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Déposé à la SACD

LES PECHES DES ROIS

par Michel Fustier
(toutes les pièces de M.F. sur : http://theatre.enfant.free.fr )


PERSONNAGES
Louis XIV, l'ombre de Fénelon, archevêque de Cambrai,
Le père Le Tellier, confesseur du roi, l'Historien de service.


L'HISTORIEN DE SERVICE - Louis XIV fut un grand roi. Et curieusement, un roi finalement pieux.... Sur son lit de mort, sa jambe gangrénée, qui empestait tout Versailles, le fit souffrir pendant plusieurs semaines. Naturellement, lorsqu'il sentit qu'il allait mourir bientôt, il se confessa... Il avait son confesseur attitré, le père Le Tellier, de la Compagnie de Jésus. Il avoua ce qu'il avait l'habitude d'avouer...
LE PERE LE TELLIER - Maintenant, vous pouvez aller. Vous avez satisfait à toutes les obligations de l'Eglise. Je vous laisse. Vous verrez qu'après cette confession, vos nuits seront beaucoup plus calmes. On a toujours intérêt à être en paix avec sa conscience...
LOUIS XIV – Je vous remercie, mon révérend père, de vos bons soins. Je me sens déjà mieux.
LE PERE LE TELLIER - J'oubliais... Si au cours de la nuit il vous revenait en mémoire quelque oubli, notez-le et nous ferons alors une sorte d'additif, un... post-confessionem..


L'HISTORIEN DE SERVICE - Et le confesseur d'en alla avec le sentiment du devoir accompli. La nuit qui suivit, le Roi eut... mais était-ce un rêve? Il sursauta...
L'OMBRE DE FENELON - Tu n'as pas tout dit... Allons, allons; Il faut dans ces choses être complètement honnête.
LOUIS XIV - Qui es-tu?
L'OMBRE DE FENELON – Je ne suis qu'une pauvre ombre errante... Je viens te visiter. C'est moi qui un jour t'écrivit des lettres sévères...
LOUIS XIV – Des lettres sévères... Je vois... Mon Dieu, secourez-moi, C'est Fénelon! Non, je ne les ai pas lues, je n'ai pas eu le temps de les lire, je les ai oubliées... Hors d'ici, maudit archevêque!
L'OMBRE DE FENELON - Officiellement, oui, tu les as oubliées. Mais dans ton for intérieur, pour employer une de tes expressions... tu sais très bien ce qu'elles te disaient. De toute façon, je suis venu te rafraichir la mémoire.
LOUIS XIV - Va-t'en, je te dis...
L'OMBRE DE FENELON - Il faut, pour qu'une confession soit valide, qu'elle soit complète.
LOUIS XIV – Pourtant, mon confesseur...
L'OMBRE DE FENELON - Je sais ce que tu as dit à ton confesseur. Tu n'as pas fait le compte exact de tes péchés.
LOUIS XIV - Que veux-tu dire?
L'OMBRE DE FENELON - Je veux dire que ceux qui t'ont élevé ne t'ayant appris, pour gouverner ton peuple, que la défiance, la jalousie, l'éloignement de la vertu, la crainte de tout mérite éclatant, le goût des hommes serviles, la suffisance, l'attention à ton seul intérêt...
LOUIS XIV - Ce ne sont pas des péchés... des défauts peut-être, mais pas des péchés! Et puis ça peut se discuter. Je ne vais pas me laisser faire!
L'OMBRE DE FENELON – Les défauts ne sont pas des péchés, mais... ce qu'il résulte de ces défauts, si, ce sont des péchés. Des péchés qui, comme des poissons, mordent aux hameçons de tes défauts, en ligne les uns après les autres, par dizaines, par centaines. Depuis le début de ton règne, tu as mis de côté les règles de l'Etat, on n'a plus parlé que du Roi et de son bon plaisir.
LOUIS XIV - Oui, mon bon plaisir. Si mes plaisirs sont bons, ils ne peuvent être mauvais...
L'OMBRE DE FENELON - Je ne pensais pas que les jésuites t'avaient à ce point tordu l'entendement! Tu as poussé tes revenus et tes dépenses à l'infini. Tu as appauvri la France entière, afin d'introduire à la cour un luxe monstrueux et incurable. Tu as voulu t'élever sur les ruines de toutes les institutions reconnues, comme si tu pouvais être grand en ruinant tes sujets, sur qui ta grandeur est fondée. Et cela serait innocent?
LOUIS XIV - Ce ne sont que des mots...
L'OMBRE DE FENELON - Et tes guerres, ne sont-elles que des mots? Non, elles sont du sang! Par exemple, tu as entrepris, en 1672, la guerre de Hollande, pour ta gloire... et pour punir les Hollandais, qui avaient fait quelque raillerie à ton sujet. Je cite en particulier cette guerre, parce qu'elle a été la source de toutes les autres. Elle n'a eu pour fondement que ton désir de domination et de vengeance, ce qui ne peut jamais rendre une guerre juste: d'où il s'ensuit que toutes les frontières que tu as étendues par cette guerre sont injustement acquises.
LOUIS XIV - Justes, injustes, tu n'en sais rien... Qui t'a donné le droit de te prononcer sur des affaires de cette envergure... L'intérêt supérieur...
L'OMBRE DE FENELON – Si seulement je pouvais te faire douter! Sire, tu as passé ta vie entière hors du chemin de la vérité et de la justice, et par conséquent hors de celui de l'Évangile. Tant de troubles affreux qui ont désolé l'Europe depuis plus de quarante ans, tant de sang répandu, tant de scandales commis, tant de provinces ravagées, tant de villes et de villages mis en cendres, qui sont les funestes suites de ces guerres, entreprises encore une fois pour ta seule gloire. Examine, sans te flatter, avec des gens de bien, si tu peux garder tout ce que tu possèdes selon les traités auxquels tu as réduit tes ennemis par des guerres si mal fondées.
LOUIS XIV - Le roi n'a qu'un seul juge, qui est Dieu, dont je suis le représentant sur terre et que, pour ma part, je prétends connaître fort bien....
L'OMBRE DE FENELON - Un Dieu que vraiment ta Majesté connaît fort mal, pardonne-moi... Et cette autre guerre en Allemagne et un peu partout, je ne fais pas le détail, où tu as fait mourir beucoup plus de régiments que tu n'y as gagné de batailles et où tu as toujours voulu accorder la paix en maître, et imposer tes conditions, ce qui, au lieu de les régler les choses avec équité et modération, ne faisaient que les envenimer davantage... Comme si tu avais voulu en achevant une guerre préparer la suivante...
LOUIS XIV - J'ai toujours été très maître de moi et me suis toujours comporté avec beaucoup de retenue, de lucidité et de dignité. J'ai toujours su ce que je faisais...
L'OMBRE DE FENELON - Pour ne rien dire de cette guerre de Succession d'Espagne que tu as déclenchée pour conserver à ton petit-fils le trône de ce pays.... Oh, les pièges du pouvoir et de la gloire! Tu viens à grand peine de sortir de cette guerre. Avoue qu'elle fut inopportune, stupide et destructrice, ce qui porte à une sorte de comble... ou plutôt ce qui vient de marquer à jamais ton front des signes de la vanité, de la folie et de la cupidité.
LOUIS XIV – (un temps) Je ne croyais pas le roi si faible que l'on put impunément lui dire cela.
L'OMBRE DE FENELON - Je pourrais davantage encore...
LOUIS XIV – Tu profites de... Tu es sans pitié...
L'OMBRE DE FENELON – Cependant que tes peuples, que tu aurais dû aimer comme tes enfants, et qui ont été jusqu'ici si passionnés pour toi, meurent de faim. La culture des terres est presque abandonnée, les villes et les campagnes se dépeuplent, tous les métiers languissent et ne nourrissent plus les ouvriers. Tout commerce est anéanti. Tu as détruit la moitié des forces réelles du dedans de ton État, pour faire au-dehors de vaines conquêtes. Au lieu de tirer de l'argent de ce pauvre peuple, il aurait fallu lui faire l'aumône et le nourrir. La France entière n'est plus qu'un grand hôpital désolé et sans provisions. Les magistrats sont avilis et épuisés. La noblesse appauvrie ne vit que ce que tu appelles tes largesses, au point que tu te déclares toi-même importuné de la foule des mécontents qui ne cessent de mendier. C'est toi, Sire, qui t'es attiré tous ces embarras. Comment pourraient-ils faire autrement, car, tout le royaume ayant été ruiné, tu as tout entre tes mains, et personne ne peut plus vivre que de tes dons. Voilà ce grand royaume si florissant, sous un roi qu'on nous dépeint tous les jours comme faisant les délices du peuple, et qui, empoisonné par des conseils flatteurs, a fini par être l'objet de la détestation de ce même peuple.
LOUIS XIV - Tu veux me faire mourir...
L'OMBRE DE FENELON - Tu n'as pas besoin de moi pour ça... Jusqu'ici, tout le monde a vu ce que je viens de dire et toi seul, comme avec un bandeau sur les yeux, tu te refuses à le voir, toi que Dieu n'a mis au monde que pour le bien de ton peuple. Ce n'est pas parce qu'un acte est licite qu'il est innocent. Les vrais péchés ne sont pas où l'on pense... Les vrais péchés ne sont pas inscrits dans nos catéchismes. Dieu pardonne beaucoup de faiblesses et beaucoup de maîtresses, et beaucoup de goinfreries, et plus encore, et davantage, et tout ce que tu voudras: il n'attache à tout ça pas beaucoup d'importance! Mais il ne peut te pardonner d'avoir manqué à ton devoir d'état et d'avoir été pour ton peuple un si mauvais roi. Un si mauvais roi...
LOUIS XIV - Que me reste-t-il donc à faire?
L'OMBRE DE FENELON - Demande à ton confesseur, qui justement revient te voir en ce petit matin, comme lui-même pris de remords...

L'HISTORIEN DE SERVICE –En effet, avant même que les pots de chambre de la nuit n'aient été vidés, le père Le Tellier se fit annoncer.
LOUIS XIV – Vous arrivez bien, mon père... J'ai l'impression d'avoir rêvé...
LE TELLIER – Vous aussi! Majesté, j'ai été tracassé cette nuit... J'ai peur d'avoir mal entendu votre confession! Pour que vous soyez parfaitement en règle, j'ai pris sur moi de rédiger ce petit texte, qu'il serait bon que, comme une sorte de complément à votre confession d'hier, vous lisiez en public... Pour en dissimuler le dessein véritable, il est adressé à votre arrière-petit-fils, qui doit vous succéder et prendre sur ses épaules le fardeau dont vous le chargez...
LOUIS XIV - Laissez-moi voir... "Mignon"... Est-ce que ce n'est pas un peu familier?
LE PERE LE TELLIER – Peut-être, mais cela touchera les cœurs... Il est à peine âgé de cinq ans.
LOUIS XIV – Vous avez raison: "Mignon, vous allez être un grand roi, mais tout votre bonheur dépendra d'être soumis à Dieu et du soin que vous mettrez à soulager vos peuples." ...Je vous lis mal...
LE PERE LE TELLIER – J'ai pourtant écrit cela avec beaucoup d'application!
LOUIS XIV - Ah si: "Il faut pour cela que vous évitiez autant que vous le pourrez de faire la guerre. La guerre est la ruine de peuples..."
LE PERE LE TELLIER - Pour tous ceux qui vous entendront, ce sera une noble recommandation faite à votre petit successeur... Mais je ferai en sorte qu'aux yeux de Dieu cela apparaisse comme l'expression d'un vrai repentir. Votre confession ainsi sera complète et vous ouvrira le Paradis.
LOUIS XIV – Je comprends! Je continue: " ... La guerre est la ruine des peuples. Ne suivez donc pas les mauvais exemples que je vous ai donnés sur cela. J'ai souvent entrepris la guerre trop légèrement et l'ai soutenue par vanité..." N'est-ce pas un peu exagéré? Par vanité!
LE PERE LE TELLIER - Je ne le pense pas, Majesté...
LOUIS XIV – Si vous ne le pensez pas... "Ne m'imitez pas, mais soyez un prince pacifique et que votre principale préoccupation soit de soulager vos sujets." Cela est très bien! Il faut oser dire les choses.
LE PERE LE TELLIER - Ce jour de votre mort, vous pouvez sans crainte parler de cette façon. Cela ne vous engage guère et personne n'en rira... Au contraire!
LOUIS XIV – Vous avez raison! Je fais mien se beau texte et vous remercie... Je le lirai tantôt devant la Cour. Dieu sera content.


RAPPEL HISTORIQUE
Ce texte emprunte presque tout à une lettre qu'en 1693, Fénelon, archevêque de Cambrai, eut l'audace d'écrire à Louis XIV. Contre Bossuet, partisan en religion de la force et de la certitude, Fénelon avait pris le parti d'un christianisme de douceur et d'intuition, ce qui le rapprocha des petits et des humbles... Quoique gouverneur du duc de Bourgogne, arrière-petit-fils du Roi et son successeur, Fénelon trouva finalement cette lettre tellement sévère qu'il n'osa pas la remettre directement au roi. Il la confia aux bons soins de madame de Maintenon. Ainsi nul n'est sûr que le roi l'ait vraiment lue. Quant au message à son petit-fils, il est retranscrit et fut effectivement lu en public par le roi. Fénelon étant mort quelques mois avant le Roi, il n'est pas, impossible, dramatiquement parlant, que son ombre (ou son fantôme) soit venue hanter l'agonie du Roi.