Déposé à la SACD
STALINE : LA GRANDE PURGE
LE MARECHAL TOUKHATCHEVSKI
Michel Fustier
(site http://theatre.enfant.free.fr )
PERSONNAGES
L'historien de service, Staline, Yeshov,
Hitler, le général Heydrich, Himmler,
Deux sous-officiers et un capitaine russes,
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L'HISTORIEN DE SERVICE - Depuis qu'en 1917, la Russie est devenue l'URSS, Staline
y exerce un pouvoir... comme on l'aurait dit sous les tsars, "despotique",
et au-delà même du "despotisme", un pouvoir tel qu'il
n'y en a jamais eu en aucun temps et en aucun pays. Pour des raisons complexes
et mystérieuses, il a déjà envoyé à la mort
ou en Sibérie, ce qui revient au même, plusieurs millions de ses...
sujets, ou plutôt de ses "suspects": des paysans, des intellectuels,
des médecins, des professeurs, des prêtres et bien d'autres encore.
Mais Staline est un anxieux et même cela n'a pas calmé ses tourments...
En 1938, le dit Staline, du fond de son Kremlin, a convoqué Nicolaï
Yezhov, le nouveau terrifiant chef de sa police secrète...
STALINE - Ce que je crains par-dessus tout, camarade Yezhov, c'est la subversion.
YESHOV - La subversion? Nous avons déjà fait beaucoup... Les prisons
et les camps sont pleins! Et nous en avons exécuté tellement...
STALINE - Ce que vous avez fait n'est rien... Il reste beaucoup de place en
Sibérie. Je vous rappelle que la police a des devoirs envers la nation!
YESHOV - Vous avez encore quelques inquiétudes? A qui pensez-vous?
STALINE – A l'armée! L'armée me préoccupe. C'est
une sorte de bloc lourd au sein duquel... Je veux que vous écrasiez dans
l'œuf toutes les conjurations qui pourraient s'y faire, qui s'y font déjà...
Je veux que vous me fassiez disparaître Toukhatchevski et tous les officiers
qui complotent avec lui...
YESHOV - Toukhatchevski! Le commandant en chef? Le maréchal Toukhatchevski?
C'est un gros morceau!
STALINE - Oui! Et alors? C'est au sommet de la hiérarchie que l'on a
le plus de tentations. Supprimez d'abord Toukhatchevski! Et ensuite raclez-moi
l'armée jusqu'à l'os. Il y en aura peut-être qui ne sont
pas coupables, mais il vaut mieux broyer mille innocents que de laisser échapper
un coupable.
YESHOV – On dirait que vous avez peur?
STALINE - Peur? Non! Qui a dit ça? Peur... non, non... Je n'ai jamais
peur. Je sais seulement ce que c'est que de gouverner. Vous me présenterez
un plan. Toukhatchevski et toute sa clique... Au moins trente ou quarante mille
officiers...
YESHOV – Ça fait un bon paquet! Bien, camarade Staline.
STALINE – Et naturellement, vous prenez tout ça sur vous... Moi,
je ne suis pas censé y avoir mis le nez. Je vais partir en vacances sur
la Mer noire... Envoyez-moi seulement un rapport tous les soirs et je vous dirai
ce qu'il faut faire le lendemain.
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L'HISTORIEN DE SERVICE - L'Allemagne avait les yeux fixés sur l'URSS.
L'Allemagne, dont l'objectif premier était de s'emparer des riches terres
de l'Est... Hitler a fait venir dans son bureau le chef de la police secrète,
Himmler et son adjoint, le général Heydrich.
HITLER - Alors? Ce que vous m'avez dit au téléphone m'intrigue...
HIMMLER - Mon Führer... Il se passe pour le moment des choses étranges
chez les Russes... Staline a pris la décision de purger son armée!
HITLER - C’est-à-dire...? Himmler, vous m'intéressez...
HIMMLER - Staline est victime d'une forme de délire de persécution.
Il soupçonne tout le monde de vouloir détruire son URSS. Il a
déjà fait beaucoup de dégâts mais cette fois-ci,
il s'en prend à ses officiers. Comme s'il craignait un putsch militaire.
HEYDRICH - Et il s'en prend particulièrement au maréchal Toukhatchevski!
HITLER - Hein... au maréchal Toukhatchevski? Mais je croyais que c'était
une sorte de génie?
HEYDRICH - Oui mon Führer... C'est une sorte de génie. Raison de
plus pour s'en débarrasser! Un génie de l'organisation et de la
stratégie. L'immense reconstructeur de l'armée rouge...
HIMMLER - Il a donc fait arrêter Toukhatchevski et il se prépare
à le juger et probablement à le fusiller. Il veut éliminer
tous ceux qui pourraient lui prendre sa place...
HITLER - Vous le connaissez, vous l'avez rencontré, ce Toukhatchevski?
HEYDRICH – Oui, deux fois... Et il a autrefois servi dans l'armée
du tsar... ce qui suffit maintenant à condamner un homme. Et il a fait
de la musique avec Tchaïkovski! Il joue du violon.
HITLER – Ah! Du violon... Et quel est le chef d'accusation?
HIMMLER - Quelque chose comme trahison... on intelligence avec l'ennemi. Ils
sont très forts pour truquer les procès. Ou simplement antisoviétisme.
HITLER – Et vous m'avez dit que beaucoup d'autres officiers sont en cause...
HIMMLER - Oui... En fait, Staline a peur d'un coup d'Etat militaire. Comme Napoléon
l'a fait le 18 Brumaire... D'ailleurs le maréchal Toukhatchevski a été
surnommé le petit Napoléon!
HITLER - Staline va complètement désorganiser son armée...
Combien d'officiers?
HIMMLER - L'opération est en cours. Mais le "Camarade" Staline
n'est pas homme à faire les choses à moitié. Il en fusillerait
cinquante pour cent de l'effectif que ça ne m'étonnerait pas.
HITLER - Je vous ai toujours dit qu'il fallait pourrir un pays avant de lui
déclarer la guerre. Mais s'ils s'en chargent eux-mêmes! (il se
frotte les mains) Une armée décapitée... Nous rentrerions
là-dedans comme un couteau dans du beurre! Heydrich, suivez cela de près.
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L'HISTORIEN DE SERVICE - En effet, il se passa chez les Soviétiques des
choses que même Hitler n'aurait pas pu imaginer. La grande terreur avait
frappé la Russie... Deux sous-officiers russes se retrouvent au bar de
leur régiment, ils boivent de la vodka... Ou plutôt ils essayent
de noyer leur inquiétude dans la vodka...
PREMIER SOUS-OFFICIER - J'ai comme l'impression que ça ralentit tout
de même un petit peu.
SECOND SOUS-OFFICIER- Faute de combustible! Les gradés se font rares.
Ils en ont pris tellement...
PREMIER - Nous, au régiment, on a déjà perdu, rien que
pour les lieutenants, (il compte sur ses doigts) Balikov, Schedarvze, Rieman,
Dotspolitz... quatre lieutenants!
SECOND - Tu oublies Saachvili!
PREMIER - Oui, c'est vrai... Ça fait cinq. Cinq sur sept!
SECOND - Et on n'a jamais réussi à comprendre pourquoi. C'étaient
des braves gars.
PREMIER - Tiens voilà le capitaine... De tous nos capitaines, c'est le
seul qui nous reste. Plus qu'un seul capitaine! Même de colonel, on n'en
a plus. (ils se lèvent et saluent) Capitaine!
LE CAPITAINE - (s'asseyant) Ça va, ça va... La même chose.
(on le sert)
PREMIER - Mon capitaine, qu'est-ce qui se passe, qu'est-ce qui va se passer?
Et pourquoi, qu'est-ce qu'ils ont fait, tous?
LE CAPITAINE – Vous ne devinez pas? Subversion! Et aussi certains étaient
trotskistes, ou contre-révolutionnaires. Et qu'est-ce qui va se passer?
Je n'en sais rien non plus... Et j'oubliais, il y en avait qui avaient combattu
avec les Blancs en 1920... Ou qui avaient fait la guerre d'Espagne...
SECOND – Et c'est partout pareil?
LE CAPITAINE - Vous voulez dire dans toute l'armée? Oui, c'est partout
pareil. Jusqu'aux généraux et aux amiraux. Il ne nous en reste
pas beaucoup! Même les commissaires politiques...
PREMIER - On dit qu'ils les ont tous torturés pour qu'ils se dénoncent
les uns les autres. C'est secret, mais ça se sait. Tout le monde a dénoncé
tout le monde... Pour essayer de sauver sa peau!
LE CAPITAINE – Je ne peux pas vous dire le contraire...
SECOND - Et tout ça, ça a commencé avec le Maréchal...?
LE CAPITAINE - Oui, ça a commencé avec Toukhatchevski. Les juges
étaient pourtant des maréchaux ou des généraux!
Mais ces généraux-là, ils se disaient qu'au prochain tour,
ce serait à eux d'être dans le box des accusés.
SECOND - On dit que Toukhatchevski aussi avait été torturé...
avant d'être fusillé?
LE CAPITAINE - C'était lui le chef, il devait tout savoir de ce qui se
préparait, de cette conspiration qui.... Il fallait qu'il donne les noms...
On dit qu'il n'a pas parlé.
PREMIER - On dit aussi que Staline avait peur de lui et que c'est pour ça
que...
LE CAPITAINE - Staline a peur de tout le monde. Staline fauche toutes les têtes
qui dépassent, et en particulier tous ses vieux copains des débuts
de la Révolution... Ils pourraient trouver des choses à dire sur
lui. On a toujours des choses à cacher... Certains disent qu'il a autrefois
collaboré avec la police des tsars, l'Okrana... Il est fou!
PREMIER - Mon capitaine, vous vous rendez compte de ce que vous dites?
LE CAPITAINE - Je ne le dirais pas à n'importe qui... Mais vous... je
ne crains rien.
SECOND - Et vous, vous y croyez à la conspiration?
LE CAPITAINE – Qu'est-ce qu'on en sait? C'est de la magouille politique.
Ici, on ne sait jamais la vérité. La vérité, c'est
ce qu'on veut qu'elle soit... Si tu veux noyer ton chien, tu dis qu'il a la
rage... et si c'était vrai, la rage? Voilà, j'ai fait preuve de
patriotisme! Allez, je vous laisse. Et encore une fois, motus! La seule chose
que je sache c'est que si nous avions une guerre maintenant... je ne donnerais
pas cher de notre armée!
L'HISTORIEN DE SERVICE - Cet épisode de l'histoire de l'URSS est connu sous le nom de Grande Terreur ou Grande Purge. Dans sa folie, Staline fit fusiller ou condamner à la Sibérie un grand nombre d'officiers. On ne peut pas être très sûr des chiffres, mais les historiens disent qu'il se débarrassa de 3 maréchaux sur 5, de 8 amiraux sur 9, de 14 commandants d'armée sur 16, de 136 commandants de division sur199, de 60 commandants de corps sur 108... etc. En incluant les officiers subalternes et les commissaires politiques... au total environ 43 000 officiers sur 107 000! Et leurs proches et leurs familles furent aussi arrêtés et condamnés... Cela donc se passait en 1938 et 1939. Quand les Allemands envahirent l'URSS en 1941 et que les Russes mobilisèrent des millions de paysans illettrés, il n'y avait plus à la tête des régiments, pour encadrer et former ces nouvelles recrues, que des sous-lieutenants sans chefs... C'est un miracle que l'URSS n'ait pas sombré alors sous les coups de l'Allemagne nazie.
RAPPELS HISTORIQUES
L'histoire de l'URSS est marquée par la propagande, le mensonge et le
secret. L'historien en est souvent réduit à se reposer sur des
hypothèses...
Staline, selon Montefiore, aurait été profondément déstabilisé
par le suicide de sa femme en 1932, suicide dont certains se demandent s'il
ne porte pas la responsabilité directe. C'est en tout cas à partir
de cette date qu'il devient de plus en plus solitaire et sa politique de plus
en plus folle et violente. Il se compare volontiers au tsar Ivan le Terrible,
dont le nom seul fait frémir
La police politique de l'URSS fut fondée par le terrible Dzierzynski.
C'était alors la TCHEKA qui devint successivement qui devint successivement
le GPU (Guepeou), le NKVD, le NVD, le NKGB, le MGB, le KGB.... Situation très
confuse et complexe, avec beaucoup de responsables successifs: Dzierzynski,
Menjinski, Iagoda, Yezhov (ou Jezov ou Yerhov), Beria...... dont on ne sait
auquel doit revenir le prix de la violence et de la cruauté. Ils furent
d'ailleurs pour la plupart éliminés à leur tour peu de
temps après leur destitution.
En 1956, Alexandre Orlov, un général russe qui avait réussi
à fuir avant d'être arrêté, aurait découvert
dans les papiers de la police tsariste, l'Okrana, des papiers qui prouveraient
que Staline dans sa jeunesse aurait été un de ses informateurs.
Il affirme aussi que, sur cette base, le NKVD aurait, avec la complicité
de Toukhatchevski et de l'armée, préparé un coup d'Etat
pour renverser Staline. Yeshov, nommé à la tête de la police
politique, aurait alors été chargé d'écraser les
conspirateurs: d'où la Grande Purge. Les cinq juges militaires, (des
généraux et maréchaux) qui avaient condamné Toukhatchevski
furent eux-mêmes, peu après, arrêtés et exécutés.
Toukhatchevski avait mis au point la fameuse tactique des "Opérations
en profondeur" (deep operations) qui consistait à percer sur un
point (ou deux) le front ennemi, non pas, comme le Blitzkrieg allemand, pour
foncer aussi loin que possible, mais pour venir au contraire se refermer sur
l'arrière immédiat de l'ennemi et l'encercler, comme une agrafe
qui se retourne sur la liasse de papier qu'elle a percée. C'est cette
tactique qui permit à l'armée rouge de finalement repousser l'armée
allemande dans les années 42-44.
Pour l'anecdote, en 1916, le général de Gaulle (alors capitaine)
fut emprisonné en même temps que Toukhatchevski, dans la forteresse
d'Ingolstadt en Allemagne? Cette forteresse était réservée
aux fortes têtes. Toukhatchevski réussit à s'évader
après cinq tentatives. De Gaulle, qui avait fait autant, ne réussit
pas et dut attendre la fin de la guerre pour retrouver sa liberté.