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Déposé à la SACD


FREUD ET LA GESTAPO
*
Par Michel Fustier
(toutes les pièces de M.F. sur : http://theatre.enfant.free.fr )


PERSONNAGES
L'ambassadeur des États-Unis à Paris et l'ambassadeur d'Allemagne à Paris,
Sigmund Freud et sa fille et collaboratrice Anna, l'officier de la gestapo,
la princesse Marie Bonaparte, l'historien de service.


- 1 -
L'HISTORIEN DE SERVICE - Au début de vingtième siècle, à Vienne en Autriche, Sigmund Freud a fondé la psychanalyse. Celle-ci s'est rapidement répandue à travers le monde et Freud est devenu un des hommes les plus populaires de la planète. Mais Sigmund Freud est juif et lorsque les nazis envahissent l'Autriche en 1938, ses biens, sa famille, sa doctrine et sa vie sont menacés. Heureusement, il a des appuis influents, depuis le président Roosevelt jusqu'à sa patiente et amie, la princesse Marie Bonaparte. Mais écoutez ce qui se dit à Paris: dans le bureau de l'ambassadeur d'Allemagne...
L'AMBASSADEUR D'ALLEMAGNE - Monsieur l'ambassadeur des États-Unis, je ne vous cacherai pas qu'à Vienne la situation du docteur Freud n'est pas bonne.
L'AMBASSADEUR DES ETATS-UNIS - Je le sais, monsieur l'ambassadeur d'Allemagne… et c'est la raison pour la quelle je viens vous voir. Depuis que l'Allemagne a occupé l'Autriche, c'est d'elle que tout dépend…
L'AMBASSADEUR D'ALLEMAGNE - La psychanalyse est une discipline qui ne nous plaît pas. Trop d'introspection! Une réflexion trop poussée. Nous n'aimons pas les gens qui passent leur temps à réfléchir. Nous autres, nazis, sommes tournés vers l'action, cela ne vous surprendra pas.
L'AMBASSADEUR DES ETATS-UNIS - La psychanalyse est plus qu'une discipline, c'est une thérapeutique… C'est donc une action!
L'AMBASSADEUR D'ALLEMAGNE - Peut-être, mais nous n'avons pas le temps de soigner les fous. Nous préférons les supprimer… De plus, le docteur Freud est juif et la psychanalyse est une science juive, intrinsèquement dégénérée. Monsieur Himmler serait même sur le point de jeter tous les psychanalystes en camp de concentration. Vous avez de la chance que le docteur Goebbels le retienne par la manche.
L'AMBASSADEUR DES ETATS-UNIS - Le docteur Goebbels est probablement conscient de l'immense choc que constituerait l'arrestation du docteur Freud. Le docteur Freud a une réputation mondiale, il a partout dans le monde des disciples, ses livres ont été traduits dans toutes les grandes langues du monde civilisé… Certains le considèrent comme un de nos plus grands savants, presque à l'égal d'Einstein…
L'AMBASSADEUR D'ALLEMAGNE - Einstein est un autre juif, je vous le fais remarquer: vous devriez mieux choisir vos arguments… Oui, nous sommes très conscients de la situation du docteur Freud. C'est bien pour cela que nous sommes très tentés de l'empêcher définitivement de… se répandre! De répandre son poison.
L'AMBASSADEUR DES ETATS-UNIS - D'autre part le docteur Freud est un homme âgé… Il a, je crois, dans les quatre-vingt deux ans. Âgé et malade… Vraisemblablement un cancer de la mâchoire. Ce serait un acte de barbarie que de vous en prendre à lui. Vous porteriez gravement atteinte à la réputation de votre gouvernement… Enfin vous devez savoir que la demande que je vous transmets émane directement du président des États-Unis, Franklin Roosevelt.
L'AMBASSADEUR D'ALLEMAGNE - Je vous promets que je vais faire part de notre conversation à notre gouvernement. Le chancelier Hitler sera sans doute très sensible à la demande du président Roosevelt.
L'AMBASSADEUR DES ETATS-UNIS - Monsieur l'ambassadeur, je vous remercie.

- 2 -
L'HISTORIEN DE SERVICE - Pendant ce temps, dans la maison de Freud à Vienne, Freud et son amie et disciple, la princesse Marie Bonaparte, évoquent la situation des Juifs en Autriche...
FREUD - Marie, ma chère Princesse, ce sont des jours de grand malheur… Ils sont ici, ils fouillent la maison, je ne sais pas ce qu'ils veulent y trouver. Heureusement que ma femme leur fait face avec beaucoup de courage! Moi, je ne veux pas les voir.
MARIE BONAPARTE - Je vous en supplie encore une fois, il faut que vous quittiez Vienne.
FREUD - Je n'en ai pas la moindre envie. J'ai toujours vécu ici.
MARIE BONAPARTE - Vous ne savez pas ce que sont les nazis. Ils se sont répandus partout, ils assassinent, ils pillent, ils torturent. Les Juifs sont leurs premières victimes. Et les nazis autrichiens sont encore pires que la nazis allemands. Les nazis allemands assassinent par ordre, les nazis autrichiens assassinent avec une sorte de jubilation… Quittez Vienne, sauvez la psychanalyse.
FREUD - Voyez-vous, Marie… Vous avez bien de la chance d'être une riche princesse de Grèce et une descendante des Bonaparte. Ils vous respectent, mais ils me détestent! Oui bien sûr, jamais je n'ai pratiqué la religion juive et je me sens parfaitement athée, mais aujourd'hui que les Juifs sont persécutés, je ne veux pas les abandonner...
MARIE BONAPARTE - Savez-vous, dans cette affaire, ce qui me frappe le plus?
FREUD - Dites toujours… Vous êtes si imprévisible…
MARIE BONAPARTE - C'est de découvrir que vous aviez si parfaitement raison.
FREUD - Que voulez-vous dire? Je doute tellement de moi… En quoi avais-je raison?
MARIE BONAPARTE - Je veux dire: le voilà bien l'inconscient, votre fameux inconscient! Quiconque douterait de la puissance de l'inconscient n'a qu'à regarder ce qui se passe ici. Nous tenons que les Allemands, je veux dire les peuples de langue allemande, sont parmi les plus… civilisés… parmi les plus hautement cultivés de monde: philosophie, musique, sciences, médecine…
FREUD - Je vois où vous voulez en venir… De plus un peuple religieux, avec de hautes valeurs morales!
MARIE BONAPARTE - Incontestablement… Mais cela n'empêche pas qu'au fond d'eux-mêmes, en tant que peuple, bouillonnent des instincts dramatiquement sauvages, qu'ils n'arrivent pas, qu'ils ne veulent pas contenir. Et que font-ils? La voilà bien la preuve que les peuples comme les individus sont fondamentalement "gouvernés" par leur inconscient…
FREUD - Leur inconscient! Je me serais bien passé de cette démonstration… Mais vous avez raison. Quand on a jeté pêle-mêle dans la marmite l'humiliation de la défaite de 1918, l'orgueil d'être l'une des premières nations du monde, les délires de Rosenberg sur les Aryens, l'antisémitisme chrétien depuis Paul de Tarse en passant par Luther et Wagner… ça bouillonne là-dedans et si quelqu'un vient à ouvrir le couvercle… les sauvages cavaliers bondissent en hurlant!
MARIE BONAPARTE - Mais qu'est-ce que c'est que ce bruit? (elle va à la porte et revient) Sigmund, la gestapo vient d'arrêter Anna!
FREUD - Ils ont arrêté Anna… Ça n'est pas possible… Marie, tout ce que vous pouvez faire, avec vos relations, votre prestige, votre argent, faites-le… C'est ma fille!
MARIE BONAPARTE - Je vais avertir Jones, il a des relations dans le gouvernement anglais, je demanderai à Bullitt, l'ambassadeur des Etats-Unis et aux Américains eux-mêmes d'user de leur influence, et je vais rendre moi-même visite à la gestapo

- 3 -
L'HISTORIEN DE SERVICE - Quelques heures plus tard, toujours dans la maison de Freud à Vienne, un officier de la gestapo fait irruption...
L'OFFICIER DE LA GESTAPO - Docteur Freud, nous avons relâché votre fille. Nous ne sommes pas des ogres. La voilà!
FREUD - Anna!
ANNA - Père… (ils s'étreignent) Tout se termine bien, ils m'ont interrogée, mais fort courtoisement…
L'OFFICIER DE LA GESTAPO - Votre fille nous a convaincu que l'Association internationale de psychanalyse, qu'elle dirige, n'est qu'une association scientifique. Provisoirement, je dis bien provisoirement, cela nous suffit… Mais le problème reste posé: docteur Freud, vous êtes un Juif et la place des Juifs est désormais dans les camps de concentration. Cependant, considérant votre âge et votre état de santé, monsieur Himmler s'est penché sur votre cas. Il ne serait pas complètement opposé à vous laisser quitter le pays.
FREUD - Mais je ne veux pas quitter l'Autriche, c'est ma Patrie.
L'OFFICIER DE LA GESTAPO - C'est un choix grave que vous faites là, docteur Freud.
ANNA - Mais, père, ce n'est pas vous qui quittez l'Autriche, c'est l'Autriche, la nouvelle Autriche que nous imposent ces messieurs, qui vous quitte…
L'OFFICIER DE LA GESTAPO - Vous seriez donc autorisé à émigrer, sous condition que vous ayez obtenu votre certificat d'innocuité, c'est à dire que vous ayez payé tous les impôts qu'au vu de votre excellente situation financière la nouvelle Autriche, précisément, est en mesure de vous réclamer…
FREUD - Votre mesquinerie me fait changer d'avis. Puisque c'est l'Autriche qui me quitte, votre nouvelle Autriche, qui n'est plus la mienne, je veux bien m'en aller, mais à condition d'être accompagné de ma famille.
L'OFFICIER DE LA GESTAPO - Cela va de soi.
FREUD - Quand je dis ma famille… y compris mes gendres, ma belle-sœur, mon médecin personnel... je suis gravement malade! et sa propre famille. Quatorze personnes en tout.
L'OFFICIER DE LA GESTAPO - Cela fait beaucoup. Mais nous n'allons pas ergoter. Je vous rappelle simplement qu'en plus des impôts que vous avez à payer sur votre fortune, il existe également une taxe de départ que tous les émigrants doivent payer avant de s'en aller. Cela va faire une somme rondelette.
ANNA - Ne vous préoccupez pas de cela. Je sais que l'ambassade des États-Unis et la princesse Marie ont décidé de faire face à ces extravagantes demandes.
L'OFFICIER DE LA GESTAPO - Très bien. Sous réserve de l'exécution effective des ces clauses, vous pourrez donc partir, docteur Freud. Les nazis sont généreux!
FREUD - En effet… Je le suis aussi, me semble-t-il, ne le trouvez-vous pas? Je partirai donc…
L'OFFICIER DE LA GESTAPO - Une dernière formalité, cependant. Veuillez me signer cette décharge selon laquelle vous reconnaissez que la gestapo vous a bien traité.
FREUD - Mais naturellement… (il signe) Et j'ajoute même… voyons… que "je recommande très sincèrement la gestapo à tous ceux qui auront affaire à elle". Cela vous convient-il?
L'OFFICIER DE LA GESTAPO - Parfaitement. Docteur Freud, vous êtes libre.


RAPPEL HISTORIQUE

Sigmund Freud est né en 1856 dans une petite ville de Moravie, province éloignée de l'empire autrichien. Sa famille était juive mais, sur le plan religieux, ses parents avaient pris leurs distances. Après quelques années les Freud s'installèrent à Vienne où Sigmund passa toute sa vie. Enfant surdoué, toujours premier de sa classe, jouissant d'une mémoire exceptionnelle, Sigmund Freud entreprit des études de médecine…
Mais il avait plutôt le tempérament d'un chercheur, d'un explorateur et à la fin de ses études il se passionna pour l'étude de ce continent mal connu qu'était l'esprit de l'homme. Il mûrit sa pensée au contact de tout ce que l'Europe comptait alors de psychiatres ou de psychologues tels que Charcot, Janet, Bleuler, Jung… Progressivement, à partir des années 1900 il mit au point sa méthode de traitement des affections mentales, la psychanalyse. Jusqu'à la fin de sa vie, il perfectionna cette méthode, forma des disciples, et diffusa sa pensée dans un grand nombre de pays étrangers. Il devint très célèbre. Après l'occupation de l'Autriche par les nazis il se réfugia en Angleterre où il mourut en 1939 d'un cancer du palais qui le minait depuis une quinzaine d'années: il avait fumé trop de gros cigares en écoutant ses patients!
La psychanalyse est une méthode de traitement des maladies mentales (névroses, hystérie, schizophrénie…) qui repose sur l'hypothèse qu'à l'origine de ces maladies se trouvent des "traumatismes", c'est à dire des blessures morales, qui remontent à des événements, souvent d'ordre sexuel, de la petite enfance. Ces événements ont été pour ainsi dire oubliés, "refoulés" dans "l'inconscient". Pour qu'il guérisse, il faut amener le malade à faire remonter à sa conscience le souvenir de ces événements: ce qui se fait au cours de longues séances où le malade se raconte (associations libres) et renoue avec le fil de ses souvenirs ensevelis. Le traitement se fait à raison de séances d'une heure par semaine (ou plus!), coûte très cher et peut durer des années… Freud l'avouait parfois: ses malades étaient surtout pour lui des objets d'observation!
((La découverte fondamentale est que nous ne sommes pas seulement ces petits "moi" lucides, conscients, raisonnables et volontaires que la tradition philosophique et pédagogique aurait voulu faire de nous. Comme le cavalier sur le cheval, comme la partie visible de l'iceberg sur la partie invisible, notre moi conscient repose sur une immense réserve inconsciente d'émotions, de souvenirs, de sentiments, d'interdits, de fascinations, de passions, de refus… dont nous n'avons qu'une conscience obscure et non immédiate, ou même qui nous sont en temps ordinaire absolument inaccessibles. Cette masse indistincte, ce cheval violent sur lequel nous chevauchons, cette masse noyée de l'Iceberg, est appelée le "ça", faute d'un terme adéquat. Du "ça" monte (si l'on peut dire) incessamment vers le conscient, vers le "moi", toutes les pulsions constructives ou destructives (désirs, craintes, volontés, amour, colère, ambitions) qui nous font être ce que nous sommes: de telle sorte que le "ça" est beaucoup plus constitutif de nous que le "moi". La vie répétitive et quotidienne relève du fonctionnement normal du "moi", mais nos amours, nos haines, nos grandes entreprises, nos croisades, nos cathédrales, nos guerres, nos meurtres, nos chefs-d'œuvre, même s'ils sont mis en œuvre par nos "moi" actifs et raisonnables, prennent naissance dans nos irrépressibles "ça". Le cheval emmène le cavalier là ou il ne voudrait pas aller, l'iceberg est entraîné par sa masse immergée… Voilà qui est contrariant pour le philosophe des Lumières qui ne voudrait reconnaître que la seule raison! Pour être complet dans la description du mécanisme psychique, il faut cependant mentionner une troisième partie constitutive de la personnalité, le "surmoi" qui est une instance de régulation (les règles de comportement, l'éducation, la "raison", la morale, la bienséance, les commandements) dont le rôle est de maintenir l'action du "moi" inspirée par le "ça" dans les limites de ce que la société tolère. Quant à savoir si le "moi" obéit vraiment au "surmoi", c'est toute l'affaire.))
Pendant tout le vingtième siècle les disciples, héritiers ou successeurs de Freud, au cours de combats passionnés, brodèrent des variations sur ce thème fondamental, chacun ajoutant sa touche personnelle aux concepts de base. Au début du vingt et unième siècle la psychanalyse semble cependant en perte de vitesse: en particulier parce que de nombreux médicaments permettent plus simplement d'atténuer ou d'effacer les troubles psychologiques. La psychanalyse n'a peut-être pas guéri autant de malades qu'elle l'aurait désiré (Freud lui-même le reconnaissait), mais elle a favorisé l'exploration en profondeur du fonctionnement du psychisme de l'homme.

PERSONNAGES
L'ambassadeur des États-Unis à Paris et l'ambassadeur d'Allemagne à Paris,
Sigmund Freud et sa fille et collaboratrice Anna,
La princesse Marie Bonaparte

L'HISTORIEN DE SERVICE - Au début de vingtième siècle, à Vienne en Autriche, Sigmund Freud a fondé la psychanalyse. Celle-ci s'est répandue à travers le monde et Freud est devenu un des hommes les plus populaires de la planète. Mais Sigmund Freud est juif et lorsque les nazis envahissent l'Autriche en 1938, ses biens, sa famille, sa doctrine et sa vie sont menacés. Heureusement, il a des appuis influents, depuis le président Roosevelt jusqu'à sa patiente et amie, la princesse Marie Bonaparte. Mais écoutez ce qui se dit à Paris: dans le bureau de l'ambassadeur d'Allemagne...

- 1 –
L'AMBASSADEUR D'ALLEMAGNE - Monsieur l'ambassadeur des États-Unis, je ne vous cacherai pas qu'à Vienne la situation du docteur Freud n'est pas bonne.
L'AMBASSADEUR DES ETATS-UNIS - Je le sais, monsieur l'ambassadeur d'Allemagne… et c'est la raison pour la quelle je viens vous voir. Depuis que l'Allemagne a occupé l'Autriche, c'est d'elle que tout dépend…
L'AMBASSADEUR D'ALLEMAGNE - La psychanalyse est une discipline qui ne nous plaît pas. Trop d'introspection! Une réflexion trop poussée. Nous n'aimons pas les gens qui passent leur temps à réfléchir. Nous autres, nazis, sommes tournés vers l'action, cela ne vous surprendra pas.
L'AMBASSADEUR DES ETATS-UNIS - La psychanalyse est plus qu'une discipline, c'est une thérapeutique… C'est donc une action!
L'AMBASSADEUR D'ALLEMAGNE – Peut-être, mais nous n'avons pas le temps de soigner les fous. Nous préférons les supprimer… De plus, le docteur Freud est juif et la psychanalyse est une science juive, intrinsèquement dégénérée. Monsieur Himmler serait même sur le point de jeter tous les psychanalystes en camp de concentration. Vous avez de la chance que le docteur Goebbels le retienne par la manche.
L'AMBASSADEUR DES ETATS-UNIS – Le docteur Goebbels est probablement conscient de l'immense choc que constituerait l'arrestation du docteur Freud. Le docteur Freud a une réputation mondiale, il a partout dans le monde des disciples, ses livres ont été traduits dans toutes les grandes langues du monde civilisé… Certains le considèrent comme un de nos plus grands savants, presque à l'égal d'Einstein…
L'AMBASSADEUR D'ALLEMAGNE – Einstein est un autre juif, je vous le fais remarquer: vous devriez mieux choisir vos arguments… Oui, nous sommes très conscients de la situation du docteur Freud. C'est bien pour cela que nous sommes très tentés de l'empêcher définitivement de… se répandre! De répandre son poison.
L'AMBASSADEUR DES ETATS-UNIS - D'autre part le docteur Freud est un homme âgé… Il a, je crois, dans les quatre-vingt deux ans. Âgé et malade… Vraisemblablement un cancer de la mâchoire. Ce serait un acte de barbarie que de vous en prendre à lui. Vous porteriez gravement atteinte à la réputation de votre gouvernement… Enfin vous devez savoir que la demande que je vous transmets émane directement du président des États-Unis Franklin Roosevelt.
L'AMBASSADEUR D'ALLEMAGNE - Je vous promets que je vais faire part de notre conversation à notre gouvernement. Le chancelier Hitler sera sans doute très sensible à la demande du président Roosevelt.
L'AMBASSADEUR DES ETATS-UNIS - Monsieur l'ambassadeur, je vous remercie.


- 2 –
L'HISTORIEN DE SERVICE – Pendant ce temps, dans la maison de Freud à Vienne, Freud et son amie et disciple, la princesse Marie Bonaparte, évoquent la situation des Juifs en Autriche...
FREUD - Marie, ma chère Princesse, ce sont des jours de grand malheur… Ils sont ici, ils fouillent la maison, je ne sais pas ce qu'ils veulent y trouver. Heureusement que ma femme leur fait face avec beaucoup de courage! Moi, je ne veux pas les voir.
MARIE BONAPARTE - Je vous en supplie encore une fois, il faut que vous quittiez Vienne.
FREUD - Je n'en ai pas la moindre envie. J'ai toujours vécu ici.
MARIE BONAPARTE - Vous ne savez pas ce que sont les nazis. Ils se sont répandus partout, ils assassinent, ils pillent, ils torturent. Les Juifs sont leurs premières victimes. Et les nazis autrichiens sont encore pires que la nazis allemands. Les nazis allemands assassinent par ordre, les nazis autrichiens assassinent avec une sorte de jubilation… Quittez Vienne, sauvez la psychanalyse.
FREUD - Voyez-vous, Marie… Vous avez bien de la chance d'être une riche princesse de Grèce et une descendante des Bonaparte. Ils vous respectent, mais ils me détestent! Oui bien sûr, jamais je n'ai pratiqué la religion juive et je me sens parfaitement athée, mais aujourd'hui que les Juifs sont persécutés, je ne veux pas les abandonner...
MARIE BONAPARTE - Savez-vous, dans cette affaire ce qui me frappe le plus?
FREUD - Dites toujours… Vous êtes si imprévisible…
MARIE BONAPARTE - C'est de découvrir que vous aviez si parfaitement raison.
FREUD - Que voulez-vous dire? Je doute tellement de moi… En quoi avais-je raison?
MARIE BONAPARTE - Je veux dire: le voilà bien l'inconscient, votre fameux inconscient! Quiconque douterait de la puissance de l'inconscient n'a qu'à regarder ce qui se passe ici. Nous tenons que les Allemands, je veux dire les peuples de langue allemande, sont parmi les plus… civilisés… parmi les plus hautement cultivés de monde: philosophie, musique, sciences, médecine…
FREUD - Je vois où vous voulez en venir… De plus un peuple religieux, avec de hautes valeurs morales!
MARIE BONAPARTE - Incontestablement… Mais cela n'empêche pas qu'au fond d'eux-mêmes, en tant que peuple, bouillonne des instincts dramatiquement sauvages, qu'ils n'arrivent pas, qu'il ne veulent pas contenir. Et que font-ils? La voilà bien la preuve que les peuples comme les individus sont fondamentalement "gouvernés" par leur inconscient…
FREUD – Leur inconscient! Je me serais bien passé de cette démonstration… Mais vous avez raison. Quand on a jeté pêle-mêle dans la marmite l'humiliation de la défaite de 1918, l'orgueil d'être l'une des premières nations du monde, les délires de Rosenberg sur les Aryens, l'antisémitisme chrétien depuis Paul de Tarse en passant par Luther et Wagner… ça bouillonne là-dedans et si quelqu'un vient à ouvrir le couvercle… les sauvages cavaliers bondissent en hurlant!
MARIE BONAPARTE - Mais qu'est-ce que c'est que ce bruit? (elle va à la porte et revient) Sigmund, la gestapo vient d'arrêter Anna!
FREUD - Ils ont arrêté Anna… Ca n'est pas possible… Marie, tout ce que vous pouvez faire, avec vos relations, votre prestige, votre argent, faites-le… C'est ma fille!
MARIE BONAPARTE - Je vais avertir Jones, il a des relations dans le gouvernement anglais, je demanderai à Bullitt et aux Américains d'user de leur influence, et je vais rendre moi-même visite à la gestapo

- 3 –
L'HISTORIEN DE SERVICE – Quelques heures lus tard, toujours dans la maison de Freud à Vienne, un officier de la gestapo fait irruption...
L'OFFICIER DE LA GESTAPO - Docteur Freud, nous avons relâché votre fille. Nous ne sommes pas des ogres. La voilà!
FREUD - Anna!
ANNA - Père… (ils s'étreignent) Tout se termine bien, ils m'ont interrogée, mais fort courtoisement…
L'OFFICIER DE LA GESTAPO - Votre fille nous a convaincu que l'Association internationale de psychanalyse, qu'elle dirige, n'est qu'une association scientifique. Provisoirement, je dis bien provisoirement, cela nous suffit… Mais le problème reste posé: docteur Freud, vous êtes un Juif et la place des Juifs est désormais dans les camps de concentration. Cependant, considérant votre âge et votre état de santé, monsieur Himmler s'est penché sur votre cas. Il ne serait pas complètement opposé à vous laisser quitter le pays.
FREUD - Mais je ne veux pas quitter l'Autriche, c'est ma Patrie.
L'OFFICIER DE LA GESTAPO - C'est un choix grave que vous faites là, docteur Freud.
ANNA - Mais, père, ce n'est pas vous qui quittez l'Autriche, c'est l'Autriche, la nouvelle Autriche que nous imposent ces messieurs, qui vous quitte…
L'OFFICIER DE LA GESTAPO - Vous seriez donc autorisé à émigrer, sous condition que vous ayez obtenu votre certificat d'innocuité, c'est à dire que vous ayez payé tous les impôts qu'au vu de votre excellente situation financière la nouvelle Autriche, précisément, est en mesure de vous réclamer…
FREUD - Votre mesquinerie me fait changer d'avis. Puisque c'est l'Autriche qui me quitte, votre nouvelle Autriche, qui n'est plus la mienne, je veux bien m'en aller, mais à condition d'être accompagné de ma famille.
L'OFFICIER DE LA GESTAPO - Cela va de soi.
FREUD - Quand je dis ma famille… y compris mes gendres, ma belle-sœur, mon médecin personnel –je suis gravement malade! - et sa propre famille. Quatorze personnes en tout.
L'OFFICIER DE LA GESTAPO - Cela fait beaucoup. Mais nous n'allons pas ergoter. Je vous rappelle simplement qu'en plus des impôts que vous avez à payer sur votre fortune, il existe également une taxe de départ que tous les émigrants doivent payer avant de s'en aller. Cela va faire une somme rondelette.
ANNA - Ne vous préoccupez pas de cela. Je sais que l'ambassade des États-Unis et la princesse Marie ont décidé de faire face à ces extravagantes demandes.
L'OFFICIER DE LA GESTAPO - Très bien. Sous réserve de l'exécution effective des ces clauses, vous pourrez donc partir, docteur Freud. Les nazis sont généreux!
FREUD - En effet… Je le suis aussi, me semble-t-il, ne le trouvez-vous pas? Je partirai donc…
L'OFFICIER DE LA GESTAPO - Une dernière formalité, cependant. Veuillez me signer cette décharge selon laquelle vous reconnaissez que la gestapo vous a bien traité.
FREUD - Mais naturellement… (il signe) Et j'ajoute même… voyons… que "je recommande très sincèrement la gestapo à tous ceux qui auront affaire à elle". Cela vous convient-il?
L'OFFICIER DE LA GESTAPO - Parfaitement. Docteur Freud, vous êtes libre.

RAPPEL HISTORIQUE

Sigmund Freud est né en 1856 dans une petite ville de Moravie, province éloignée de l'empire autrichien. Sa famille était juive mais, sur le plan religieux, ses parents avaient pris leurs distances. Après quelques années les Freud s'installèrent à Vienne où Sigmund passa toute sa vie. Enfant surdoué, toujours premier de sa classe, jouissant d'une mémoire exceptionnelle, Sigmund Freud entreprit des études de médecine…
Mais il avait plutôt le tempérament d'un chercheur, d'un explorateur et à la fin de ses études il se passionna pour l'étude de ce continent mal connu qu'était l'esprit de l'homme. Il mûrit sa pensée au contact de tout ce que l'Europe comptait alors de psychiatres ou de psychologues tels que Charcot, Janet, Bleuler, Jung… Progressivement, à partir des années 1900 il mit au point sa méthode de traitement des affections mentales, la psychanalyse. Jusqu'à la fin de sa vie, il perfectionna cette méthode, forma des disciples, et diffusa sa pensée dans un grand nombre de pays étrangers. Il devint très célèbre. Après l'occupation de l'Autriche par les nazis il se réfugia en Angleterre où il mourut en 1939 d'un cancer du palais qui le minait depuis une quinzaine d'années: il avait fumé trop de gros cigares en écoutant ses patients!
La psychanalyse est une méthode de traitement des maladies mentales (névroses, hystérie, schizophrénie…) qui repose sur l'hypothèse qu'à l'origine de ces maladies se trouvent des "traumatismes", c'est à dire des blessures morales, qui remontent à des événements, souvent d'ordre sexuel, de la petite enfance. Ces événements ont été pour ainsi dire oubliés, "refoulés" dans "l'inconscient". Pour qu'il guérisse, il faut amener le malade à faire remonter à sa conscience le souvenir de ces événements: ce qui se fait au cours de longues séances où le malade se raconte (associations libres) et renoue avec le fil de ses souvenirs ensevelis. Le traitement se fait à raison de séances d'une heure par semaine (ou plus!), coûte très cher et peut durer des années… Freud l'avouait parfois: ses malades étaient surtout pour lui des objets d'observation!
((La découverte fondamentale est que nous ne sommes pas seulement ces petits "moi" lucides, conscients, raisonnables et volontaires que la tradition philosophique et pédagogique aurait voulu faire de nous. Comme le cavalier sur le cheval, comme la partie visible de l'iceberg sur la partie invisible, notre moi conscient repose sur une immense réserve inconsciente d'émotions, de souvenirs, de sentiments, d'interdits, de fascinations, de passions, de refus… dont nous n'avons qu'une conscience obscure et non immédiate, ou même qui nous sont en temps ordinaire absolument inaccessibles. Cette masse indistincte, ce cheval violent sur lequel nous chevauchons, cette masse noyée de l'Iceberg, est appelée le "ça", faute d'un terme adéquat. Du "ça" monte (si l'on peut dire) incessamment vers le conscient, vers le "moi", toutes les pulsions constructives ou destructives (désirs, craintes, volontés, amour, colère, ambitions) qui nous font être ce que nous sommes: de telle sorte que le "ça" est beaucoup plus constitutif de nous que le "moi". La vie répétitive et quotidienne relève du fonctionnement normal du "moi", mais nos amours, nos haines, nos grandes entreprises, nos croisades, nos cathédrales, nos guerres, nos meurtres, nos chefs-d'œuvre, même s'ils sont mis œuvre par nos "moi" actifs et raisonnables, prennent naissance dans nos irrépressibles "ça". Le cheval emmène le cavalier là ou il ne voudrait pas aller, l'iceberg est entraîné par sa masse immergée… Voilà qui est contrariant pour le philosophe des Lumières qui ne voudrait reconnaître que la seule raison! Pour être complet dans la description du mécanisme psychique, il faut cependant mentionner une troisième partie constitutive de la personnalité, le "surmoi" qui est une instance de régulation (les règles de comportement, l'éducation, la "raison", la morale, la bienséance, les commandements) dont le rôle est de maintenir l'action du "moi" inspirée par le "ça" dans les limites de ce que la société tolère. Quant à savoir si le "moi" obéit vraiment au "surmoi", c'est toute l'affaire.))
Pendant tout le vingtième siècle les disciples, héritiers ou successeurs de Freud, au cours de combats passionnés, brodèrent des variations sur ce thème fondamental, chacun ajoutant sa touche personnelle aux concepts de base. Au début du vingt et unième siècle la psychanalyse semble cependant en perte de vitesse: en particulier parce que de nombreux médicaments permettent plus simplement d'atténuer ou d'effacer les troubles psychologiques. La psychanalyse n'a peut être pas guéri autant de malades qu'elle l'aurait désiré (Freud lui-même le reconnaissait), mais elle a favorisé l'exploration en profondeur du fonctionnement du psychisme de l'homme.