, hélas, les grands et beaux projets ne se réalisent jamais.
Mais il est bon, au moins de les décrire.
ERASME - Si je comprends bien, moi j'ai fait la bête et vous, vous allez
faire l'ange…
THOMAS MORE - C'est un peu ça… Une cité dans laquelle tout
se passerait en ordre et en harmonie et dont tous les citoyens seraient vertueux
et libres…
ERASME - Je vous souhaite de faire beaucoup de lecteurs… Pour moi je vais
en revenir aux sources mêmes de notre christianisme et devant l'incertitude
des textes qui nous sont proposés, m'efforcer d'établir la version
la plus authentique possible de l'Evangile.
THOMAS MORE - Mais nous avons déjà la Vulgate de Saint Jérôme…
ERASME - Elle ne me satisfait pas… Saint Jérôme était
un moine austère qui a tiré tout l'Evangile de son côté.
Je suis tombé l'autre jour sur l'expression grecque "métanoité"
ce qui veut dire littéralement "changez vos esprits", mais
dont la traduction est devenue: "faites pénitence". Cela n'a
rien à voir! Je rêve d'un christianisme de l'esprit… qu'il
faut tourner vers Dieu, et non d'un christianisme de l'expiation, dans lequel
il faut se châtier.
THOMAS MORE - Il est vrai que cela fait une grande différence!
ERASME - J'ai compté dans la version de Saint Jérôme quelque
cinq cents approximations de même nature. Et encore, nous n'avons pas
l'hébreu ou l'araméen dans lequel Jésus s'est probablement
exprimé. Toujours est-il que c'est à cette tâche que je
vais m'atteler.
THOMAS MORE - Pour que vous puissiez œuvrer en toute tranquillité,
je vous en prie, restez à mes côtés en Angleterre. Cambridge
vous offre la plus belle bibliothèque dont vous puissiez rêver,
et le calme, le calme nécessaire. Nous serions honorés!
ERASME - C'est exactement ce que j'avais envie de vous demander. Tout l'honneur
sera pour moi…
4 - Quelques années plus tard. Le libre arbitre… (1524)
HISTORIEN DE SERVICE - Depuis le séjour d'Erasme à Cambridge,
beaucoup de choses se sont passées. En particulier Luther a défié
l'Eglise et les papes, il a été excommunié et a fondé
le protestantisme. Erasme ayant acquis dans l'intervalle un grand prestige,
les autorités catholiques lui demandent instamment d'intervenir dans
la querelle et de condamner Luther… Erasme parle de la question avec son
secrétaire…
ERASME - Je n'ai pas de sympathie pour Luther: il est trop violent, trop entier.
Mais je dois dire que je me reconnais dans la plupart de ses pensées…
SECRETAIRE - Vous voulez dire: la condamnation des indulgences?
ERASME - Oui, bien sûr, les indulgences… Mais c'est tellement gros
et tellement insolent que ça ne pourra pas tenir bien longtemps. Et c'est
le caprice de quelques papes. Un de leurs successeurs y mettra fin tout aussi
facilement. Non, je veux dire aussi et surtout sa critique de… Comment
donc Luther appelle-t-il ça?
SECRETAIRE - Les œuvres, vous voulez dire.
ERASME - Oui, les œuvres. Oui, je suis bien d'accord sur les œuvres,
aussi bien celles qui font partie de la règle monastique: jeûner,
veiller, faire pénitence, prier... que celles qui sont imposées
au chrétien par les commandements de l'Eglise: faire maigre, aller à
la messe le dimanche, se confesser, communier, partir en pèlerinage…
et mille autres pratiques. Elles sont trompeuses et superflues. Rien de tel
n'est écrit dans l'Evangile! L'Evangile ne donne qu'une seule règle,
aimer son prochain! Et aussi honorer Dieu.
SECRETAIRE - Il ne faudrait pas tout de même que l'on vous confonde avec
Luther.
ERASME - Il n'y a pas de risque… Je n'ai pas affiché mes thèses
sur le portail d'aucune église, je n'ai pas traité le pape d'Antéchrist,
je n'ai pas été excommunié. Je tiens à rester dans
le sein de notre Eglise catholique et je préfère la réformer
de l'intérieur. Mais, en ce qui concerne Luther, je ne veux pas le condamner.
Qui suis-je pour condamner? Je veux au contraire rassembler.
SECRETAIRE - Mais ne trouvez-vous pas que cette liberté que Luther donne
à ses fidèles…
ERASME - Oui, mais liberté sous réserve de la foi!
SECRETAIRE - Ce qui est d'autant plus grave! Ils font n'importe quoi, maintenant,
il n'y a plus de commandements, ils brisent les statues, ils pillent, ils violent,
ils forniquent… mais rien ne compte s'ils ont la foi!
ERASME - Il faut leur donner le temps de s'adapter…
SECRETAIRE - Voyons, cher Erasme… Vous êtes connu dans toute l'Europe,
vous avez voyagé dans toutes ses grandes villes, vous êtes le conseiller
d'Henry VIII, Charles Quint ne dédaigne pas de prendre votre avis sur
les questions importantes et à Paris vous avez de solides amitiés.
Vous écrivez beaucoup, vous publiez encore plus, on vous considère
comme un sage… et vous laissez sans réagir l'Eglise se déchirer.
Vous ne pouvez pas ne pas prendre parti!
ERASME - Je déteste prendre parti. Quel que soit celui qu'on choisisse,
on se coupe de tout ce qu'il y a d'intéressant dans celui qu'on repousse.
Luther vient de déclencher une telle bataille qu'il a besoin de tous
ses appuis. Mais, je vous l'ai dit, je ne veux pas prendre parti plus dans un
sens que dans un autre. Prendre parti, encore une fois, c'est renoncer à
sa propre liberté et sacrifier une partie de la vérité.
SECRETAIRE - Cependant, n'avez-vous pas vous-même, par vos critiques,
entr'ouvert la porte par laquelle Luther est violemment entré, ou plutôt
violemment sorti…? Certains disent même que l'œuf que Luther
a couvé, c'est vous qui l'avez pondu. Beaucoup de ce que dit Luther est
déjà contenu, humoristiquement, dans L'éloge de la folie.
ERASME - L'œuf que j'ai pondu… Mais je ne l'aurais pas fait éclore
de la même façon que lui, si autoritaire, si violent, si passionné!
SECRETAIRE - Même le roi Henry VIII vous a prié d'intervenir contre
Luther.
ERASME - Je n'interviendrai jamais contre Luther… Cependant, pour leur
faire plaisir, au roi d'Angleterre et au pape, il y a en particulier un point
sur lequel, sans vraiment m'attaquer à quiconque, j'aimerais jeter quelques
clartés.
SECRETAIRE - Je reconnais bien là votre prudence! De quoi s'agit-il?
ERASME - De la prédestination.
SECRETAIRE - Ah, l'éternel dilemme: Dieu peut-il, dans sa bonté,
désigner à l'avance ceux qui seront sauvés et ceux qui
seront damnés?
ERASME - Luther n'est pas le premier à s'avancer sur cette voie. Déjà
saint Augustin et quelques autres… Mais de savoir des hommes damnés
à l'avance, cela me répugne.
SECRETAIRE - Cela vous répugne! Voilà qui n'est pas très
argumenté…
ERASME - Ou d'autres, sauvés malgré leurs péchés!
Il y a aussi une raison du cœur dont il faut tenir compte. Le christianisme
est une affaire d'engagement plutôt que de syllogismes. Je tiens désespérément
que nous, les hommes, nous sommes libres et responsables. J'ai besoin de cela
pour vivre et je ne comprends pas que quiconque puisse abandonner ce qui est
le fondement même de toute morale… "Fais le bien ou fais le
mal à ta guise, disent-ils, de toute façon tu es déjà
jugé." Ça n'a pas de sens! Mais je ne veux pas attaquer qui
que ce soit, je prends simplement position.
SECRETAIRE - Trouverez-vous des arguments moins fragiles que votre "répugnance"?
ERASME - La Bible en regorge. Et puisque nous avons en face de nous non pas
des adversaires, mais des chrétiens qui ne jurent que par la Bible, j'espère
que je les convaincrai.
5 - Après la diète d'Augsbourg (1530), Erasme revient à
Bâle, où il mourra. (1536)
HISTORIEN DE SERVICE - Quelques années plus tard, la situation en Allemagne
est devenue explosive. L'Empereur Charles Quint a tenté, à la
diète d'Augsbourg, de refaire l'unité de l'Eglise. Mais sans succès.
Erasme s'est alors efforcé de trouver en Europe un endroit où
il puisse échapper au fanatisme…
ERASME - Je m'étais naguère enfui de Louvain parce qu'elle était
trop catholique. J'ai dû m'enfuir de Bâle parce qu'elle s'était
tournée avec bruit et violence vers la Réforme: les Vandales étaient
à l'œuvre… toutes ces destructions… Et cette hostilité!
Je vous avoue que j'ai eu peur. Je me suis alors réfugié à
Fribourg, qui est une ville libre, tout y est paisible… Et puis voilà
que, bien près de mourir, j'ai été pris de l'envie de revoir
le Brabant natal et mon Rotterdam. Mais il fallait pour cela repasser par Bâle…
Et je vais devoir m'y reposer.
FROBEN - Je suis content que vous y soyez revenu.
ERASME - Et je m'aperçois que j'y ai encore quelques amis. Mon bon Froben,
vous qui avez imprimé tant de mes livres…
FROBEN - Restez ici tant que vous voudrez, les passions s'y sont bien calmées.
Le voyage vous a fatigué.
ERASME - Merci… En effet, je suis maintenant un vieillard et je supporte
mal les voyages. Je vous remercie de votre invitation…
FROBEN - Venez vous étendre sur ce fauteuil… Je devine que vous
avez aussi été très affecté par la violence dont
Luther a fait preuve à votre égard.
ERASME - Certes! Nous avions conservé jusque-là des rapports amicaux.
Mais mon livre sur la libre volonté de l'homme a déclenché
sa fureur… Moi qui suis un homme de paix! J'aurais peut-être mieux
fait de ne rien écrire.
FROBEN - On m'a rapporté que Luther aurait dit à ses compagnons
de table: "Je vous ordonne au nom de Dieu d'être les ennemis d'Erasme
et de fuir ses écrits. Je tuerai ce Satan avec ma plume, comme j'ai tué
Müntzer, dont le sang retombe sur moi." …Müntzer, qui a
été abominablement torturé!
ERASME - Oui, le ton de Luther a bien changé. Mais surtout cette terrible
guerre qu'il a déclenchée, la guerre des paysans et toutes les
violences qui ont suivi, c'est cela que je ne peux accepter… J'aurais
bien été à la diète d'Augsbourg, Charles Quint m'avait
invité…
FROBEN - Oui, à Augsbourg, pourquoi n'y avez-vous pas été?
Pour essayer d'arrêter les féroces combats qui se préparent
entre les princes catholiques et les princes protestants, l'empereur Charles
Quint faisait une dernière tentative. Les deux parties étaient
en présence. Ils s'étaient fait les uns aux autres des concessions
appréciables… Les réformés étaient prêts
à reconnaître l'autorité du pape, sous réserve qu'on
les laisse tranquilles, les catholiques prêts à discuter du mariage
des prêtres, ce qui n'est pas une mince affaire, et pourvu qu'on n'oblige
personne… C'est Melanchthon, l'ami de Luther, qui menait les discussions
pour le compte des protestants, avec beaucoup d'adresse.
ERASME - Mais Luther, même de loin, était toujours aussi intransigeant,
et le légat du pape barrait fermement la route. Je n'y suis pas allé…
Peut-être ai-je eu peur du déferlement des passions! Mais j'ai
écrit aux uns et aux autres d'innombrables lettres.
FROBEN - Ça n'est pas la même chose que de leur parler de vive
voix. Vous êtes un conciliateur-né, le défenseur naturel
de la tolérance et de la paix. Vous auriez pu changer le cours de l'histoire.
ERASME - Que vouliez-vous que je fasse devant cette énorme force de la
nature qu'est Luther? Il était prêt pour la guerre… Et devant
le fanatisme du Très Chrétien Charles? Finalement ce fut la rupture
et Charles Quint ordonna aux princes protestants de se soumettre au pape, de
rétablir dans leurs Etats la juridiction épiscopale et de restituer
les biens de l'Eglise. Ce qu'ils ne firent pas, évidemment. Qu'aurais-je
pu, moi, devant ces intransigeances? Et maintenant le grand concile d'Augsbourg
a divisé en deux tronçons le monde chrétien qu'il voulait
réunir. Mes idées ont été refusées, ma vie
est un échec… Voulez-vous me faire plaisir? Parlons d'autre chose,
parlons imprimerie, parlons livres.
FROBEN - Le pape vous propose le chapeau de cardinal…
ERASME - Quelle dérision! Je refuserai. Je veux mourir libre, comme j'ai
vécu. Allons, allons, laissons cela. Menez-moi jusqu'à votre atelier,
que j'y admire vos dernières impressions…
FROBEN - Comme un sirop suave qui nous adoucira la gorge… Eh bien, allons…