Déposé à la SACD
BARBELES
Par Michel Fustier
(toutes les pièces de M.F. sur : http://theatre.enfant.free.fr )
Le drame du monde moderne est celui de l'enfermement. Combien de millions d'hommes et de femmes sont condamnés à vivre et à mourir misérables, affamés et méprisés dans des pays appauvris par la mondialisation, les guerres et la prévarication. Certains, les plus forts où les plus fous, décident un jour de s'enfuir au risque de leur vie et de s'installer dans ces contrées magiques dont la télévision leur montre l'incroyable prospérité… Mais les frontières sont difficiles à franchir.
PERSONNAGES
Dieu, un ange,
Quatre émigrants
1
PREMIER EMIGRANT - J'aurais pu naître dans la peau du fils d'un roi…
Même un roi à la retraite, ou un roi en exil, ça m'aurait
suffi. Les rois à la retraite ou les rois en exil ont de beaux restes.
On m'aurait appelé "Prince" et dans le palais j'aurais eu un
précepteur pour moi tout seul. Oui, pourquoi pas dans la peau d'un fils
d'un roi?
DEUXIEME EMIGRANT - Non, non, soyons sérieux! Moi, je me serais contenté
d'être simplement le fils de quelqu'un de riche, un gros patron ou un
chanteur de charme, avec des serviteurs, un valet de chambre, un chauffeur…
et à seize ans, on m'aurait offert une voiture de course… Je me
vois bien!
TROISIEME EMIGRANT – N'exagérons rien! Moi, il m'aurait bien suffi
de naître en Amérique. J'aurais été un petit Américain…
Attention, un blanc, hein! pas un noir… J'aurais une chambre bourrée
de jouets et d'ordinateurs, ma mère m'adorerait… Je serais fils
unique… Pourquoi pas? Je m'appellerais Ralph!
QUATRIEME EMIGRANT - Sans aller si loin, moi, je me serais bien vu fils d'un
modeste artisan… italien par exemple, avec beaucoup de frères et
sœurs… Mais comme j'aurais été très doué,
je serais arrivé à obtenir des bourses pour étudier et
je serais devenu ingénieur, un grand ingénieur… et j'aurais
voyagé dans le monde entier pour fabriquer des routes, des usines…
PREMIER EMIGRANT – En réalité, moi, le soi-disant fils de
roi, si j'avais seulement pu manger à ma faim, cela m'aurait suffi.
DEUXIEME EMIGRANT – Et moi, qui aurais voulu être si riche, malheureusement,
mes parents n'ont même pas eu de quoi m'élever, ni moi ni mes cinq
frères et sœurs…
TROISIEME EMIGRANT – Quant à moi, non seulement je n'ai pas d'ordinateur
mais je ne sais même pas lire un livre et maintenant il ne me reste qu'à
mendier…
QUATRIEME EMIGRANT – Et moi, l'ingénieur raté, qui ne sais
rien, comment pourrais-je même subsister dans ce pays de chômeurs
et d'ignorants.
TOUS - En réalité, nous ne sommes pas quatre, nous sommes multitude.
Multitude qui disons: Oh Dieu, fais un miracle pour nous… Pourquoi sommes-nous
qui nous sommes? Pourquoi sommes-nous prisonnier de notre peau? Pourquoi sommes-nous
enfermés cette ville qui nous affame? Pourquoi sommes-nous nés
dans ce pays dont il nous est interdit de sortir pour aller dans des pays où
il nous est interdit d'entrer? Pourquoi nos âmes immortelles ne peuvent-elle
s'envoler et s'incarner ailleurs, dans d'autres corps? …Il n'y a pas de
vie pour nous. Notre soi-disant vie ne sera pour nous qu'une longue mort! Nous
sommes nés et nous mourrons sans avoir existé. Nous avons été
condamnés dès la naissance. A quoi bon naître seulement
pour mourir?
2
UN ANGE - Seigneur Dieu, je sais que vous n'aimez pas être dérangé…
DIEU – Inexact, cher ange! J'aime bien les petites visites… On finirait
par s'ennuyer. Mais vous en profitez toujours pour me demandez des choses extravagantes!
UN ANGE - Que voulez-vous, c'est la faute des théologiens: à force
de les entendre répéter que vous avez créé le monde,
que vous savez tout, que vous pouvez tout…
DIEU - Vous savez bien que ce sont des bobards! Les théologiens peuvent
déraisonner à longueur d'année, ils sont libres. Pourquoi
n'en profiteraient-ils pas?
UN ANGE - Créateur ou pas, Seigneur Dieu, vous ne voudriez pas essayer
de prendre les rênes, au moins pendant quelque temps?
DIEU - Que se passe-t-il?
UN ANGE - Désordre mondial. Les méfaits de votre libéralisme.
DIEU - Mon libéralisme… Oui, c'est vrai que j'aime bien le laisser-faire…
Le libéralisme est le meilleur moyen de se mettre à l'abri de
toutes les critiques. Quand je pense que certains m'attribuent des commandements!
Rien n'est plus opposé à mon tempérament que des commandements.
UN ANGE - Oui, c'est ce que vous dites toujours. Mais, je vous trouve, pardonnez-moi,
un peu irresponsable…
DIEU - Vous savez que je déteste que l'on se montre catégorique…
Encore une fois, que se passe-t-il?
UN ANGE - Il se passe que la terre est maintenant sommairement divisée
en deux parties: celle où l'on est écrasé sous l'abondance
des biens et celle où l'on meurt de faim.
DIEU - C'est d'une symétrie parfaite: trop d'un côté, pas
assez de l'autre! Tel que vous l'énoncez, ça devrait pouvoir s'arranger…
Ils n'ont pas eu l'idée de répartir les choses?
UN ANGE - Non seulement ils n'en ont pas eu l'idée, mais ils ont mis
des barbelés pour séparer les pays riches des pays pauvres et
pour empêcher les pauvres d'envahir les riches.
DIEU - Ces barbelés, ça n'a rien à voir avec mon libéralisme…
Vous voyez bien que je n'y suis pour rien. Vous voudriez que j'aille arracher
les barbelés?
UN ANGE - Vous pourriez essayer.
DIEU - Certainement pas. Il faut qu'ils le fassent eux-mêmes. Tout ce
qu'on fait pour quelqu'un se retourne contre celui pour lequel on le fait. Répétez-leur
une fois de plus que c'est à eux de se prendre en main. D'ailleurs, ils
le savent bien, c'est ce qu'ils appellent la subsidiarité.
UN ANGE - Vous ne voudriez pas au moins leur faire quelques nouveaux commandements…
authentiques, cette fois, que vous feriez respecter: "Barbelés point
ne poseras…"
DIEU - Je vous en prie, n'insistez pas!
UN ANGE - Bien, Seigneur Dieu… Autrefois, nous avions à votre disposition
une Providence qui, dans des cas d'urgence, pouvait avoir une certaine influence
sur les choses…
DIEU - Cher ange, la Providence, c'était de la confiture pour les petits
enfants. Maintenant, ils sont grands. On ne les prend plus avec ça. Cela
suffit, laissez-moi.
3
PREMIER EMIGRANT – Mais je suis un indocile et j'ai dit: je ne crèverai
pas, je partirai! Il y a des pays où l'on trouve du travail, où
l'on est libre, où l'on peut s'enrichir, où l'on peut, au lieu
de mourir à petit feu, vivre dignement jusqu'à la fin de ses jours…
Sinon moi-même, du moins les enfants que je pourrais y avoir. J'ai essayé,
je suis parti… J'ai versé toutes les économies de la famille
à un passeur et j'ai fini noyé une nuit de tempête où
l'on m'avait fait embarquer sur un bateau pourri.
DEUXIEME EMIGRANT - Moi aussi, je suis parti. J'ai erré la nuit dans
les forêts, dans des landes désertes, j'ai passé sous des
barbelés, j'ai voyagé sous l'essieu des camions, dans les cales
des bateaux, dans la soute des avions… Pour ne pas être renvoyé
chez moi, j'ai déchiré mes papiers: voici que pour revivre, je
ne suis plus personne. Je n'ai plus de nom, plus de patrie… Il faut naître
de nouveau. J'ai été les voir, je leur ai dit: je suis dans le
pays depuis cinq ans, faites-moi des papiers! Des papiers! A quel nom? …Ils
m'ont envoyé les chiens, ils m'ont arrêté, ils m'ont expulsé.
Je n'ai pas le courage de repartir. Je mourrai où je suis né.
TROISIEME EMIGRANT - Moi, j'ai trouvé du travail… Beaucoup, beaucoup
de travail. De bonnes journées bien pleines. Je ne fais pas les choses
à moitié. "Sois le bienvenu ici!" m'ont-ils dit. Moi,
je leur ai dit: "Quatorze heures par jour, c'est trop…" Ils
m'ont répondu : "Si ça ne te plaît pas, on trouvera
quelqu'un d'autre. Les gars comme toi, ce n'est pas ça qui manque…"
– "Non, non, ça va comme ça, c'est très bien.
Quatorze heures, quinze si vous voulez!" Ça s'est terminé
par des travaux de nettoyage dans une centrale nucléaire… Et ensuite
ils m'ont renvoyé au pays pour y crever. Ce que je viens de faire.
QUATRIEME EMIGRANT - Moi, j'ai eu de la chance. J'ai trouvé des frères,
de vrais frères! Ils m'ont reçu, ils m'ont nourri et je suis devenu
l'un des leurs. Et maintenant, je suis un expert en matière d'explosifs…
Et j'ai attendu qu'ils me donnent une mission. J'avais fait mon testament. Et
quand le jour est venu, je me suis mis une ceinture de pétards autour
du ventre… J'espérais bien en avoir une dizaine d'infidèles,
j'en ai eu plus de cinquante. Et maintenant, du paradis d'Allah, je contemple
ces petites fourmis affolées. Ah, ils ne voulaient pas me laisser rentrer
dans leur pays et c'est moi qui les en ai fait sortir.
4
DIEU - Pourquoi m'avez-vous montré ça? C'est très touchant,
je vous l'accorde mais vous savez bien que je ne m'intéresse pas aux
cas individuels.
UN ANGE - Je le sais… mais tout de même, est-ce que certains n'en
valent pas la peine?
DIEU – On n'en sortirait pas! Pouvez-vous me citer un seul cas où
j'ai fait quelque chose pour qui que ce soit en particulier?
ANGE – Non, bien sûr… mais… on peut toujours…
se repentir!
DIEU – Vraiment? Et croyez-vous qu'Auschwitz ou Hiroshima auraient eu
lieu si j'étais le Dieu que l'on croit que je suis? Non, vous le savez
déjà, je ne m'intéresse qu'aux données statistiques…
Je suis le Dieu des armées, c'est à dire le Dieu des choses innombrables.
Il ne faut pas se noyer dans le détail! Or, j'ai un excellent tableau
de bord et globalement, le bilan est positif.
UN ANGE - Vraiment?
DIEU - Oui, les hommes et les femmes vivent de plus en plus vieux. C'est positif,
ça, non?
UN ANGE - Ah, si vous faites de l'âge un critère du bien!
DIEU - Ni du bien ni du mal. Je m'occupe seulement des plus et des moins…
D'autre part la démocratie progresse? Vous me l'avez dit l'autre jour.
UN ANGE - Bien lentement. Et même dans certains pays elle régresse.
DIEU - Ne faisons pas le détail… Quant aux guerres, elles font
de moins en moins de victimes.
UN ANGE – Où avez-vous vu ça?
DIEU – Là, regardez… Un article très documenté
dans un journal très sérieux.
UN ANGE – Oui, mais il n'y a pas que les guerres…
DIEU – Si vous cherchez la petite bête… Quant au taux de scolarisation
des femmes, il est en bonne voie, c'est écrit là…
UN ANGE - Oui, c'est vrai, on peut le dire. Mais…
DIEU - C'est important, le taux de scolarisation de femmes… Elles s'instruisent,
donc elles se démocratisent… Et elles se mettent à faire
moins d'enfants. Et il y a d'autant moins de problèmes qu'il y a moins
d'enfants. Je ne suis pas pour les problèmes!
UN ANGE - Et pourtant, vous avez dit: croissez et multipliez-vous!
DIEU - L'ai-je vraiment dit? Aujourd'hui, je dois avoir changé d'avis….
UN ANGE – C'est nouveau!
DIEU – Oui, c'est nouveau. Je m'adapte moi aussi. Il était temps!
UN ANGE – On aura tout vu!
DIEU – Il faudrait vous remettre en cause un peu vous aussi, vous retardez,
cher ange… Toute cette sensiblerie! Donc regardons l'ensemble. Tout va
bien: longévité, démocratie, guerres, scolarisation des
femmes, c'est l'essentiel, même si ça va lentement. Ne m'en demandez
pas plus.
UN ANGE - Que dirai-je à tous ceux qui viennent me trouver?
DIEU - Mais rien, cher ange, rien du tout… Attendez qu'ils comprennent!
UN ANGE – C'est facile à dire…
DIEU - C'est à eux de comprendre, pas à moi. Je n'y peux rien!
Pour le moment, ils ne sont pas encore achevés, ils n'en sont qu'à
un stade… oserais-je dire pré-humain, un stade encore assez monstrueux,
il faut bien le reconnaître? Qu'ils relisent Darwin s'ils veulent survivre!
Je ne voudrais pas les vexer, eux qui sont si contents d'eux-mêmes, mais
ils doivent découvrir tout seuls qu'il leur reste beaucoup de chemin
à faire pour accéder à l'intelligence, devenir les véritables
maîtres de leur vie, se comporter enfin comme des adultes respectueux
les uns des autres… La fin de fils de fer barbelés! Je suis bien
d'accord, il faut que ça se fasse, mais encore une fois il faut qu'ils
le fassent eux-mêmes. C'est la condition pour que ça réussisse.
UN ANGE – Aurez-vous la patience d'attendre.
DIEU – Vous savez, cher ange, d'après ce qu'on dit je suis éternel….
Mille ans pour moi sont comme un jour et ça ne coûte pas cher d'être
patient.
UN ANGE – C'est votre dernier mot?
DIEU – Je crois que oui. Je leur ai cédé tous mes pouvoirs.
Que voulez-vous de plus?
RAPPEL HISTORIQUE
Dans les années 1800, c'est à dire avant l'essor de l'ère
industrielle, les nations, chacune de leur côté, avaient développé
une économie autonome et se suffisaient à peu près à
elles-mêmes: ce qui signifie que leurs cultivateurs tiraient le la terre
des produits assez nombreux et assez variés (multiculture vivrière)
pour nourrir les populations locales… Plus ou moins bien, évidemment,
selon la richesse du sol et les accidents climatiques. Mais le système
fonctionnait…
Sont alors arrivés, au XIXe siècle, la colonisation et le grand
commerce… suivis aujourd'hui par l'invasion des multinationales et la
mondialisation. Les pays du tiers monde ont alors cessé d'être
autarciques, car les multinationales de l'alimentation ont acheté (confisqué)
leurs terres aux paysans locaux pour les consacrer à la culture de masse
des grands produits mondiaux (les monocultures : le caoutchouc, le colza, le
riz, l'huile, le coton, le sucre, le café, les bananes, le cacao…)
Or le prix d'achat de ces grands produits n'a jamais été très
élevé et – concurrence oblige – a même considérablement
diminué pendant les dernières décennies (par exemple entre
1980 et 2001 le café passe de 411 dollars à 63. le coton de 261
à 110. le riz de 521 à 180… et le mouvement est général
). Et même s'il remonte aujourd'hui (2006) pour cause de pénurie,
le bénéfice n'en est pas pour les pays producteurs. Lesquels pays,
qui ne peuvent plus cultiver ce qui leur est directement nécessaire pour
vivre, ne peuvent pas davantage acheter sur le marché les boites de conserves
que leur proposent les multinationales.
A ceci s'est ajouté la surpopulation… Avant l'époque pastorienne
la régulation de la population se faisait par la mortalité enfantine.
Mais l'hygiène et les vaccinations ont contribué à l'envol
démographique du tiers monde, ce qui n'a fait que rendre plus aigus les
problèmes de subsistance. Nous sauvons des enfants qui ensuite ne peuvent
plus se nourrir! A ceci s'est ajouté l'effet de la télévision
et des communications de masse qui montrent aux pauvres la façon dont
vivent les riches, toujours plus riches…
Pour ces toutes ces raisons, toutes liées à la rencontre du monde
avancé avec le monde sous-développé, la vie dans les pays
pauvres est devenue de plus en plus difficile et il s'est amorcé un immense
mouvement d'émigration. Les pays riches l'ont dans un premier temps accepté
et même provoqué, car ils avaient besoin de main-d'œuvre.
Mais devant ce que beaucoup considèrent somme une invasion, ils y mettent
aujourd'hui un frein… A toutes les époques il y a eu des voyageurs
: pèlerins, soldats, étudiants, voyageurs, savants, professeurs,
marchands, exilés, diplomates… A toutes les époques on a
vu se produire de notables mouvements de population : émigration, invasions…
Mais jamais on n'avait vu devant les frontières des pays riches un tel
rassemblement de malheureux prêts à tout pour entrer au paradis.