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LA RETRAITE DE RUSSIE

Michel Fustier
(toutes les pièces de M.F. sur : http://theatre.enfant.free.fr )


PERSONNAGES
L'historien de service, Napoléon, le Tsar de Russie Alexandre I,
le général russe Koutousov, le général russe Barclay de Tolly,
Caulaincourt, aide de camp de Napoléon.

1 – Mobilisation contre la Russie.
L'HISTORIEN DE SERVICE - La grande ennemie de Napoléon, c'est l'Angleterre. Napoléon est le maître de l'Europe, mais il n'a pas réussi, en 1805 à envahir l'Angleterre, qui a d'autre part a vaincu la flotte française à Trafalgar. Le seul moyen que Napoléon ait trouvé pour atteindre l'Angleterre, c'est de décréter contre elle le "Blocus continental", c’est-à-dire interdire à l'Europe de commercer avec elle. Cela devait la ruiner bien mieux que toute espèce de guerre... Mais aujourd'hui, en 1812, la Russie se montre toujours rétive et refuse de boycotter les marchandises anglaises. Napoléon ne peut plus le supporter. Il fait appeler Caulaincourt, son grand écuyer...
NAPOLEON - Il faut absolument empêcher le Tsar de tourner notre blocus. Maintenant que nous avons établi dans le nord, à Dantzig, un dépôt de vivres, d'armes et de munitions, nous allons pouvoir le ramener vigoureusement à la raison...
CAULAINCOURT – Sire, encore faudrait-il que leur raison ressemble à la nôtre! Mais Dantzig est sur la Baltique, tout au nord de l'Europe! Et la Russie est un immense pays, mais c'est un pays aussi lointain qu'immense... Jusqu'où voulez-vous aller?
NAPOLEON - Je n'en sais rien, Caulaincourt. Je veux les battre. De toute façon j'ai aboli les distances. Le tout est maintenant de rassembler les armées que j'ai discrètement levées aux quatre coins de l'Europe... Nous en avons à faire venir d'Italie, de Pologne, de Westphalie, de Saxe, de Prusse...
CAULAINCOURT – De Prusse! J'espère que les Prussiens ne nous en veulent pas trop de les avoir battus à Iéna... Cela ne me fait rien présager de bon.
NAPOLEON - Et aussi de Bavière, d'Autriche...
CAULAINCOURT – Les Autrichiens pourront-ils, eux, oublier sur nous les avons battus à Wagram?
NAPOLEON - La roue tourne, Caulaincourt, la roue tourne... Je continue: faire venir aussi des armées de Pologne, du Wurtemberg, du Danemark,... Et puis naturellement toute notre armée à nous...! Et encore plus la Garde... je veux dire et la vieille Garde et la jeune Garde... Tout cela nous fera une "Grande Armée ", bien française. Le tout est de les rassembler avant l'été sur le Niémen, à la frontière de la Russie... Il faut qu'ils arrivent en même temps. Enfin, pas tous en même temps, cela ferait une foutue pagaille. Y avez-vous pensé, un total d'environ 700 000 hommes et 200 000 chevaux... Donc, échelonnez et répartissez-les convenablement. Voyez ça avec les maréchaux.
CAULAINCOURT - Je vais faire partir les dépêches... Rien d'autre?
NAPOLEON - Si cependant, surtout pour ceux qui viennent d'Espagne, une paire de chaussures aux pieds et trois dans le sac, pensez-y!
CAULAINCOURT - Si nous nous aventurions jusqu'à Moscou, cela leur fera au moins trois mille kilomètres à marcher....
NAPOLEON – Plus encore! Vous savez comment ils font? Ils vont en rangs de trois et celui qui est au milieu continue à marcher en dormant, soutenu par les deux autres... Et ils se relayent. Comme ça, ils ne s'arrêtent jamais. On peut très bien dormir en marchant, ou marcher en dormant, comme vous voudrez!

2 – La tactique russe
L'HISTORIEN DE SERVICE – En 1812, Napoléon est donc entré en Russie avec des forces considérables... De huit cent mille à un million de soldats, selon ce qu'on prend en compte. Mais voilà que pour éviter de s'exposer tout de suite à la grande bataille dans laquelle Napoléon l'aurait rapidement vaincue, l'armée russe se dérobe adroitement devant lui. L'une pourchassant l'autre, ils ont déjà parcouru près de 900 kilomètres,... L'armée française s'est laissé entraîner. Jusqu'où iront-ils? Ils ont passé Vilna, ils passent Minsk, ils passent Smolensk... Ils sont à une centaine de verstes de Moscou... les souliers ont déjà été ressemelés deux fois! Le Tsar Alexandre, le général Barclay de Tolly, qui jusqu'ici a commandé en chef l'armée russe, et le général Koutousov, qui vient de mener une guerre en Turquie, délibèrent...
LE TSAR ALEXANDRE - Koutousov, nous vous attendions...
LE GENERAL KOUTOUSOV - Mes hommages, Majesté! Et vous cher Barclay, mes amitiés...
LE TSAR ALEXANDRE – Tenez-vous encore le coup après votre campagne victorieuse contre les Turcs?
LE GENERAL KOUTOUSOV - A mon âge, on n'est jamais fatigué... Ou alors on l'est toujours. Moi aussi, j'attendais, avec impatience de vous rejoindre. Les Français, c'est autre chose que les Turcs! Laissez-moi quand même m'asseoir... Je souffle! Et alors où en êtes-vous?
LE TSAR ALEXANDRE - Barclay, faites le point de la situation.
LE GENERAL BARCLAY - Donc, Napoléon est entré en Russie par Vilna, après avoir passé le Niémen. D'un côté comme de l'autre, nous avons eu beaucoup de peine à retenir nos fougueux officiers de livrer sur le champ une grande bataille frontale... La revanche d'Austerlitz! Mais, les batailles frontales, Napoléon n'a pas l'habitude de les perdre. Aussi le Tsar a choisi – et j'étais dix fois de son avis – de faire retraite en laissant les Français s'épuiser à nous poursuivre: ce qu'ils ont fait avec une extraordinaire imprévoyance.
LE TSAR ALEXANDRE - Napoléon, lui-aussi, aurait voulu nous forcer à la bataille. Mais, à voir les Français nous poursuivre sous le soleil de l'été – nous sommes en juillet -, désorientés à travers des campagnes que nous avions pris soin de dévaster, abandonnant en route des hommes affamés, épuisés, blessés ou découragés... des déserteurs aussi, perdant à nous poursuivre plus de soldats que nous n'en aurions pu leur en enlever dans la plus meurtrière des batailles... Alors, pourquoi nous y risquer? Nos vastes plaines sont bien plus destructrices que nos canons... Et puis la Russie est tellement grande, nous avons tout ce qu'il nous faut pour reculer!
LE GENERAL BARCLAY – D'autre part, notre armée, elle, a fait une retraite parfaite, harcelant l'ennemi, emportant ses blessés, ne perdant dans l'aventure ni un canon ni un bouton de culotte... Et devant l'ennemi nous avons en effet tout brûlé... Les Français d'ailleurs ne sont plus que 120 000! Il est vrai qu'ils ont aussi laissé des garnisons un peu partout sur leur chemin. Maintenant...
LE TSAR ALEXANDRE - Maintenant, il y a un problème... Je viens d'en parler avec Barclay en vous attendant, Koutousov. Pour l'honneur de la Russie, nous ne pouvons pas, si proches de Moscou, ne pas nous retourner contre nos poursuivants et offrir au peuple russe cette grande bataille rangée qu'il désire tant et que nous craignons encore plus. Vous arrivez à temps, Koutousov pour en prendre le commandement... Barclay, expliquez-lui ça vous-même.
LE GENERAL BARCLAY - Général Koutousov... je me flatte d'avoir assez bien conduit cette retraite difficile. Mais mes ancêtres étaient Ecossais et je suis né dans une famille récemment immigrée. La Russie se méfie de moi... Vous, vous appartenez depuis toujours à la veille noblesse russe, le peuple vous connaît, vous avez une longue carrière militaire derrière vous, vous venez de vaincre les Turcs... Pour toutes ces raisons, j'ai demandé au Tsar qu'il vous... demande, tout épuisé que vous soyez, de vous mettre à la tête de l'armée pour conduire cette bataille que nous ne pouvons pas ne pas livrer.
LE GENERAL KOUTOUSOV – Je ne sais pas si... J'ai près de soixante-dix ans, je suis borgne et bedonnant, je me tiens mal à cheval... Vous voyez comment je me suis affalé sur cette chaise!
LE GENERAL BARCLAY - Mais vous êtes vénéré par le peuple, les soldats ont confiance en vous... Cela suffit.
LE GENERAL KOUTOUSOV – Livrer cette bataille perdue! (long silence) Bien, Majesté... Le militaire n'est pas toujours de l'avis du politique. J'aurais préféré poursuivre la retraite... D'autre part, sachez que je ne suis pas d'avis d'écraser complètement les Français, car ce sont les Anglais qui prendraient leur place en Europe et ce serait bien pire.... Mais puisque vous... me le demandez... bien, cette bataille, Majesté! bien, je la conduirai du mieux que je pourrai.


3 – Les Français à Moscou
L'HISTORIEN DE SERVICE - La grande bataille a eu lieu, très meurtrière et très incertaine, à Borodino... bataille que les Français appellent La Moskova. Mais Koutousov n'a pas réussi à arrêter les soldats de Napoléon, qui se sont remis en route pour atteindre Moscou, dont ils ne sont maintenant qu'à quelques kilomètres... Que vont faire les Russes? Ils n'ont qu'une armée, qui vient, sinon d'être battue, du moins de perdre quarante mille hommes. Ils ne peuvent risquer une nouvelle bataille rangée devant Moscou: s'ils la perdaient, ils auraient perdu la guerre.
L'empereur Alexandre décide donc d'abandonner aussi Moscou, de poursuivre la retraite, et de laisser l'armée française s'épuiser elle-même.
Comme la seule route possible passe par Moscou, l'armée en retraite de Koutousov traverse la ville. Elle est à bout de forces. Elle est suivie de la presque totalité de la population. Quand les Français arrivent, la ville est déserte... Bien plus, on y a mis le feu. Les pompes à incendie ont été enlevées, les prisons ouvertes... ce sont des indices qui ne trompent pas, l'incendie est volontaire. La capitale de la grande Russie brûle longtemps, comme une grande torche. Quant aux soldats français, bien qu'ils aient à défendre leur réputation, ils pillent consciencieusement ce que le feu a négligé.
D'autre part, Napoléon a écrit au Tsar Alexandre pour lui dire qu'une fois sa capitale prise, la guerre est achevée, et qu'il n'a plus, selon les règles en vigueur dans la bonne société, qu'à capituler et demander la Paix. Le Tsar Alexandre ne le fera jamais... Napoléon attendra vainement. Alexandre sait ce qu'il fait.


4 – Napoléon s'attarde à Moscou
L'HISTORIEN DE SERVICE - Une fois les incendies calmés, Napoléon a pris logement au Kremlin. Comme toujours, Caulaincourt est auprès de lui...
NAPOLEON - Cette odeur de fumée est tout de même insupportable... Fermez la fenêtre s'il vous plaît, Caulaincourt!
CAULAINCOURT - S'il n'y avait que l'odeur des incendies...! La ville pourrit sur place... Et vous, Sire, voilà trois jours que vous vous êtes laissé aller sur ce canapé à lire de mauvais romans!
NAPOLEON - Que voulez-vous que je fasse d'autre? J'attends qu'Alexandre me réponde... Mauvais roman, non, c'est l'histoire de Charles XII, par Voltaire. Charles XII de Suède a longtemps fait la guerre aux Russes, il les connait bien, ça m'intéresse.
CAULAINCOURT - Mais ce sont les Russes qui l'ont battu. A Poltava, si je me souviens...
NAPOLEON – Oui, c'est bien ce qui m'intrigue. Je voudrais comprendre... Tenez, j'ai aussi rédigé le règlement de la troupe de la Comédie Française à Paris. Vous le leur remettrez, puisqu'ils sont ici. Je leur avais demandé de venir nous distraire, mais ils nous ont donné un bien mauvais spectacle. Tout est mauvais ici... En tout cas, vous voyez que sans en avoir l'air, je suis fort occupé. Et vous, est-ce que vous avez réussi à faire décrocher la croix d'or qui surplombe la glorieuse Tour d'Ivan? Je veux la faire mettre sur le dôme des Invalides? Ce sera l'un de nos petits dédommagements pour tous nos frais. Je ne vois pas pourquoi je ne me remplirais pas les poches, moi-aussi. D'autre part, j'ai écrit à l'impératrice une petite lettre. .Je lui écris souvent. Je lui ai dit que nous jouissions d'un fort bel automne...!
CAULAINCOURT – L'automne... Justement, sire, l'hiver approche...
NAPOLEON - Je sens que vous allez encore me demander de prendre des décisions. Est-ce si pressé?
CAULAINCOURT – Le froid arrive ici comme un voleur...
NAPOLEON - J'avais plus ou moins l'idée, en attendant, d'aller nous emparer de Saint-Pétersbourg, Où se trouve pour le moment le Tsar. Joli coup, non?
CAULAINCOURT – Joli coup! ...Il y a des moments où je me demande... Folie pure, Majesté. Saint-Pétersbourg est à un bon millier de kilomètres! Les souliers de vos armées n'y résisteraient pas. Je crois que ce que nous avons à faire au plus vite, c'est à rentrer en France.
NAPOLEON – C'est ce que vous pensez! (long silence) Vous avez raison, Saint-Pétersbourg, c'était un rêve... Oui, je crois que nous allons rentrer. Impossible d'hiverner à Moscou, nous y crèverions d'ennui et de froid.
CAULAINCOURT - Et de faim... Ils ont tout brûlé!
NAPOLEON – C'est vrai! Mais Smolensk ne serait pas plus mal...On pourrait hiverner à Smolensk... J'aime ce nom, Smolensk, ça sonne si Russe.
CAULAINCOURT - Smolensk aussi a été dévastée, vous ne vous souvenez pas? Quand nous l'avons traversée, il n'y avait plus que des murs noircis... Pardonnez-moi, Majesté, vos soldats veulent rentrer en France.
NAPOLEON – Je sais, je sais... Moi aussi... Mais nous avons le temps d'y penser. Maintenant, laissez-moi, Caulaincourt. Je vais réfléchir....
CAULAINCOURT - Cela fait six semaines que nous sommes à Moscou... Et que vous réfléchissez...
NAPOLEON – S'il vous plaît... Ne me bousculez pas, Caulaincourt.


5 - La retraite et la défaite des Français
L'HISTORIEN DE SERVICE - La suite ne peut pas être représentée... Elle est beaucoup trop horrible. Mais écoutez ce qu'en disent deux vieux grenadiers qui, par mille miracles, ont réussi à rentrer en France. Ils me racontent leur aventure... (aux grenadiers) Messieurs, vous sentez-vous mieux? Il fallait bien compter un mois ou deux avant que vous ayez récupéré.
PREMIER GRENADIER - Dites plutôt trois ou quatre...
SECOND – GRENADIER - Si vous saviez ce que nous avons enduré!
L'HISTORIEN DE SERVICE - Je ne demande qu'à savoir. Je l'écrirai dans l'Almanach et vous serez admirés à proportion de ce que vous avez souffert. Alors, racontez...
SECOND - Moi, je dirais que tout vient de ce que le Petit Caporal a... pour ainsi dire...
PREMIER - A un peu perdu la boussole, si vous me permettez cette expression.
SECOND - Je dirais plutôt qu'à Moscou, il s'est endormi sans s'en apercevoir. Ça lui a pris comme ça... pendant un mois et demi, il a somnolé.
PREMIER - A Moscou, bien tranquille...
SECOND - Et tout à coup, l'hiver comme un coup de tonnerre, Ça le réveille! Il décide enfin la retraite et la Grande Armée s'en va avec tout son chargement.
PREMIER - Il faut dire qu'en fait de Grande Armée, on n'était plus bien nombreux. On en avait tellement semé en route...
SECOND - Sans compter qu'en partant on s'est trompé de route! Enfin on part! Mais le problème, c'est qu'on manquait de chevaux! Même plus assez pour les canons.
PREMIER - Ça vous déchire le cœur d'avoir à abandonner les canons.
SECOND - Et évidemment plus assez pour les charrettes de butin... Et les officiers, qui avaient bien fait leur pelote, il leur faut tout laisser, les meubles, les tableaux, les tissus, les bijoux, les vêtements, les pianos, la vaisselle précieuse. Les femmes aussi! Il y en avait même quelques-unes avec de jeunes enfants.
PREMIER - Et les rares chevaux qu'on avait pu emmener, on les a mangés en route.
L'HISTORIEN DE SERVICE - Vous les avez mangés! Et les Russes, dans tout ça...?
SECOND - Les Russes, non, on ne les a pas mangés. Au contraire, tout en nous raccompagnant le long du chemin, ils nous ont pour ainsi dire complétement grignotés....
PREMIER - Je dirais plutôt copieusement dévorés... L'Empereur leur faisait encore tellement peur qu'ils n'ont jamais osé nous attaquer vraiment, mais ils nous harcelaient.
SECOND - Oui, mais à la longue, grignotés, dévorés.... Et les Cosaques, tourbillonnaient autour de nous, sabrant les malades et les isolés!
PREMIER - En tout cas, il faisait froid...
SECOND - Et les Cosaques n'avaient pas moins froid que nous.
PREMIER - On était quasi ensevelis sous la neige, qui n'arrêtait pas.
SECOND - On déshabillait les morts pour habiller les vivants. Les bottes étaient des objets rares... On se les volait les uns aux autres;
PREMIER - Le matin, la moitié de ceux qui étaient arrivés la veille... ils étaient gelés. Durs comme du bois! On aurait pu les casser...
SECOND - Au milieu du chemin, nous avons encore eu à passer la Bérézina. On a fait des ponts avec des troncs d'arbre... on se bousculait.
PREMIER - Les pontonniers, ils pataugeaient dans l'eau glacée jusqu'à la ceinture.
PREMIER - Et il y avait de gros morceaux de glace qui leur cassaient leurs troncs d'arbre. Mais quand même, on passe tant bien que mal, et encore pas tous... Et après, on repart...
PREMIER - Ceux qui avaient pu passer, bien sûr! Et toujours ces problèmes de bottes... Bien peu en avaient encore et les autres en était réduits à se bander les pieds avec de vieux chiffons...
SECOND - Le froid était terrifiant et depuis longtemps, bien sûr, il n'y avait plus rien à manger.
PREMIER - Moi, un soir, plus malin que les autres, j'ai pu me réfugier dans le ventre s'un cheval mort. J'ai eu chaud et je lui ai mangé le foie...
SECOND - Et même, on avait tellement faim... que les vivants dévoraient les morts. Et tous ceux qu'on se partageait, c'était pas toujours le froid qui les avait refroidis.
PREMIER - Oui, pas toujours le froid. Et pas toujours les Russes... C'est moi qui vous le dis...
L'HISTORIEN DE SERVICE - Je ne veux pas le savoir. Et savez-vous combien repassèrent la frontière de la Pologne?
SECOND - En tout cas, nous deux... en toute petite forme! Et puis beaucoup de ceux de la Garde Impériale...
PREMIER - Eux, ils avaient été chauffés, nourris, blanchis! Les protégés de l'Empereur!
L'HISTORIEN DE SERVICE - Et vous pensez que ça faisait dans les... combien, au total?
SECOND - On ne le sait pas bien. Dix ou vingt mille?
L'HISTORIEN DE SERVICE - Pas plus? Donc la Grande Armée n'était plus rien?
SECOND - Plus rien qui vaille, non, plus rien. Une bande de loqueteux.
L'HISTORIEN DE SERVICE - Et l'Empereur?
PREMIER - L'empereur, lui, avait dû rentrer précipitamment à Paris, où politiquement, ça chauffait. Nous on se gelait, mais à Paris, ça chauffait. Enfin, c'est ce qu'il nous a dit... Allez savoir! Je crois qu'il faisait un peu semblant de n'avoir pas vu ce qui se passait. Et nous, tout éberlués d'être encore vivants...
SECOND - Et le pire, si pire pouvait y avoir, c'est qu'arrivés en Allemagne, il nous a fallu affronter non seulement les Russes, mais les Autrichiens, les Prussiens, les Polonais, les Suédois... et je ne sais quoi encore.
L'HISTORIEN DE SERVICE - La fameuse bataille de Leipzig?
SECOND - Oui, la bataille de Leipzig, la Bataille des Nations... Fameuse...? Enfin, si vous voulez.
PREMIER - On avait bien reçu de France quelques renforts. L'Empereur avait levé une nouvelle armée de jeunots et remporté en route quelques belles victoires/ Mais quand même, à Leipzig, un contre quatre, on s'est fait torcher...
SECOND - Après ça, on est là, à attendre, on ne sait plus bien ce qui va nous arriver...
L'HISTORIEN DE SERVICE – Eh bien je vais vous le dire, ce qui va arriver... Je suis historien et j'ouvre mon manuel d'Histoire et... voyez, c'est déjà écrit: donc, maintenant les Russes, les Autrichiens, les Prussiens, les Polonais, les Suédois vont marcher sur Paris où ils forceront Napoléon à abdiquer... Il avait auparavant reconnu qu'il avait commis une grave faute, stratégique, morale, politique. Il avait en effet sacrifié plus d'un million d'hommes (en comptant les morts des deux camps) à sa fureur de penser que la Russie allait se permettre d'importer d'Angleterre quelques babioles... Quelle catastrophe c'eut été! Quelques tasses de thé, vingt douzaines de châles, des draps peut-être, des canons... auxquels il aurait fallu renoncer! La Russie pouvait très bien vive sans ça .On peut déplorer que le Tsar lui-même n'ait pas été assez sage pour faire le gros dos... Ah, les caprices des grands! Comme le dit Shakespeare: "La folie chez les grands ne devrait pas être laissée sans surveillance..."