telecharger au format word

Déposé à la SACD


NIETZSCHE
**

par Michel Fustier
(toutes les pièces de M.F. sur : http://theatre.enfant.free.fr )


PERSONNAGES
Une discussion entre deux personnages:
le premier, le second.


L'HISTORIEN DE SERVICE - Nietzsche est le grand "remetteur en cause" de l'Histoire. Il ne pouvait supporter les vérités toutes faites qui lui étaient proposées et à la fin du dix-neuvième siècle, en Allemagne, l'auteur de Zarathoustra travailla à dynamiter la philosophie, la religion, la morale et d'une façon générale l'ensemble des croyances de son époque. Le transgresseur! Son influence fut immense, non seulement sur le plan intellectuel où il fut un précurseur, mais aussi sur le plan politique, en particulier dans tous les événements dramatiques du vingtième siècle.

LE PREMIER interlocuteur - Ce Nietzsche, c'est un homme tout à fait pas comme les autres!
LE SECOND interlocuteur - Ah oui... Que vous voulez dire? Violent?
LE PREMIER - Violent, Nietzsche, oh non, pas du tout…
LE SECOND - Comment ça, pas du tout?
LE PREMIER - Il n'a jamais fait de mal à personne.
LE SECOND - Heureusement! Alors vous voulez dire débauché, voluptueux?
LE PREMIER - Non, non, austère et pessimiste.
LE SECOND - Mais enfin qu'en diriez-vous vous-même?
LE PREMIER - Je dirais… cela mérite réflexion… Intempestif! Intempestif, oui c'est cela. Toujours là où on ne l'attend pas, impitoyable, fouineur et soupçonneux… Avec un marteau dans la main, et qui va partout taper pour savoir ce qui sonne creux.
LE SECOND - Taper! Vous voulez dire les murs, les planchers, les statues… Les têtes peut-être, par dessus le marché…?
LE PREMIER - Oui, les têtes bien sûr! Mais pas seulement. Les idées aussi, les théories, les religions, les morales…
LE SECOND - C'est insupportable! Est-ce que ça le regarde?
LE PREMIER - Ca le regarde, ça le regarde… Mais non, ça ne le regarde pas. Personne ne lui demande de faire ce qu'il fait! Mais il le fait... Je vous ai bien dit qu'il était intempestif! Et ensuite, avec son marteau, il casse tout ce qui lui semble effectivement sonner creux.
LE SECOND - Diable! Et son marteau est gros?
LE PREMIER - Oui, très gros. Et il tape très fort.
LE SECOND - Intéressant! Donnez-moi des exemples…
LE PREMIER - C'est facile… Nous, par exemple, bourgeois bien élevés, qui sommes les héritiers et les représentants de civilisations millénaires avec lesquelles nous nous sentons en accord et au sein desquelles nous avons bâti nos demeures, il nous appelle "les bons et les justes"…
LE SECOND - Ce n'est pas particulièrement destructeur… Je dirais même que c'est assez flatteur. Faisant abstraction de nos faiblesses personnelles, c'est ce que nous voudrions être.
LE PREMIER - Oui, mais dans sa bouche, c'est terriblement péjoratif. Pour lui, les bons et les justes sont comme de vieilles pendules dans un salon poussiéreux, de vieilles pendules qui font tic-tac et qui appellent ce tic-tac vertu.
LE SECOND - Le voilà qui commence à taper avec son marteau… Si je comprends bien, il ne serait pas loin de nous traiter de pharisiens!
LE PREMIER - Pire que ça! D'imbéciles ventripotents et somnolents… Les bons sont comme de vieux chiens qui sont restés trop longtemps attachés à leur chaîne. Les bons ne savent pas créer, ils sont toujours le commencement de la fin…
LE SECOND - Le commencement de la fin, c'est horrible! Mais alors, s'il récuse notre façon d'agir, quelle est sa proposition pour l'Homme, que doit-il être?
LE PREMIER - Vous voulez dire: où est la vertu?
LE SECOND - Oui. Je vous avoue que je suis troublé…
LE PREMIER - Je vais vous répondre et vous allez être encore plus troublé… La vertu est dans la bonne et sainte violence d'une âme énergique et conquérante. L'Homme pour lui est quelque chose qui doit être surmonté. L'Homme doit devenir un Surhomme, c'est à dire un être aux instincts puissants qui est capable de briser toutes les lois… Voilà pour lui la vertu… Un Surhomme! Le Surhomme est celui qui donne un avenir à la terre, et ceci par la puissance même de sa volonté.
LE SECOND - Par la puissance de sa volonté! Allons bon! Le Surhomme… d'où sort-il ça?
LE PREMIER - Une nouvelle race! Une âme guerrière, l'instinct de faire le mal, le plaisir de contredire. Une race nouvelle pour refaire le monde. Autrefois on disait Dieu. Maintenant on dit: le Surhomme…
LE SECOND - Dieu, avez-vous dit? Dieu qui est notre rocher, la clé de voûte de notre cathédrale… Qu'ose-t-il avancer de Dieu, que signifie cet autrefois?
LE PREMIER - De Dieu, il ne dit rien, car il n'y a plus rien à en dire! Personne ne vous a donc averti, vous ne savez pas que Dieu est mort?
LE SECOND - Dieu est mort! Mais qui lui permet…? C'est amusant!
LE PREMIER - Il se permet à lui-même tout ce qu'il veut car, dit-il, il est le seul qui puisse se juger lui-même… Il récuse tout autre tribunal.
LE SECOND - Quelle impudence…
LE PREMIER - Et il ajoute, à notre intention, que Dieu n'a jamais été que ce que nous pensions qu'il était. Et c'est nous qui l'avons laissé mourir... Ce serait de notre faute! Laissé mourir dans nos esprits. Et lui, il ne fait que le constater, il n'y peut rien: Dieu est mort
LE SECOND - Pardonnez-moi, ce n'est même pas amusant, c'est stupide! Dieu serait mort? Mais Dieu est immortel… Tous les théologiens sont d'accord!
LE PREMIER - Qui s'inquiète encore des théologiens, en dehors des théologiens? Laissez-les s'éteindre tranquillement. Et s'il existait encore des dieux, croyez-vous que notre Nietzsche supporterait de n'être point lui-même Dieu. Donc il n'y a pas de Dieu!
LE SECOND - Il blasphème!
LE PREMIER - Certes… Mais avouez: que resterait-il de notre Dieu et de notre monde si l'on nous coupait la tête avec laquelle nous le pensons? Et il traite Dieu de mauvais ouvrier, de bousilleur. Avec toutes les choses qu'il n'a pas réussies, ce Dieu n'est qu'un potier maladroit qui n'avait pas fini son apprentissage! Mais qu'il se soit vengé sur ses pots de les avoir mal réussis, ajoute-t-il, cela n'est pas du meilleur goût.
LE SECOND - Ses allusions sont déplaisantes… Et votre Nietzsche ne serait-il pas lui-même en ce cas un de ces pots mal réussis, le plus misérable de tous?
LE PREMIER - Laissez, laissez… Ne nous abaissons pas à… Nous avons donc tué Dieu, vous et moi! N'entendez-vous pas le bruit des fossoyeurs qui ont enseveli Dieu, ne sentez-vous encore rien de la putréfaction divine…? Et voici que l'Homme est comme illuminé par une nouvelle aurore, voici que ses vaisseaux peuvent repartir, que la mer de nouveau lui ouvre toutes ses étendues.
LE SECOND - C'est un poète, rien qu'un poète qui se paye de mots!
LE PREMIER - Quant aux prêtres de Dieu…
LE SECOND - Après Dieu, les prêtres! Nous aurions dû nous en douter.
LE PREMIER - Quant aux prêtres de Dieu, ce sont des malades et des moribonds qui veulent qu'on croie en eux, qui décident que le doute est péché… Et dont la suprême jouissance est de s'ériger en juges et de condamner!
LE SECOND - Il faut bien que l'homme soit jugé, encore une fois!
LE PREMIER - Personne n'est le juge de personne, et surtout pas les prêtres, qui sont des fourbes vindicatifs, dénégateurs du monde et profanateurs de l'Homme. Pour que les hommes puissent croire en eux, il faudrait que les prêtres leur chantent des chants meilleurs et que leurs disciples aient l'air un peu plus sauvés.
LE SECOND - Vous êtes cruel! Eux qui n'ont jamais le moindre doute, qui sont toujours si sûrs d'eux-mêmes!
LE PREMIER - Mais écoutez encore ceci: il était bon à l'origine d'être un loup et mauvais d'être un agneau. Mais les prêtres ont inversé les choses et il est devenu bon d'être un agneau. La faiblesse est devenue bonté, quelle perversion! C'est une inversion de toutes les valeurs. Au contraire, c'est la force qui est la bonté! Vivre, c'est rejeter loin de soi tout ce qui veut mourir, se débarrasser des faibles et des malades. C'est le loup qui est bon. Le loup ne mange pas l'agneau par méchanceté mais simplement parce que, pour vivre, il a besoin de la chair des agneaux, c'est tout!
LE SECOND - Il délire, c'est évident… Mais j'ai l'impression que vous vous y laissez prendre…
LE PREMIER - J'ai beau résister, c'est lui qui malgré moi me communique un peu de son éloquence, car il est éloquent, n'en doutez pas. Le Surhomme donc…
LE SECOND - Oui, le Surhomme?
LE PREMIER - Quand bien même le Surhomme serait de la race des vengeurs, des sectaires, des voluptueux, des coléreux, toutes ses passions chez lui finiraient par devenir des vertus. Car pour s'élever haut dans le ciel, ses racines doivent s'enfoncer profondément dans les profondeurs, dans le mal. Quant à la guerre… Naturellement, le Surhomme ferait la guerre! Quant à la guerre…
LE SECOND - Quant à la guerre…?
LE PREMIER - Quant à la guerre, sachez que ce n'est pas la bonne cause qui sanctifie la guerre, c'est la guerre qui sanctifie toute cause!
LE SECOND - Allons donc, répétez, j'ai peur de n'avoir pas compris!
LE PREMIER - La guerre sanctifie toute cause, la guerre est féconde… Les bons et les justes étaient le commencement de la fin mais, la guerre est le commencement de tout. Tout renaît par la guerre…
LE SECOND - C'est scandaleux! Voilà justifiés tous les dictateurs en mal de pouvoir. Où allons-nous? Cet homme est de la dynamite… Il me semble pourtant que dans l'Évangile…
LE PREMIER - Surtout ne lui parlez pas de l'Évangile. Paradoxalement il avait de l'admiration pour cet Hébreu qu'était Jésus, car il pensait que, s'il n'était pas mort si jeune, il aurait volontiers reconnu ses erreurs et se serait rétracté. Mais l'Évangile est sa bête noire. Il lui paraît être à l'origine de toutes nos faiblesses. L'Evangile refuse la vie, glorifie la résignation, la douleur et la mort. Le Surhomme, lui, ne veut pas le royaume des cieux, mais le royaume de la terre.
LE SECOND - Voilà décidément que sont brisées toutes nos valeurs… Brisées? Plutôt réduites en poudre. Il n'en reste rien, le vent les emportera… Et vous me disiez tout à l'heure que cet homme n'est pas violent…
LE PREMIER - J'avais tort: ses pensées sont violentes! Mais, en ce qui le concerne, il mène la vie la plus discrète et la plus malheureuse que l'on puisse imaginer. Il n'est pas du tout un Surhomme, il est pauvre, il est malade, il n'a accompli aucun exploit, il n'a jamais commis aucun acte de bravoure, il ne s'est pas enrichi, il n'a pas eu de famille, ni d'enfants. Bref, comme il le dit lui-même, il n'existe presque pas… Et maintenant son esprit est troublé, il commence à délirer…
LE SECOND - A délirer! Mais alors, pourquoi m'avoir si longuement parlé de lui?
LE PREMIER - Je m'interroge moi-même… Je crois que c'est parce que, en dépit de tout, il me fascine. Lui, faible entre les faibles, l'audace de sa pensée me fascine.
LE SECOND - Expliquez-vous… Cette fascination…
LE PREMIER - Ou plus exactement, je l'écoute parce qu'il m'a enseigné que rien n'est sacré et qu'avant d'accepter quelque vérité que ce soit, présentée comme telle, il fallait que je la sonde, que je la passe au crible… On ne saurait trop se défier des vérités! J'aime cela.
LE SECOND - Ne faut-il jamais faire confiance?
LE PREMIER - Non. Toc, toc, avec mon petit marteau je tapote… pour savoir si ce que l'on me raconte est juste. C'est une grande leçon. Avec mon petit marteau… Ou, si vous voulez une autre métaphore, je descends avec une torche à la main pour explorer les obscures et branlantes fondations de toutes mes croyances.
LE SECOND - Mais vous, croyez-vous tout ce qu'il raconte?
LE PREMIER - Je m'en défends. Il y a dans ses pensées des choses qui me font horreur et bien que je redoute que l'Histoire lui donne raison, j'essaye de me tenir à distance… Non, mais ce que j'ai retenu, c'est son audace et sa méthode… pour voir ce qu'il allait me rester de mes propres idoles.
LE SECOND - Et qu'en reste-t-il?
LE PREMIER - Plus grand-chose… Mais ne me plaignez pas: jamais je ne me suis senti aussi libre.

RAPPEL HISTORIQUE

Friedrich Nietzsche naquit en Allemagne en 1844 dans une famille de pasteurs protestants. Il étudia la philologie et devint très jeune professeur de grec à l'université de Bâle. Mais ayant, selon une hypothèse qui expliquerait bien des choses, contracté la syphilis, sa santé se dégrada rapidement et il fut obligé d'abandonner l'enseignement. Il mena alors une vie errante et difficile entre le sud de l'Allemagne, la Suisse et l'Italie. Malgré de fréquents épisodes maladifs très douloureux, il écrivit alors nombre de livres-pamphlets où il remit en cause l'ensemble des croyances de la civilisation à laquelle il appartenait. Leurs titres en sont la plus convaincante démonstration, une déconstruction avant l'heure: Considérations inactuelles, Humain trop humain, Généalogie de la morale, L'Antéchrist, Par-delà le bien et le mal, Le gai savoir, Le crépuscule des idoles, Ainsi parlait Zarathoustra, Ecce Homo… D'après certains de ses biographes, la maladie qui le minait aurait exacerbé ses fonctions intellectuelles et lui aurait donné une exceptionnelle lucidité… En 1889 cette maladie eut définitivement raison de lui et il sombra dans la folie. Il mourut en 1900.
Nietzsche n'a pas de système, il n'a jamais écrit de somme philosophique. Il procède dans ses livres par aphorismes, c'est à dire par de courtes affirmations ou de brefs développements, parfois contradictoires, qui sont comme autant de pains de plastic qu'il place judicieusement aux points faibles des convictions communes. Voici quelques points importants de sa vie et de sa doctrine:
Le Surhomme. Nietzsche rêve d'une nouvelle race d'hommes, énergiques et affranchis de toute morale, qui prendraient en charge la re-création du monde. Paradoxalement le Surhomme est à la fois souverainement bon et totalement violent… Frédéric II de Hohenstaufen (un empereur libre-penseur du treizième siècle qui osa s'opposer à la papauté) lui apparaît comme le prototype du surhomme.
La mort de Dieu, particulièrement évoquée dans Zarathoustra. Nietzsche constate que les études théologiques et philosophiques menées depuis l'origine du christianisme ont fini par donner à l'esprit de l'homme une capacité critique telle qu'il a été capable, ou plutôt qu'il a été logiquement conduit à découvrir que l'objet de son adoration n'était qu'une création de son esprit.
La violence. Cent ans avant l'événement Nietzsche avait quasiment décrit ce que serait le nazisme. Le rêve innocent d'un poète timoré allait devenir une terrible réalité: l'intensité dans l'action, la guerre, la domination de l'Europe par la "race aryenne", la disparition de la morale, la destruction des faibles ou des déviants, le mépris de la vie... Dans quelle mesure Nietzsche en porte-t-il la responsabilité? Beaucoup ont tenté de l'en exonérer…
Paradoxalement Nietzsche, l'Allemand, qui n'aime pas l'Allemagne, témoigne à l'égard des Juifs d'une grande admiration: "Les ressources spirituelles et intellectuelles des Juifs d'aujourd'hui sont extraordinaires… Tout Juif trouve dans l'histoire de ses pères une mine d'exemples de sang-froid et de ténacité, les ruses les plus subtiles pour tromper le malheur. Leur courage, leur héroïsme surpassent les vertus de tous les saints… Ils n'ont jamais cessé eux-mêmes de se croire voués aux plus grandes choses…"
Nietzsche et Wagner... Bien que Wagner ait été le plus âgé des deux, l'histoire commence par une séduction réciproque. Mais bientôt Nietzsche prend de la distance et malgré son admiration critique violemment Wagner. Pour quatre raisons principales: la suffisance du personnage, le caractère non-articulé de sa musique (la mélodie continue), le battage, médiatique et vulgaire, fait autour des représentations de ses opéras à Bayreuth, enfin son antisémitisme affiché. Carmen, de Bizet, l'antithèse des opéras de Wagner, est au contraire le modèle lumineux proposé par Nietzsche.
La pensée de Nietzsche est foisonnante et contradictoire… Mais Il est impossible de ne pas reconnaître que la métaphysique, la sémantique, la psychologie, la sociologie, la morale et les religions ont dû intégrer les perspectives nouvelles dans lesquelles il nous a placés.