Déposé à la SACD
DE GAULLE EN MAI
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par Michel Fustier
(toutes les pièces de M.F. sur : http://theatre.enfant.free.fr )
PERSONNAGES
Le général de Gaulle, le premier ministre Georges Pompidou,
un étudiant, un ouvrier, deux professeurs, l'historien de service.
1 - (à l'Élysée, le 18 mai 68)
L'HISTORIEN DE SERVICE - Le mois de mai 1968 est devenu célèbre.
Pendant plusieurs semaines, la France fut profondément perturbée
par les manifestations des étudiants, mécontents de leurs écoles.
Elle fut aussi paralysée par une grève générale
au cours de laquelle le monde du travail, asservi à des règles
de production très contraignantes, découvrit les bienfaits de
"la parole libérée". Pendant cette période, le
pouvoir, essentiellement aux mains de Georges Pompidou, premier ministre, vacilla.
Mais le général de Gaulle, président de la République,
plutôt effrayé par "la chienlit", fut cependant assez
adroit pour exploiter au bon moment le retournement de la situation et, sans
refuser les enseignements de la révolte, remettre la nation en marche.
Bien que beaucoup s'en défendent, Mai 68 a contribué à
changer profondément le système de valeurs de la nation.
DE GAULLE - Eh bien, Pompidou, que se passe-t-il? Je rentre de ma visite officielle
en Roumanie, que naturellement je ne pouvais pas interrompre. Mais vous m'avez
accablé de coups de téléphone… Encore une fois, que
se passe-t-il?
POMPIDOU - Mon général, les étudiants s'agitent…
Une forte poussée de fièvre… Ils construisent des barricades
et ils jouent à cache-cache avec la police. Assez violemment, je dois
le dire, et un peu partout en France… Nous voulions avoir votre avis.
DE GAULLE - Assez violemment! Des blessés, des morts?
POMPIDOU - Non, pratiquement pas. C'est encore une espèce de grand jeu….
DE GAULLE - Je souhaite que cela le reste. Veillez-y.
POMPIDOU - Ca n'est pas si simple. La Sorbonne est occupée, le théâtre
de l'Odéon aussi…
DE GAULLE - Pompidou, je sais que vous avez la manière.
POMPIDOU - La manière, la manière… Ça va être
d'autant plus difficile de manœuvrer que dans toute la France les ouvriers
menacent de rejoindre les étudiants.
DE GAULLE - Ah, diable, les ouvriers aussi!
POMPIDOU - Et je ne serais pas étonné que nous nous réveillions
un de ces matins avec une véritable grève générale.
DE GAULLE - Pompidou, vous êtes le premier ministre de la France. Je vous
laisse veiller au grain… Je ne vous dis qu'une chose: en toute hypothèse,
gardez votre calme.
POMPIDOU - Jusqu'ici, je n'ai fait que cela. Mais je n'en peux plus de garder
mon calme. Je vais éclater! Cela fait quinze jours que ça dure.
DE GAULLE - Pompidou, maîtrisez-vous! Le temps joue pour nous. Et si les
choses se gâtent, nous ferons un referendum.
2 - (à la porte d'une usine)
L'HISTORIEN DE SERVICE - Comme Pompidou l'avait redouté, le mouvement
s'étendit et l'exemple des étudiants intrigua le monde ouvrier…
L'ETUDIANT - Eh, camarade ouvrier, est-ce que tu n'as pas envie de vivre autrement?
L'OUVRIER - De vivre autrement, camarade étudiant…?
L'ETUDIANT - Tu n'as pas envie de danser sur les pelouses, de jouir sans entraves,
de t'éclater un bon coup?
L'OUVRIER - M'éclater… Moi, j'ai du boulot! Camarade étudiant,
qu'est-ce que tu veux dire?
L'ETUDIANT - Justement, je veux dire que tu es l'esclave d'une production inutile…
et que tu nous entraînes malgré toi dans le cycle infernal de la
fabrication-consommation.
L'OUVRIER - Je n'entraîne rien du tout, c'est plutôt l'inverse…
Je ne comprends pas ce que tu racontes.
L'ETUDIANT - Ça ne m'étonne pas, tu es victime des méfaits
de l'aliénation.
L'OUVRIER - L'aliénation, qu'est-ce que c'est que ça?
L'ETUDIANT - Ca veut dire qu'on te prive délibérément des
fruits de ton travail et qu'on ne te donne même pas le temps de prendre
conscience qu'on te prive délibérément des fruits de ton
travail… Tu n'as donc pas de syndicat pour t'expliquer ça?
L'OUVRIER - Oh, le syndicat, pour expliquer… c'est boulot, boulot. Sont
pires que les patrons. Ils aiment l'ordre!
L'ETUDIANT - Si dans l'atelier les ouvriers arrivaient à faire entendre
leurs protestations ou même simplement leurs questions, cela suffirait
à provoquer une explosion dans l'ensemble du système de production.
Pose ton outil de travail et viens avec nous. Nous passerons des jours et des
nuits à rêver d'une société meilleure. Le bonheur,
le bonheur vécu et partagé, ça ne te fait pas chaud au
cœur?
L'OUVRIER - Si, si, ça me fait chaud au cœur… Le bonheur,
je ne sais pas, mais on pourrait toujours demander une augmentation. C'est une
idée, ça, je vais me mettre en grève.
L'ETUDIANT - Bravo! Mais il ne s'agit pas d'augmentation! Il n'y a plus de salaires,
plus de hiérarchie, plus de chefs, plus d'horaire, plus de contraintes…
Il faut tuer le Père! Nous sommes tous égaux.
L'OUVRIER - Oh, là, là, dis donc! Plus de chefs, plus d'horaires!
Où est-ce que ça nous mène, tout ça?
L'ETUDIANT - Ca nous mène là où, sans le savoir, tu veux
aller. Est-ce que ça ne te plairait pas d'être considéré,
d'être écouté? Ah, la parole libérée! Viens
avec nous, nous allons désembourber l'avenir. Arrête tes machines
et lave-toi les mains…
L'OUVRIER - Touche pas à mes machines…
L'ETUDIANT - Mon ami, mon frère, on va repartir à zéro.
La société doit être repensée de fond en comble.
La civilisation des bourgeois n'en finit pas de crever, nous allons l'achever
et sur ses décombres nous en construirons une plus belle. Viens, nous
allons manifester.
L'OUVRIER - Oui, mais j'aimerais quand même avoir une petite augmentation.
L'ETUDIANT - Tu l'auras, tu l'auras… Ne sois pas terre à terre!
Viens…
3 - (à l'Élysée)
L'HISTORIEN DE SERVICE - Bien qu'il soit devenu illustre pour avoir désobéi,
De Gaulle, dont l'éducation avait été plutôt bourgeoise
et qui n'aimait pas le désordre, fut choqué par ces manifestations.
Mais il n'est pas interdit de penser qu'il chercha à les comprendre…
DE GAULLE - Il y a cependant une chose qui m'intrigue, Pompidou, c'est leurs
slogans. Où donc vont-ils chercher ça? "Sous les pavés,
la plage". Vous qui vous intéressez à la poésie, expliquez-moi.
POMPIDOU - Littéralement cela veut dire qu'ils aspirent à quitter
l'austérité des villes pour aller courir pieds nus sur les plages
ensoleillées.
DE GAULLE - Merci, ça, j'avais compris. Mais encore?
POMPIDOU - Ou plus symboliquement qu'il faut écarter la rigidité
des institutions établies, par exemple l'école, la justice, le
gouvernement… pour trouver une sorte de simplicité et de liberté
naturelle…
DE GAULLE - Vous croyez? Et cela : "Soyez réalistes, demandez l'impossible"…
Je dois avouer que cela ne me déplait pas. Qu'est-ce que ça signifie
pour vous?
POMPIDOU - Probablement qu'ils en ont assez de voir leurs aînés
s'opposer toujours à leurs demandes en leur disant: ça n'est pas
possible, ça n'est pas possible… Une sorte de révolte contre
l'inertie de la société…¨Peut-être veulent-ils
dire aussi que ce serait mieux de faire exactement le contraire de ce qu'on
a l'habitude de faire.
DE GAULLE - Ils n'ont pas tort, je dois dire… Et ça : "Tout
ce qui peut être enseigné ne vaut pas la peine d'être appris"?
POMPIDOU - Ca, c'est contre leurs professeurs. Ils s'emmerdent en classe…
pardonnez-moi, mon général, ils n'apprennent rien, ils voudraient
aller eux-mêmes à la recherche des connaissances.
DE GAULLE - Personnellement, je ne serais pas hostile à une réforme
de l'Université. Et cela encore: "Ne me libère pas, je m'en
charge". Il me semble que nous avons vécu autrefois certaines situations
qui…
POMPIDOU - En effet. Eux aussi, ils ont envie d'être maîtres de
leur destin, libérés…
DE GAULLE - C'est plutôt sympathique! Il y en a une autre qui me plaît
assez, attendez… : "Cours, camarade, le vieux monde est derrière
toi"… S'il n'y avait pas au milieu le mot camarade, qui fait plutôt
gauchiste, je serais assez de cet avis.
POMPIDOU - Mon général, si vous avez envie d'aller manifester
avec eux, ils vous feront certainement une petite place. Mais moi, il faut qu'en
douce je maintienne tout de même un semblant d'ordre, non?
DE GAULLE - Ne vous fâchez pas, Pompidou. Moi aussi, j'aimerais demander
l'impossible… Rien que mes idées sur la participation et l'intéressement,
est-ce que ça n'est pas une sorte d'impossible.
POMPIDOU - Méfiez-vous, il y en a d'autres, que vous ne soupçonnez
pas. Ne faites pas d'imprudence. Je retourne au charbon
4 - (à la terrasse d'un café)
L'HISTORIEN DE SERVICE - Quant à la société française,
elle était partagée et certains professeurs étaient au
fond de l'avis de leurs étudiants…
SECOND PROFESSEUR - Par les temps qui courent, il n'est pas incongru que deux
professeurs osent discuter de pédagogie.
PREMIER PROFESSEUR - Tout à fait! En ce qui me concerne, je suis peut-être
un peu en avance sur mon temps, mais je vais vous expliquer comment je sens
les choses.
SECOND PROFESSEUR - Vous m'obligeriez… Je n'y comprends rien.
PREMIER PROFESSEUR - Je pense qu'il y a deux types de professeurs. D'un côté
les forgerons…
SECOND PROFESSEUR - Les forgerons… Où allez-vous chercher ça?
PREMIER PROFESSEUR - Les forgerons qui considèrent que l'élève
est une sorte de morceau de fer plus ou moins inerte sur lequel il faut taper
à coups de marteau pour lui donner sa forme définitive.
SECOND PROFESSEUR - Vous y allez fort: à coups de marteau!
PREMIER PROFESSEUR - Ca n'est qu'une comparaison. Oui, à coups de marteau
et après l'avoir chauffé au rouge dans la forge pour le rendre
plus malléable. Les coups de marteau, ce sont les cours magistraux, les
programmes obligatoires, les examens guillotine, la tyrannie de la vérité,
le terrorisme intellectuel, l'exclusion scolaire…
SECOND PROFESSEUR - Vous me faites mal rien que d'y penser…
PREMIER PROFESSEUR - Si c'est cela, vous devez souffrir beaucoup! Il y a au
contraire des professeurs qui pourraient être comparés à
des jardiniers.
SECOND PROFESSEUR - A des jardiniers… Quelle idée?
PREMIER PROFESSEUR - L'élève n'est plus alors un morceau de fer
stupide sur lequel on cogne, mais une petite graine à l'intérieur
de laquelle il y a tout ce qu'il faut pour qu'elle puisse grandir, pourvu qu'on
la place dans de bonnes conditions.
SECOND PROFESSEUR – Vous êtes optimiste!
PREMIER PROFESSEUR – Et cette petite graine, qui porte en elle-même
ses secrets, le jardinier n'a précisément pas d'autre chose à
faire qu'à la planter dans une bonne terre, à lui apporter de
l'engrais, de la chaleur, de l'eau, de l'ombre et du soleil, à la débarrasser
de ses pucerons… Et quand il lui a donné tout ce qu'elle demande
et que la plante commence à pousser, il s'accoude, prend son menton dans
sa main et, avec tendresse, la regarde grandir, conformément à
son petit programme intérieur…
SECOND PROFESSEUR – Vous voulez dire que l'élève sait déjà
ce qu'il doit apprendre. Mais alors, les programmes, les examens?
PREMIER PROFESSEUR – Les examens, ce sont la vie elle-même. Si l'élève
se développe heureusement, il cueille les fruits de sa maturité,
ce qui veut dire qu'il réussit sa vie… Mais encore une fois, comparaison
n'est pas raison et ma parabole n'est qu'une parabole. Je pense cependant qu'elle
peut vous apporter quelques lumières sur la révolte de nos étudiants.
SECOND PROFESSEUR – Merci. Je vais y réfléchir.
5 – (à l'Élysée)
L'HISTORIEN DE SERVICE – Evidemment il fallait que tout cela finisse.
Le Général trouva une solution…
DE GAULLE – Pompidou, c'est très joli tout ça. Je ne suis
pas sûr de tout comprendre, mais la nation est paralysée. C'est
la chienlit et même si c'est sympathique, je trouve vraiment que ça
finit par faire un peu beaucoup… J'en ai assez!
POMPIDOU - Mon général, nous ne nous en tirons pas si mal. Il
n'y a pas eu de morts, nous ne sommes pas menacés de guerre civile, le
gouvernement n'a pas été renversé. Et je suis persuadé
que la situation va se retourner.
DE GAULLE - Comment ça, Pompidou?
POMPIDOU - Il n'y a pas de mouvement qui ne s'épuise en se déployant…
Ça dure depuis un mois, ce fameux mois de mai qui va nous rendre si célèbres!
et les Français commencent sérieusement à en avoir assez
de la grève, de la paralysie, des privations, de la saleté, des
affrontements… Pire que tout, il n'y a plus d'essence, ils ne peuvent
plus partir en week-end!
DE GAULLE - Vous voulez dire que l'opinion publique, qui jusqu'ici était
plutôt du côté des rebelles, est prête à basculer?
POMPIDOU - Je le pense. Mon général, savez-vous ce que vous devriez
faire…?
DE GAULLE - Ne me dites pas ce que je devrais faire… Moi aussi, je vais
me prendre mon sort en main et faire ma petite révolution…
POMPIDOU - Mon Général… Mais… Soyez ferme…
DE GAULLE - Soyez tranquille… Je vais prendre acte de la situation, assurer
les rebelles de mon… disons… de mon estime, prononcer l'amnistie
et - c'est la seule solution! - dissoudre l'Assemblé. Quand je veux casser,
moi aussi je casse! Et, compte tenu de ces importants changements, je demanderai
aux Français, d'en tirer les leçons, de se ressaisir et de remettre
la machine en route. Le temps n'en est-il pas venu?
POMPIDOU - Si, bien sûr, mon général.
RAPPEL HISTORIQUE
Les "Événements de mai 68", comme on a coutume de les
appeler, commencèrent à l'université de Nanterre en mars
68. Nanterre était une université "décentralisée",
récemment fondée, sans racines et sans traditions, où les
étudiants ressentaient vivement le décalage qui s'était
creusé entre les cours magistraux traditionnels et leurs aspirations
à la créativité et à l'autonomie. Ils décidèrent
"d'exister" et multiplièrent les actes de rébellion.
Les cours furent suspendus le 2 mai.
Mais déjà la Sorbonne s'agitait et pour prévenir les désordres
le recteur, contre toutes les traditions, demanda l'intervention de la police.
Cette initiative rendit les étudiants furieux. Ils organisèrent
une manifestation monstre au cours de laquelle 500 d'entre eux furent arrêtés.
La police s'était montrée très brutale et le 10 mai les
étudiants se mirent à construire des barricades dans les principales
rues du Quartier Latin. Les affrontements furent très violents…
Le 13 mai, le premier ministre Pompidou s'efforça de calmer le jeu…
Sans succès. Les étudiants avaient déjà occupé
nombre d'universités. Parallèlement, dans cette atmosphère
de contestation générale, des grèves ouvrières et
des occupations d'usines se déclenchèrent ici où là…
Comme à l'université, sont en cause la rigidité des comportements
industriels et l'autoritarisme des chefs… Revendication commune: la "libération
de la parole", l'autonomie... Le mouvement s'étend à la province
Et très rapidement la France entière s'arrête de travailler
et de tous les côtés on se met effectivement à "parler"…
Le monde ne pourrait-il pas être autrement qu'il n'est? La grève
est générale (y compris dans les transports), l'économie
est paralysée et partout se célèbre une sorte de grande
fête de la liberté. "Déjà dix jours de bonheur!"
Cependant les inconvénients matériels de cette situation (pénuries)
se font rapidement sentir et l'opinion, jusqu'ici très favorable à
la contestation, se retourne progressivement. Des négociations sont engagées
entre le premier ministre et les syndicats (25-27 mai). Le général
de Gaulle, président de la République, prend la parole à
la télévision (voir le texte de la pièce) et le 30 mai
se produit une immense contre-manifestation sur les Champs-Élysées.
Bien que des désordres sporadiques se soient produits encore en juin,
le mois de mai se termine. Après avoir sérieusement secoué
leurs professeurs, les étudiants reprennent le chemin de l'université:
rien ne sera plus comme avant. Le monde ouvrier, lui, voit sa situation notablement
améliorée grâce aux "Accords de Grenelle".
Cette grande remise en cause du silence, de l'immobilisme et de l'autorité
marquera pour longtemps les esprits. Elle doit être, au moins partiellement,
considérée comme la source de l'extraordinaire créativité
du monde industriel et des profonds changements de comportements des Français
dans les vingt années qui suivirent.