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Déposé à la SACD

LE MARECHAL DE VAUBAN
***
Michel Fustier
(toutes les pièces de M.F. sur : http://theatre.enfant.free.fr )

PERSONNAGES
Vauban, Mazarin, Louis XIV
Pontchartrain, Saint-Simon, l'historien de service.


1 - (rencontre Mazarin-Vauban)
L'HISTORIEN DE SERVICE - Louis XIV (1638-1715) fit beaucoup de guerres. Bien plus que Napoléon! Pour les conduire, un certain nombre de maréchaux illustres comme Turenne, ou Condé, ou Villars… lui apportèrent leurs talents de stratèges. Mais nul ne joua un rôle plus important que Sébastien Le Prestre de Vauban (1633-1707), le spécialiste des sièges et des fortifications, dont les forteresses étaient quasiment imprenables et auquel nulle place fortifiée ne résistait. Celui-là même qui nous laissa en héritage tant d'ouvrages militaires qui constellent le territoire. La carrière de Vauban commença alors que le Roi Louis XIV était dans sa minorité et que Mazarin gouvernait la France… Après la prise de Gravelines en 1658, Mazarin reçoit Vauban…
MAZARIN - Mais je vous ai déjà vu!
VAUBAN - Oui, Eminence…
MAZARIN - N'êtes-vous pas ce jeune cavalier de l'armée du prince de Condé qui, sous la menace de son pistolet, força un de mes lieutenants à le faire prisonnier avec les honneurs de la guerre…? Rappelez-moi votre nom…
VAUBAN - Vauban, Eminence.
MAZARIN - C'est bien ça! Ce jeune cavalier qui se fit ensuite enrôler dans l'armée du Roi! Je me souviens très bien… Donc vous voilà devenu ingénieur militaire?
VAUBAN - Oui, Eminence… Les hasards de la guerre!
MAZARIN - Quel âge avez-vous, de quelle province venez-vous?
VAUBAN - J'ai vingt-cinq ans et je suis né dans le Morvan. Mon père était un modeste gentilhomme… J'ai passé ma jeunesse à courir les prés et les bois. Quelques études aussi… et à 17 ans je me suis engagé… dans l'armée du prince de Condé, comme vous le savez. C'était naturel, il était le seigneur de ma province. On m'y a employé aux travaux du siège de Sainte-Menehould et j'y ai acquis quelque expérience sur la façon de prendre une ville. Et puis, donc, comme vous le savez, j'ai rejoint les armées du Roi.
MAZARIN - Et il paraît, me dit M. de Turenne, que vous vous êtes fait remarquer au siège d'Ypres?
VAUBAN - Je vous remercie… Mais j'ai aussi participé au siège d'Audenarde.
MAZARIN - Je ne le savais pas…. Et étiez-vous au siège de Montmédy?
VAUBAN - Oui. J'y étais.
MAZARIN - Ce ne fut pas un grand succès, m'a-t-on dit. Je m'interroge, dites-moi votre opinion.
VAUBAN - Nous y avons perdu beaucoup de monde.
MAZARIN - Mais encore?
VAUBAN - Il n'y avait que 700 hommes dans la ville et nous, nous en avions 10 000, dont 300 furent tués et plus de 1 800 blessés.
MAZARIN - C'est bien cher acheter une place!
VAUBAN - Et encore je ne donne ici que les chiffres de l'hôpital, sachant que n'allaient à l'hôpital que les blessés qui ne pouvaient faire autrement, car l'hôpital était fort mal administré.
MAZARIN - Vraiment?
VAUBAN - Je dis les choses comme je les pense… Et sur cinq ingénieurs militaires que nous étions, je fus le seul survivant. J'ajoute, et cela résume tout, que la ville aurait pu être emportée en quinze jours si le siège avait été bien mené, et nous y mîmes quarante-cinq jours!
MAZARIN - Vous êtes bien sûr de vous.
VAUBAN - Je n'ai pas l'habitude de parler à la légère.
MAZARIN - Je l'espère. Tenez, voilà cette récompense pour vous. Nous ferons d'autres sièges et nous aurons de nouveau besoin de vous.

2 - (le siège de Maastricht)
L'HISTORIEN DE SERVICE - En effet, quelques années après, en 1673, Louis XIV vient d'arriver avec toute sa cour pour assister à la prise de Maastricht par ses troupes. Il fait appeler Vauban.
LOUIS XIV - Monsieur de Vauban, j'ai résolu de vous confier la direction du siège de Maastricht. Le bruit de votre talent s'est répandu et j'ai fait savoir aux commandants des armées qu'ils fassent faire par leurs troupes ce que vous leur direz. C'est à vous de jouer: Vous êtes au pied du mur… Jamais expression ne fut plus juste!
VAUBAN - Votre Majesté, Maastricht est une ville puissamment fortifiée! Et elle est tenue par une forte garnison.
LOUIS XIV - Monsieur l'ingénieur militaire, vous n'allez pas me manquer! J'ai amené toute la Cour pour assister au combat. J'entends que ce soit un spectacle magnifique, qui soit digne d'elle! Mais expliquez-nous un peu, pour voir, quelle sera votre stratégie?
VAUBAN - Elle est entièrement inspirée par le désir qu'elle ne soit pas trop coûteuse en hommes.
LOUIS XIV - C'est une bonne intention. Encore faut-il qu'elle soit efficace et qu'elle ne prenne pas trop de temps. Cela compte aussi… Notre temps est précieux. Et celui de la Cour aussi!
VAUBAN - Justement! Je pense qu'évitant toute précipitation, ma méthode se montrera aussi la plus rapide. Et de beaucoup!
LOUIS XIV - Expliquez-nous donc cela, monsieur de Vauban.
VAUBAN - Mais volontiers! La grande erreur de beaucoup de sièges auxquels j'ai pris part ou dont j'ai étudié l'histoire est que, trop pressé, l'attaquant ne prend pas le temps de faire les travaux préliminaires qui sont nécessaires. Il fait des tranchées trop étroites, dans lesquelles il envoie en foule des soldats qui se bousculent les uns les autres. Dès lors les canons de l'ennemi se font un jeu de faucher cette troupe désordonnée, sans lui laisser le temps d'atteindre les remparts, aux pieds desquels l'assaut, de toute façon, s'éteindrait.
LOUIS XIV - Vous êtes sévère pour vos prédécesseurs!
VAUBAN - Ce qu'il faut, c'est prendre son temps. C'est comme cela qu'on en gagne… Donc d'abord creuser, perpendiculairement aux remparts, de larges tranchées d'accès par lesquelles plus tard les troupes pourront circuler en nombre. Et ne pas en faire qu'une, mais au moins deux, situées en face de la partie des fortifications que l'on a décidé d'attaquer. Et les faire assez ondulantes pour que l'ennemi ne puisse pas les prendre en enfilade avec ses canons. Et il faut savoir aménager par endroit des "places d'armes" c'est-à-dire les larges espaces qui sont nécessaires aux croisements des troupes.
LOUIS XIV - Tout cela doit être bien long!
VAUBAN - Pas tant que vous le pensez si l'on a de bons ouvriers, bien équipés. Ensuite, hors de portée des canons ennemis, ouvrir une tranchée parallèle au mur de la ville, dans laquelle on pourra abriter les troupes et le matériel. Et qui, éventuellement, permettra de résister à une attaque de l'extérieur, si par hasard une armée ennemie tentait de secourir les assiégés.
LOUIS XIV - Tout est prévu à l'avance!
VAUBAN - N'est-ce pas comme cela qu'il faut procéder, étape par étape?
LOUIS XIV - En effet… Continuez, monsieur de Vauban.
VAUBAN - Ensuite je prolonge les tranchées en direction de la ville et je creuse une seconde parallèle dans laquelle, de nuit, je fais porter mes canons… Enfin je veux dire les vôtres, naturellement. Ils sont assez proches des murs de l'ennemi pour commencer à les bombarder efficacement.
LOUIS XIV - A quelle distance placez-vous votre seconde tranchée?
VAUBAN - Cela dépend du terrain, cent ou cent cinquante toises… Ensuite, lorsque les batteries de l'ennemi ont été réduites au silence et ses murs ébranlés, je creuse une troisième tranchée parallèle, au pied des défenses adverses. Celle-ci permettra de regrouper les troupes pour l'assaut, si une brèche a été faite. Sinon, on s'en servira pour creuser des mines sous le rempart et le faire sauter.
LOUIS XIV - Je constate que jusqu'ici, vous avez utilisé bien plus la pelle que le mousquet…
VAUBAN - Oui, la pelle et la brouette! Mais n'oubliez pas les canons, qui sont, comme on dit, "l'argument suprême des Rois".
LOUIS XIV - Ce n'est que trop justement dit.
VAUBAN - Les canons forment toujours un beau spectacle pour la Cour.
LOUIS XIV - Certes, c'est le clou… Et ensuite?
VAUBAN - Ensuite, ce n'est plus de mon ressort… Ayant amené les troupes à la brèche, je les rends à leurs officiers qui les conduisent à l'assaut.
LOUIS XIV - Quel délai vous donnez-vous pour prendre Maastricht?
VAUBAN - Si l'on obéit à mes ordres, quinze jours.
LOUIS XIV - Si l'on obéit à vos ordres… Qu'est-ce à dire?
VAUBAN - Qu'est-ce à dire… Eh bien, que vos officiers, tout bouillants d'aller au combat, ne peuvent souvent pas se retenir de lancer ici ou là des attaques prématurées, qui échouent et dans lesquelles ils perdent beaucoup de soldats. La précipitation dans les sièges ne hâte point la prise des places, mais bien plus la retarde et l'ensanglante. Je ne sais si l'on doit appeler inconscience ou ostentation cette facilité que nous avons à nous mettre à découvert inconsidérément. C'est un mal bien français… Dieu seul pourrait nous en guérir. Moi, je procède pas par pas et je ne fais rien, si ce n'est sous le couvert d'une tranchée.
LOUIS XIV - Eh bien donc, monsieur de Vauban, donnez vos ordres. Nous veillerons à ce qu'ils soient obéis.

3 - (la carrière de Vauban)
L'HISTORIEN DE SERVICE - Maastricht fut pris, non en quinze jours, mais en treize. On avait donc bien obéi aux ordres de Vauban, qui poursuivit une carrière couronnée de nombreux succès.
LOUIS XIV - Après les succès que vous avez remportés, monsieur de Vauban, vous êtes pour moi désormais l'homme des sièges, à l'attaque comme à la défense. Et je veux qu'aucun ne soit entrepris sans votre présence. Bien plus, qu'après en avoir fait vous-même les plans, vous nous construisiez les places fortes que vous indiquera notre ministre de la guerre, M. de Louvois, de telle façon que nul ne puisse les prendre!
L'HISTORIEN DE SERVICE - Comme le nombre des places que restaura, fortifia, prit ou défendit Vauban est de l'ordre de 180, il est difficile de les énumérer toutes. Voici cependant les plus importantes: sur la frontière des Pyrénées: Bayonne, Mont-Louis, Perpignan… sur la côte méditerranéenne: Marseille, Toulon, Nice… sur la frontière des Alpes: Pignerol, Mont-Dauphin, Briançon… sur la frontière de l'est: Besançon, Nancy, Strasbourg… sur la frontière du nord… Mais là, les hauts-faits sont innombrables! Metz, Luxembourg, Charleville, Mons, Lille… ainsi que sur les côtes de l'Atlantique: Dunkerque, Dieppe, Saint-Malo, Brest, Belle-Île, l'Île de Ré, La Rochelle, Rochefort… Nous y épuiserions notre géographie! Ce qui laisse à deviner les longs voyages que Vauban dut faire à travers les mauvaises routes de France pour travailler presque simultanément dans tous ces endroits. On comprend à peine qu'un seul homme ait pu en faire autant.
LOUIS XIV - J'avais à moitié oublié tout cela. Je suis très impressionné!
VAUBAN - Pour que tous puissent à l'avenir s'en ressouvenir, j'ai pris soin de faire moi-même un relevé précis de mes travaux. Le voici! Mais je voudrais aussi profiter de l'occasion pour vous présenter un autre mémoire que j'ai fait: Places dont le Roi pourrait se défaire en faveur d'un traité de paix sans faire tort à l'Etat ni affaiblir ses frontières!
LOUIS XIV - Qu'est-ce que cela?
VAUBAN - On sait que ma folie est de fortifier les places fortes que je rencontre. Mais, quoique cela soit contre moi, j'estime que nous en avons trop…
LOUIS XIV - Vous, Vauban, le bâtisseur de places fortes, vous me dites qu'il y a trop de places fortes? Vous allez sans doute m'expliquer… Je suis sûr que c'est encore votre théorie du Pré carré?
VAUBAN - En effet, ou celle des Frontières naturelles, c'est-à-dire que le royaume étant "naturellement" borné par des mers, des fleuves ou des chaînes de montagnes, il faut défendre ce territoire avec une extrême fermeté, mais s'en tenir là! Votre Majesté, après nos combats, la paix est en vue. Permettez-moi de vous faire part de mes suggestions. Je ne suis guère content du travail que vous venez de me donner. Toutes ces places fondées à la hâte… Fort-Louis, Mont-Royal, Landau… vont vous obliger, pour les tenir, à disperser vos troupes sans qu'elles ne nous servent à rien. Si nous voulons durer longtemps contre tant d'ennemis, il faut songer à se resserrer.
LOUIS XIV - Vous pouvez m'en dire plus long?
VAUBAN - Je reprends mon raisonnement… Nous avons présentement en notre possession un trop grand nombre de places fortes. Certaines sont situées sur nos lignes de frontières et elles sont de très bonnes places, qui doivent être conservées.
LOUIS XIV - Je suis heureux de vous l'entendre dire!
VAUBAN - Mais d'autres places qui sont situées à l'extérieur de ces frontières et que nous avons eu l'imprudence de prendre, nous n'en savons que faire et elles devraient être échangées sans hésitation contre un bon traité de paix, ce qui améliorerait nos relations avec nos voisins d'Allemagne, de Catalogne, d'Italie, des Pays-Bas… Pour ma part, je suis partisan de ne pas aller chatouiller nos adversaires par des conquêtes faites en dehors de notre Pré carré, c'est-à-dire à l'extérieur de nos frontières naturelles. Même si elles sont glorieuses!
LOUIS XIV - Mon Dieu, vous voilà devenu un véritable politique!
VAUBAN - Quant aux autres places qui sont situées à l'intérieur de notre territoire, elles ne sont plus utiles car personne ne peut venir les attaquer. Pire que cela, elles pourraient servir telle ou telle tentative de rébellion intérieure! Ces places-là devraient être abandonnées et désarmées.
LOUIS XIV - Vous y allez fort. Et si je n'avais pour vous l'estime que vous savez…
VAUBAN - Votre Majesté, j'ai calculé que la suppression des garnisons de ces places en surnombre permettrait d'économiser quatre-vingt-deux bataillons et vingt-trois escadrons, dont le coût d'entretien annuel s'élève à six millions quatre cent mille livres! Ceci, joint à d'importantes économies que vous pourriez faire, peut-être, sur votre propre dépense et sur celles de la Cour, contribuerait à rétablir l'équilibre des finances de l'Etat.
LOUIS XIV - Vauban, je sais que vous avez l'habitude de pimenter vos lettres de conseils qui n'ont rien à voir avec vos fonctions. Mais vous êtes un parfait honnête homme et qui ose me dire ce qu'il pense. Je réfléchirai à vos suggestions… Jusqu'ici je n’ai pas toujours répondu bien régulièrement à vos lettres et je me suis contenté d'y prendre ce qu'il y avait de bon, selon mes desseins, qui ne s'accordent pas tout à fait avec vos pensées. Continuez cependant à m'écrire tout ce qui vous passe par la tête et ne vous rebutez pas, quoique je ne fasse pas toujours ce que vous proposez et que je ne réponde pas bien rapidement aux lettres que vous m'écrivez. Voilà tout ce que je vous dirai pour le présent, vous assurant qu'on ne peut avoir plus d'estime, de considération et d'amitié que je n'en ai pour vous.
VAUBAN - Votre Majesté, je vous remercie.

4 - (recueil des remarques avisées de Vauban)
(cette scène peut être raccourcie ou omise)
LOUIS XIV - Ce sont là toutes les lettres de Vauban?
L'HISTORIEN DE SERVICE - Oui, Majesté, elles ont été soigneusement conservées.
LOUIS XIV - Il m'y a donné tant de précieux conseils… A moi et à mes ministres. J'aimerai les feuilleter à nouveau.
L'HISTORIEN DE SERVICE - Les voici. Je les pose devant vous.
LOUIS XIV - Peut-être pourriez-vous m'y aider, vous qui vivez hors de ce temps et n'en avez pas les passions… Je garde cette liasse et je vous donne celle-ci. Nous les parcourrons des yeux et nous en relirons les passages les plus pertinents.
L'HISTORIEN DE SERVICE - Elles ne sont pas classées, nous allons chasser un peu au hasard.
LOUIS XIV - Qu'importe… (un temps) Ah, ah, je tombe sur ce passage, il est savoureux : "Ceux qui me critiquent à Versailles sont très ignorants du fort et du faible des places fortes…" Oui, c'est vrai que les courtisans ne comprennent pas et n'aiment pas notre grand homme… "Et si tous les raisonnements qu'ils font à Versailles se faisaient sous la pluie et dans le froid et dans des endroits où l'on tire, ces messieurs changeraient bientôt d'avis. Ne me parlez pas du courage d'un homme qui a les pieds au chaud et qui raisonne en chambre à son aise." Joli, n'est-ce pas? …Et, mon Dieu, voici la suite, c'est cette fois à moi d'en prendre pour mon grade: "Tout irait mieux si Sa Majesté voulait bien accepter de se conduire comme le personnage d'un grand Roi, qui est le seul qui convienne à sa grandeur, et renoncer à être le personnage d'un de ses généraux…" Il n'y a pas deux personnes à la cour qui oseraient… Cela me fait du bien de prendre de temps en temps comme qui dirait un bon bain froid.
L'HISTORIEN DE SERVICE - J'en trouve encore une autre bien bonne vous concernant: "Par la lettre qu'elle m'a fait parvenir, sa Majesté me subordonne à M. le maréchal de Choiseul. Mais par ma lettre de service je me trouve subordonné à M. le duc de Chaulnes. Me voici donc sous les ordres de deux maîtres, contre le précepte de l'Ecriture qui nie que cela soit possible. Auquel des deux obéirai-je? C'est à vous, Monseigneur, de démêler cela."
LOUIS XIV - Mon Dieu, ça n'est pas bien grave, mais je suis pris au piège de mes contradictions! Et, ceci… ah, là c'est plus qu'une pique! Ecoutez… personne, que lui, ne serait si direct et sur un point qui me touche tant: "Monseigneur, je sais qu'il n'est pas simple à un grand prince de se rétracter de choses qu'il a faites, mais je ne suis pas d'accord avec votre idée d'avoir révoqué l'Edit de Nantes. Il cause une infinité de maux dommageables à l'Etat, je veux dire le départ de quatre-vingt à cent mille personnes qui ont emporté avec elles plus de trente millions de livres, le déclin de nos arts et manufactures spécialisés, la ruine d'une partie considérable de notre commerce, la désertion de nombre de nos soldats et marins de valeur, sans parler des fausses conversions qui, en cas de guerre, fourniront autant de troupes de l'intérieur à nos adversaires."
L'HISTORIEN DE SERVICE - Il n'a pas beaucoup de pitié pour vous!
LOUIS XIV - Il est comme ça! Et voici comme il finit, c'est du pur Vauban: "Il n'y a pas d'autres remèdes concernant les Huguenots que de les exterminer ou de les contenter. Le premier me ferait horreur." Comme c'est élégamment dit! Cela ne le regarde pas et il ne craint pas de sortir de son sujet, mais… j'aime qu'il le fasse. Et quelquefois je m'interroge en effet sur cette histoire des protestants… Il est difficile d'avoir toujours raison!
L'HISTORIEN DE SERVICE - De lire cela sans vous fâcher… cela est vraiment grand. Ceci aussi, sur le même sujet: "Le succès de la Saint-Barthélemy, qui fit beaucoup plus de Huguenots qu'elle n'en défit, doit nous apprendre une bonne fois pour toutes que la religion se persuade et ne se commande pas."
LOUIS XIV - Oui, vous ne le croirez pas, encore une fois, cela me fait du bien d'être quelquefois repris si vigoureusement. Ne le dites à personne, qu'il m'a écrit des choses aussi contraires à ce que j'ai décidé.
L'HISTORIEN DE SERVICE - J'en aurai garde. Voici qui sort encore plus de son domaine: "Les ecclésiastiques ont abusé de la crédulité de vos sujets en leur faisant croire que leurs dons à l'Eglise étaient un moyen sûr d'acheter leurs péchés et de leur gagner le paradis. Quant aux moines, les biens qui composent les abbayes, prieurés, prébendes… ont été pour la plupart filoutés adroitement sous prétexte d'œuvres pieuses par des misérables qui, n'ayant de religieux que l'habit et l'apparence, n'ont pas eu de scrupules à réduire la veuve et l'orphelin à l'aumône."
LOUIS XIV - Cela est d'un grand libertin, j'aime mieux cela qu'un janséniste, mais comment lui en vouloir, il y a trop de vrai dans ce qu'il dit! Heureusement que cette lettre m'était personnellement adressée! Si elle était tombée dans les mains de quelque Tartuffe, et nous en avons tant! Mais je me souviens aussi d'un passage sur l'Inquisition… en Espagne, je crois… Oui, le voici: "L'Espagne doit se débarrasser de l'Inquisition qui effarouche et détruit ses sujets, et de cette quantité prodigieuse d'ecclésiastiques et de moines, dont les richesses innombrables ne servent qu'à entretenir la débauche, le luxe et l'oisiveté." Connaissez-vous deux hommes aussi audacieux dans leurs opinions?
L'HISTORIEN DE SERVICE - Oh, sur les ecclésiastiques, il y a meilleur, si l'on peut dire: Il s'agit des colonies, là, ici…: "Pour remettre sur pied nos colonies du Canada et des îles de l'Amérique, il faudrait en retirer totalement les moines qui s'y sont fait des rentes et ces riches abbayes qui réussissent incomparablement mieux à s'enrichir qu'à opérer des conversions"… Il est vrai qu'il ajoute: "…et bannir toutes ces sociétés de marchands à titre de compagnies privilégiées."
LOUIS XIV - Cela me laisse songeur! Et encore ceci, sur un nouveau sujet, que j'aurais dû mieux entendre: "Si toutes ces pensées pouvaient amener Sa Majesté à se pencher sur la pauvreté de son peuple, sa domination deviendrait douce et désirable et ses sujets, sortant de l'état pauvre et souffreteux où ils sont, entreraient dans un état de bonheur et de félicité qui accroîtrait la puissance du Roi par le nombre prodigieux d'hommes propres à la guerre, aux arts, aux sciences et à la culture que la France produirait." Il a raison, le diable d'homme et il me prend par mon faible!
L'HISTORIEN DE SERVICE - Il me semble aussi… Oui, ceci encore est intéressant: "Bien que ma passion soit de fortifier les villes, je n'en ai pas moins celle d'assécher tous les marais que je rencontre pour les transformer en terres de labour et de faire porter bateau à toutes les rivières qui ont assez d'eau pour faire tourner un moulin et de plus de procurer, partout où cela est possible, l'eau nécessaire pour arroser les cultures… "
LOUIS XIV - C'est un homme qui… Il connait tout de la France et il cherche le bien de mes sujets, plus que moi peut-être.
L'HISTORIEN DE SERVICE - Et mon opinion profonde est que cet homme de guerre n'aime pas tellement la guerre et qu'il ne la fait que par devoir: "Les armées sillonnent le pays et les paysans ont tout perdu…" Il s'agit je pense de la guerre en Allemagne…" il ne leur est resté que les quatre murailles dans leur maison et beaucoup où il n'est demeuré ni charpente, ni toiture et pas un poil de fourrage. Une partie de ces paysans est en fuite et chez les autres il y a beaucoup de maladies et une grande mortalité."
LOUIS XIV - Oui, j'entends, c'est vrai… Ai-je trop aimé la guerre?
L'HISTORIEN DE SERVICE - Et ceci qui concerne les fortifications qu'il veut défendre, cette fois contre l'avarice de vos commis, contre la vôtre, peut-être aussi! "Quand il s'agit de construire pour vous les murailles que j'ai dessinées, il faut fuir les entrepreneurs trop bon marché qui la plupart du temps ne paient pas leurs fournisseurs, friponnent leurs ouvriers et laissent inachevés les ouvrages qu'on leur commande… Je vous en supplie, rétablissez la bonne foi, donnez le prix convenable pour les ouvrages que vous commandez et ne plaignez pas un honnête salaire à un entrepreneur qui s'acquittera de son devoir. Ce sera toujours le meilleur marché que vous pourrez trouver."
LOUIS XIV - Cela ne me fait pas plaisir, mais je l'entends. Ah, je vois ici le meilleur, mon Dieu comme il est insolent, mais comme il a raison: " Vous me dites - c'est à moi qu'il parle - que vous n'êtes pas d'avis de faire ce que j'ai dit. Mais "ne pas être d'avis" n'est pas une raison valable." Seigneur, c'est quasiment la raison d'Etat qu'il attaque! "Ne pas être d'avis n'est pas une raison!" Ce qu'il dit pourrait être une éminente maxime d'un de nos moralistes.
L'HISTORIEN DE SERVICE - Et quand il en revient aux choses militaires, c'est toujours avec une humanité qui est insistante: "Ici, à Besançon, vous voulez ménager le sang du soldat. Vous l'épargnerez bien davantage si vous le faites combattre non de nuit, mais de jour, sans confusion, sans tumulte, sans crainte qu'une partie de nos gens tire sur l'autre, comme il n'arrive que trop souvent. Il s'agit de surprendre l'ennemi et comme celui-ci s'attend toujours aux attaques de nuit, nous le surprendrons bien plus en effet lorsque, épuisé par les fatigues d'une veille, il faudra qu'il soutienne au petit matin les attaques d'une troupe fraîche… "
LOUIS XIV - J'ai vraiment trop tardé à le faire maréchal de France!
L'HISTORIEN DE SERVICE - Et ceci: "Les ouvriers qui travaillent aux fortifications selon un horaire réglé au son du tambour doivent être traités humainement. Or il y a une chose qui les fatigue beaucoup et nous rapporte peu, c'est le travail du dimanche qui est un jour destiné au repos par Dieu même. Il n'est pas possible que des corps qui ont travaillé avec vigueur six jours durant n'aient pas besoin de repos le septième pour se distraire un petit peu."
LOUIS XIV - Oui, peut-être que nous n'avons pas été assez attentifs au bonheur de nos sujets…
L'HISTORIEN DE SERVICE - Mais savez-vous qu'il lui arrive aussi de marcher sur les brisées de vos capitaines et de leur donner très librement son avis sur ce qui les concerne?
LOUIS XIV - Il y a longtemps que je sais qu'il ose tout…
L'HISTORIEN DE SERVICE - "Je vais encore une fois vous importuner, mais cela touche de si près l'attaque et la défense des places que je pense devoir être en obligation de vous donner mon conseil. La plus grande partie de vos soldats est armée de piques, pour repousser la cavalerie, et de mousquets, dont la charge se fait en trente-six temps, pareil délai n'étant bon que pour le champ de manœuvre. Ces armes sont tout à fait inappropriées pour les vrais combats. Je préfèrerais que vos troupes soient armées de fusils agrémentés d'une baïonnette tenue au fusil par une douille qui n'empêcherait pas de tirer."
LOUIS XIV - Je voudrais que tous mes serviteurs aient eu autant de bon sens. Et ceci, quelle largeur de vue, il regarde tellement plus loin que les fusils, les baïonnettes et les forteresses: "Si les bateaux des corsaires de Gravelines étaient un peu mieux aidés et soutenus qu'ils ne sont, ils feraient beaucoup plus de mal aux Hollandais que toutes nos armées de terre. Il ne sert à rien de se battre avec eux. C'est au commerce qu'il faut les attaquer, le commerce leur tenant lieu de prés et de vignes et de toutes les choses nécessaires à la vie." Il est un officier que sait dépasser son office!
L'HISTORIEN DE SERVICE - Ceci encore… On croit qu'il veut faire la guerre, mais il est bien au-delà! "Il n'y a pas de ville au monde où l'effet des bombes soit plus à craindre qu'à Paris. La dépense des fortifications de Paris ne doit pas rebuter le Roi, puisqu'il ne sortira pas une pistole du royaume et que ce sera un argent remué aux environs de Paris, qui donnera à vivre à quantité de pauvres gens, et qui fera que les autres paieront mieux l'impôt puisqu'il s'y fera plus de consommation."
LOUIS XIV - Je me suis, pour moi, toujours demandé s'il construisait ses forteresses pour les besoins de la guerre ou pour le travail qu'elles donnent aux pauvres gens… Je ne lui en veux pas! Terminerons-nous cette revue de détail…?
L'HISTORIEN DE SERVICE - Oui, voilà qui pourrait y mettre fin: "La conservation de cent de vos sujets doit vous être beaucoup plus considérable que la perte de mille de vos ennemis."
LOUIS XIV - Ou cela, qui vient très bien en conclusion: " Le Roi, de qui j'ai l'honneur d'être connu à fond est accoutumé à toutes mes libertés, et dès que je cesserais d'être libre il me prendra pour un homme qui devient courtisan et n'aura plus confiance en moi." Cela est vrai et c'est très bien dit. Merci, monsieur, de m'avoir aidé à ce dépouillement. Cette lecture me laisse songeur et me fait craindre d'avoir parfois bien mal profité des conseils de monsieur le maréchal de Vauban. Dieu nous le conserve longtemps.

5 - (la Dîme royale)
L'HISTORIEN DE SERVICE - Comme on l'a vu, Vauban s'intéressait à beaucoup de choses. Vers la fin de sa vie, il se pencha sur les problèmes des finances de l'Etat, du revenu des Français et de l'impôt. Il tenta de publier son Projet d'une Dîme royale, qui prônait une égalité fiscale. Mais les circonstances n'étaient pas très favorables à une réforme fiscale, circonstances qu'évoquent le chancelier comte de Pontchartrain et le duc de Saint-Simon, tous deux amis de Vauban. Nous sommes à la fin du règne de Louis XIV, à l'époque de la guerre de succession d'Espagne…
SAINT-SIMON - Monsieur le chancelier de Pontchartrain, j'apprends que notre ami Vauban a des ennuis.
LE CHANCELIER - Monsieur le duc de Saint-Simon, oui quelques ennuis… Mais en réalité, ce n'est rien!
SAINT-SIMON - Comment, ce n'est rien! On lui fait saisir son Traité de la Dîme royale et vous dites que ce n'est rien!
LE CHANCELIER - Une mesure administrative, à laquelle nous avons donné le moins de publicité possible.
SAINT-SIMON - Sa Majesté le Roi était pourtant parfaitement informé de ce que contient ce petit livre. A plusieurs reprises monsieur de Vauban le lui a présenté et ils en ont parlé ensemble… Vous étiez présent, si je me souviens bien… Et le Roi penchait de son côté.
LE CHANCELIER - Monsieur le duc, remettons les choses en place. Ce livre contient une audacieuse réforme fiscale, le projet de remplacer tous les impôts présents par un impôt unique qui toucherait tout le monde dans le royaume, jusqu'au clergé et aux nobles, selon un pourcentage qui serait le même pour tous… Permettez aux responsables de ce royaume de prendre quelques précautions!
SAINT-SIMON - Monsieur le chancelier, Vauban est l'homme qui connaît le mieux la France. Il l'a sillonnée tant de fois du nord au sud et de l'ouest à l'est pour aller procéder à des sièges ou construire des places fortifiées! Et il est l'homme du royaume qui connaît le mieux comment vivent ceux qui habitent les provinces de France, qu'il a trouvées fort misérables. Et le mot misérable est lui-même plutôt faible. Comment n'aurait-il pas éprouvé l'injustice de notre présent système d'impôt, qui épargne les riches pour faire payer ceux qui sont les plus pauvres? Et comment n'aurait-il pas essayé d'en trouver un autre? Et vous-même, n'êtes-vous pas de cet avis…?
LE CHANCELIER - Sur le fond, je le suis. Mais avez-vous songé au grand changement que ce serait que de faire payer l'impôt par tout le monde? Il faut être prudent.
SAINT-SIMON - Ne faut-il pas un changement de temps en temps?
LE CHANCELIER - Mon Dieu, si. Mais le faire dans ce temps où le trésor est vide, où le Roi vieillit et où nous faisons la guerre, et une guerre dans laquelle nous avons perdu tant de batailles… ce n'est guère le moment de bouleverser les intérêts…
SAINT-SIMON - Oui, je sais, ce n'est jamais le temps de changer quelque chose en France… Devrons-nous attendre une révolution?
LE CHANCELIER - Ecoutez, je suis ami de M. de Vauban autant que vous l'êtes. Nous avons, comme vous venez de le rappeler, travaillé ensemble à son projet de Dîme royale. Sur ce, il a demandé une autorisation pour le faire publier, que le Roi, incommodé de mille autres soucis, lui a pour le moment, refusée. Ce n'est pas l'époque, alors que toute la noblesse est aux armées en train de mourir ou de risquer sa vie pour défendre notre territoire, de venir attaquer ses privilèges. Sur ces entrefaites, Vauban, de crainte de mourir lui-même avant d'avoir fait connaître ses idées, fait imprimer en cachette et à ses frais quelques exemplaires de son petit livre, non pour le vendre, mais pour le donner à ses amis…
SAINT-SIMON - Je ne vois là rien de bien grave!
LE CHANCELIER - Non, si ce n'est que, s'étant fait beaucoup d'ennemis chez les nobles par sa nouvelle théorie, ceux-ci ont obtenu que le Conseil condamne sa publication et même la fasse saisir… Mais tout cela est resté fort discret, presque confidentiel…
SAINT-SIMON - Certes, mais quand Vauban l'a appris - personne ne le lui avait officiellement communiqué - et il a été très atteint. Sa santé est déjà mauvaise et je ne doute pas que cette nouvelle contribue à le faire mourir plus tôt qu'il n'aurait dû.
LE CHANCELIER - Rassurez-vous. Entre nous, j'ai entendu dire que de nombreux libraires à l'étranger, sans tenir compte de la censure, se préparent à des réimpressions.
SAINT-SIMON - J'en suis heureux… J'aime Vauban! Malgré son extérieur un peu fruste, je n'ai jamais connu d'homme plus doux, plus compatissant, plus obligeant, plus respectueux sans nulle bassesse, et plus ménager de la vie des hommes, avec une manière de prendre tout sur soi et de tout donner tout aux autres.
LE CHANCELIER - On ne saurait rendre plus bel hommage… Allons voir s'il est possible d'arranger l'affaire… Je vous suis…
L'HISTORIEN DE SERVICE - Le projet de dîme royale n'aboutit pas et Vauban mourut quelques jours plus tard… Mais il avait semé une petite graine qui germa tout au long du siècle qui suivit. S'il avait été écouté, peut-être la Révolution de 1789 aurait-elle pris un autre tour.