Déposé à la SACD
TURGOT, LE TROP HONNÊTE HOMME
***
Michel Fustier
(toutes les pièces de M.F. sur : http://theatre.enfant.free.fr )
PERSONNAGES
L'historien de service, Turgot, le roi Louis XVI, Maurepas,
Necker, Condorcet, deux gentilshommes,
un cultivateur, un manouvrier, un intendant du roi.
1 - (Louis XVI se décide à nommer Turgot Contrôleur général
des Finances)
HISTORIEN DE SERVICE - Nous sommes en 1774. Louis XVI vient de succéder
à son grand-père Louis XV, mais il n’a pas été
préparé à assumer ses fonctions de roi. Le ministre en
place, l’abbé Terray, n’a pas une bonne réputation
et les sœurs du roi lui suggèrent de prendre conseil d'un homme
sage et expérimenté. Dans leur idée, Machault ou Maurepas,
deux anciens ministres retraités. Le roi écrivit une lettre pour
demander de l’aide… Lequel des deux la recevrait? Ce fut Maurepas,
qui le pressa de se trouver un ministre principal qui prendrait la charge du
royaume…
LOUIS XVI - Eh bien, faut-il que nous prenions une décision?
MAUREPAS - Oui, Sire, il le faut
LOUIS XVI - Mon pauvre Maurepas, voyez en moi l'homme le plus embarrassé
du royaume... Je dirais même le plus empêché.
MAUREPAS - Sire, il s'agit de votre honneur, de celui de votre ministère,
et de l'intérêt de l'Etat. Vous ne pouvez laisser les choses en
suspens... Les ministres qui doivent partir se sentent avilis par vos hésitations,
ceux qui doivent arriver ne savent pas quelle tête faire, d'autant qu'ils
ne savent même pas s'ils doivent réellement arriver.
LOUIS XVI - Que voulez-vous, mon pauvre ami, je suis accablé d'affaires
et je n'ai que vingt ans. Tout cela me trouble... Oui, je vous promets que je
prendrai une décision... disons samedi, au conseil.
MAUREPAS - Sire, nous sommes mardi! Ce n'est pas ainsi qu'on gouverne un Etat.
Le temps est un bien trop précieux pour qu'on le gaspille à ne
rien faire. Quelle tête voulez-vous que nous fassions tous à vous
attendre?
LOUIS XVI - En dehors de la chasse, que j'aime, de la forge, que je pratique
un peu, et des bateaux dont je suis curieux, je ne sais rien. Personne ne m'a
instruit de mes devoirs de roi. Ma mère m'a seulement dit qu'il fallait
être dévot et vertueux... En réalité, je n'ose pas...
MAUREPAS - Laissez les détails aux ministres... Tout ce que vous avez
à faire, c'est de les nommer. Vous m'avez toujours dit que vous vouliez
des ministres honnêtes. Celui d'aujourd'hui l'est-il? S'il ne l'est pas
changez-le.
LOUIS XVI - Il y a quatre mois encore, j'avais été accoutumé
à trembler devant les ministres. Ils savent tant de choses que je ne
sais pas.
MAUREPAS - En effet, vous aviez à leur demander les choses, car ils étaient
les maîtres. Mais maintenant, c'est vous qui êtes devenu leur maître.
Et vous devez leur montrer que vous l'êtes. L'autre jour, l'abbé
Terray vous a demandé si vous étiez content de sa gestion: vous
n'avez pas saisi l'occasion de lui dire qu'il est un coquin. Quant à
monsieur de Maupeou... Vous ne parlez pas, vous ne posez pas de questions, vous
n'émettez pas d'opinion, il faut vous arracher vos paroles sur vos intérêts
les plus précieux. Je vous le dis: voulez-vous ou ne voulez-vous pas
changer vos ministres?
LOUIS XVI - Puisque vous me défiez... Oui, je le veux bien.
MAUREPAS - Il ne suffit pas de bien vouloir... Alors j'irai le leur annoncer
moi-même, car il faut tout terminer à la fois. Et que ferons-nous
de monsieur Turgot, qui est ministre de la Marine... et qui est un homme fort
capable?
LOUIS XVI - Oui, je décide, M. Turgot sera le Contrôleur général
des Finances. N'ai-je pas décidé, cette fois?
MAUREPAS - Oui, cela est bien. Je l'enverrai chercher sur le champ. Quant aux
autres ministres?
LOUIS XVI - Vous serez content, je vais prendre plus de décisions en
une minute que je n'en ai prises dans tout le reste de ma vie... Ce seront M.
de Miromesnil comme Garde des sceaux et M. de Sartines à la Marine.
MAUREPAS - Vous voyez, ce n'était pas plus difficile que ça!
2 - (conversation entre deux gentilshommes, dont l'un est pour, l'autre contre)
HISTORIEN DE SERVICE - Cela fit beaucoup jaser… Mais plutôt que
de vous expliquer ça par le détail, écoutons un peu cette
conversation entre deux gentilshommes, saisie sur le vif…
PREMIER GENTILHOMME - Mais c'est un homme dangereux, que votre Turgot! Saviez-vous
qu'il fréquente les Encyclopédistes?
SECOND GENTILHOMME - Comment ne le saurais-je pas ! Tout le monde le sait.
PREMIER - Et alors, cela ne vous fait rien?
SECOND - Cela me fait plutôt plaisir.
PREMIER - Mais ne savez-vous pas que ces gens-là n'ont qu'un mot à
la bouche, la liberté!
SECOND - Oui. Cela ne vous convient pas?
PREMIER - Mais point du tout. Nous vivons dans un monde où, si l'on ne
veut pas que la société éclate, il est essentiel d'avoir
des règles bien établies, des lois, des garde-fous, des empêchements...
Tout ce que vous voudrez, mais pas de liberté!
SECOND - Vous voulez dire que vous pensez qu'il est bon que le paysan ne puisse
faire moudre son grain ailleurs qu'au moulin du seigneur, que le fils de famille
un peu trop dépensier ne puisse échapper à la Bastille,
que l’apprenti cordonnier ne puisse s'installer qu'avec la permission
des cordonniers, que ni vous ni moi ne puissions nous marier que devant le curé,
que le sel, qui est la condition de la survie du paysan, soit taxé, qu'à
Paris, la viande en carême ne puisse être vendue qu’à
l’Hôtel-Dieu, qu'un roturier ne puisse devenir officier dans l'armée,
que le fermier soit interdit d’avoir un fusil pour tirer les lapins qui
lui mangent ses carottes...?
PREMIER - Je pense que toutes ces lois sont très bonnes. Elles maintiennent
la société dans son état, et quelquefois, à voir
les abus, je me demande s'il ne faudrait pas qu'il y en ait davantage.
SECOND - Moi, je pense qu'au contraire, il ne faut pas qu'il y ait trop de lois.
Et plutôt une de moins qu'une de plus! Et justement parce qu'il faut donner
aux citoyens, ne vous en déplaise, le plus qu'il est possible de liberté.
PREMIER - Oui, cela me déplaît beaucoup.
SECOND - Je vais vous donner un exemple navrant des dérèglements
que font vos règlements.
PREMIER - Vous aimez le paradoxe! Les dérèglements des règlements...
où allons-nous?
SECOND - Ecoutez-moi! Aujourd’hui, si chez vous, vous vendez, ou même
si vous donnez à votre voisin un boisseau de blé, vous pouvez
être condamné à une amende de 500 livres et même arrêté.
Et si vous êtes venu en voiture, elle peut être confisquée,
ainsi que vos chevaux, au profit de ceux qui sont venus vous arrêter.
Selon la loi, il aurait fallu que, pour commencer, vous alliez vendre votre
blé au marché, qui se trouve à quatre lieues et qu’ensuite
votre voisin aille lui-même au marché - quatre lieues aller, quatre
lieues retour - pour pouvoir enfin le ramener chez lui. Alors que sans règlement,
vous auriez tout deux pu exécuter l’opération sans peine
et sans frais… Trouvez-vous cela normal?
PREMIER - Voilà bien le raisonneur et le libertin. Normal ou anormal,
quand il y a des règles, elles doivent être observées. Faut-il
en dire plus? Cela est mon commencement et ma fin.
SECOND - L’amoureux des règles! Eh dites-moi, monsieur, les observez-vous
toutes, vous-même, celles de l’État, celle de Dieu, celles
de l’Église… d’autres encore?
SECOND - Je me refuse à penser, monsieur, que ma conduite puisse être
mise en cause.
SECOND - Comme vous vous dérobez, après vos grandes déclarations!
Pour finir, j’ai peur, monsieur, que nous ayons de la peine à nous
comprendre. Nous n’avons pas le même entendement!
PREMIER - Dieu m’en préserve! Sans compter qu'en plus, cet homme
dont nous parlons, ce Turgot de la liberté, est possédé,
dit-on, d'un esprit de système qui rend son commerce très difficile.
SECOND - Sur ce point, hélas, je ne vous contredirai pas. Il est intransigeant.
PREMIER - Alors, nous voici, malgré tout, tant soit peu réconciliés…
Jusqu’à vous revoir, monsieur…
3 - (Turgot applique son libéralisme aux blés)
HISTORIEN DE SERVICE - Voici donc Turgot au pouvoir et en capacité d'appliquer
ses théories. Elles tiennent toutes en ceci que l’intérêt
général n’étant que le résultat des efforts
de chaque particulier pour son propre intérêt, il faut entreprendre
de "libérer" - libérer, cela est le mot important -
libérer donc la totalité de leur puissance de travail, ce en quoi
de plus ils trouveront leur bonheur… Et pour cela, finis les taxes, impôts
et règlements arbitraires, finis les privilèges et les monopoles
commerciaux, industriels et financiers, finies les ententes d’artisans,
les corporations et les jurandes, il faut "laisser faire" et établir
entre tous les individus une saine et fructueuse concurrence… Mais voici
Turgot lui-même!
TURGOT - Tout ce que je veux, c'est le bonheur des hommes! Mais pour commencer,
pour ne pas effrayer le pauvre homme… je veux dire le roi, il ne s’en
remettrait pas… pour commencer donc, pas trop à la fois….
je m’attaquerai en premier au problème des grains, qui est le plus
important de tous… Je veux abroger la règle selon laquelle le blé
doit être consommé dans la province où il a été
produit, ce qui fait que, pendant que, dans une province on meurt de faim, dans
la province voisine la pléthore de blé fait chuter les prix et
appauvrit les paysans. J'autoriserai même, évidemment! le commerce
de nation à nation. Et naturellement, je vendrai les stocks que mes prédécesseurs
avaient constitués pour faire face à d’éventuelles
pénuries… Je n’en ai plus besoin, désormais: le blé
ne manquera jamais, car, n’étant plus limité dans ses efforts,
le laboureur va avoir à cœur de produire davantage et grâce
aux quantités mises sur le marché, les prix baisseront et la nation
s’enrichira… Ça y est, le Parlement vient d’entériner
mon édit sur la libre circulation des grains. La liberté du commerce,
c’est vraiment le commencement d’une nouvelle ère de prospérité…
Vous l’ai-je dit, j’entretiens une fructueuse correspondance avec
Adam Smith. Concernant la richesse des nations, nous sommes en plein accord…
Et la grande main invisible est très puissante!
4 - (la guerre des farines)
LE LABOUREUR - Moi, je ne suis qu'un pauvre paysan et je me demande un peu ce
qui se passe. L’hiver a été plutôt sec et maintenant,
ce printemps, je ne vois pas la pluie venir. Toujours le matin ce ciel bleu
qui n’en finit jamais. D’ordinaire, à cette époque
de l’année, le blé était en herbe et il avait même
déjà bien grandi. Mais j’aurais beau tirer dessus, ça
n’en ferait pas venir plus! Ah, le soleil, tantôt c'est bon, tantôt
c’est mauvais… Et je crains bien que, justement cette année…
LE MANOUVRIER - Moi, je suis un manouvrier, je travaille de mes mains et je
gagne d’ordinaire 12 sous par jour, un peu plus, un peu moins, selon les
cas. Et le pain, qui est ma nourriture habituelle et dont je consomme quatre
livres par jour, me coûte généralement 8 sous. Ça
fait déjà beaucoup et il ne me reste plus grand-chose pour tout
le reste. Et voici que tout à coup, ils ont lâché les prix
et le pain a fait la grimpette. Hier, le boulanger m’en a demandé
12 sous…
L’HISTORIEN DE SERVICE - Ce qui se passe, c’est que… Voici
une réforme qui vient bien mal. Avec une bonne récolte, les prix
auraient baissé et tout le monde aurait loué monsieur Turgot de
sa sagesse. Mais la récolte a été mauvaise et les prix
devenus libres ont monté, dramatiquement monté… Au fur et
à mesure que les péniches de blé descendent les rivières,
le peuple découvre ce qu’il en est et les manifestations de protestation
se multiplient… à Metz, à Dijon, à Reims, à
Tours… Regardez-les!
L’INTENDANT - Allons, allons! Je suis l'intendant du roi… Dispersez-vous.
De quoi vous plaignez-vous? Voulez-vous que je fasse venir les archers? Le pain
après tout n’est qu’à 14 sous! Que voulez-vous que
j’y fasse? Qu’est-ce que 14 sous? Tout le monde a 14 sous. Si vous
avez faim, adressez vos prières à Dieu, c’est le seul qui
puisse y faire quelque chose. Et si vraiment il ne vous entend pas, l’herbe
commence tout de même à pousser: allez la brouter.
L’HISTORIEN DE SERVICE - Et autour de Paris la protestation se rapproche
et s'amplifie… Pontoise, Poissy, Saint-Germain-en-Laye, Saint-Denis, Gonesse,
Choisy-le-Roi, Meaux, Corbeil. On commence tantôt à piller les
boulangeries, tantôt à éventrer les sacs, tantôt à
s’en prendre aux meuniers. Partout le désordre, quoique ce soit
un désordre plutôt bon enfant! Versailles n’est pas épargné
et le roi qui d’ordinaire n’est pas très attentif à
ce qui se passe dans le pays, ne peut pas ne pas entendre.
LE ROI - Puisque Turgot et Maurepas sont à Paris et que je me trouve
seul à Versailles, moi, le roi, j’ai eu l’audace pour une
fois de faire quelque chose moi-même. L’émeute commençait
à être assez vive et j’ai fait donner la Garde au marché.
Les troupes qui y ont été ont apaisé les manifestants qui
ont fini par se tenir tranquilles. De la vigueur, que diable! Au besoin, je
ferai donner les baïonnettes. Je vais écrire à Turgot pour
lui recommander la plus grande fermeté. Autant je désire que mon
peuple soit heureux, autant je suis fâché quand il se porte à
des excès où il n’y a nulle espèce de raison...
5 - (un libéral contre la liberté)
TURGOT - Oui, cela est bien vrai, moi, Turgot, je suis un encyclopédiste
et j’aime la liberté… Est-ce que quelqu’un peut me
reprocher de ne pas aimer la liberté? Je l’ai même donnée
aux grains! Et j'ai libéré aussi leurs prix. Mais je ne peux pas
tolérer que le peuple manifeste de cette façon. De la liberté,
oui, mais de l’ordre aussi… De Paris, où j’ai établi
mon poste de commandement, je vois monter l’émeute… Condorcet,
quelles nouvelles m'apportez-vous?
CONDORCET - Le soulèvement devient général dans la ville
et les faubourgs. Il faut faire une instruction circulaire aux officiers de
police des villes… Les troupes qui sont à Soisson restent immobiles
et regardent tranquillement piller les campagnes voisines. Les militaires aussi
auraient besoin de recevoir des instructions sévères. Le peuple
ne se tiendra tranquille que lorsqu’il saura que l’on a puni quelques-uns
de ces brigands.
TURGOT - Si vous-même me le conseillez! Ce qu’il y a de certain,
c’est qu’il s’agit d’un complot général.
Tout un peuple ne se soulève pas comme ça d’un seul coup
sans que l’opération ait été pensée et organisée.
Bien que je n’en aie pas le pouvoir, sous le coup de la nécessité
je nomme monsieur d’Albert au poste de lieutenant de police. Qu’il
y fasse preuve de fermeté, que les canons de la Bastille et de l’arsenal
soient braqués, qu’on réprime tout rassemblement…
Nous sommes en état de siège… et surtout que les meneurs
soient arrêtés!
CONDORCET - C’est ce qui a été fait… Mais je dois
faire amende honorable, il apparaît que les gens qui ont été
arrêtés ne sont pas des révoltés ni des va-t-en-guerre.
Encore moins des brigands. Ce sont des gens simples, qui ne semblent pas avoir
reçu de consignes de quiconque… Une repasseuse, un mendiant, un
apprenti doreur qui n’a que quatorze ans, un émailleur, un sans-logis,
une porteuse d’eau… A l’évidence il n'y a rien là-dedans
de politique, ils avaient faim, simplement.
TURGOT - Vous avez beau plaider pour eux, il faut que le dernier mot reste à
la loi. Maintenant que le calme est revenu, je décide que nous constituerons
au Châtelet une cour prévôtale qui sera chargée de
condamner au moins deux ou trois des meneurs de ce mouvement, car des meneurs,
il y en a eu, je le sais. Il faut un exemple! Et nous dresserons devant l'hôtel
de ville de Paris une haute potence, de façon à ce que rien du
spectacle n’échappe au peuple. Il faut que justice soit faite.
Allons de ce pas voir où en sont les choses.
6 - (intervention de Necker)
HISTORIEN DE SERVICE - - A quelque temps de là, Necker, un banquier suisse
qui avait fait sa fortune à Paris et qui deviendrait ensuite ministre
à la place de Turgot, publia un livre que monsieur Turgot n'avait pas
voulu interdire, en bon libéral qu'il était, mais qui mettait
à mal sa doctrine…
NECKER - Permettez-moi de donner mon avis, monsieur Turgot. Vous avez tort et
vous le savez... Vous avez voulu vous en tenir à un principe unique et
vous avez provoqué la famine, le désordre, l’injustice et
la violence. Et pour terminer vos exploits, dans votre entêtement vous
avez fait pendre au chant du Salve Regina deux pauvres bougres qui avaient,
semble-t-il, enfoncé la porte d’une boulangerie. Votre libéralisme
est terrifiant! Monsieur Turgot, faites retour sur vous-même. Ceux qui
n’ont rien ont besoin de votre humanité, de votre compassion, besoin
surtout de règles qui tempèrent à leur égard la
force du principe de libre-échange. Ils ont à peine le nécessaire
et ils en sont obsédés: vous ne pourrez les apaiser que par la
sagesse de rigides lois sur les grains. Ils vous disent: nous préférons
votre attentive sollicitude au caractère impitoyable de votre absence
de règles. Suivez nos besoins et nos récoltes, examinez au-dedans
et au-dehors ce qui peut nous convenir, permettez, défendez, modifiez
l’exportation de nos grains selon l’abondance de l’année.
Et surtout, nous vous demandons que le règlement que vous édicterez
soit renouvelé tous les ans afin qu’il reste conforme à
notre plus grand bonheur…
TURGOT - Monsieur Necker, votre plaidoyer est fort mal venu et je vous prie
pour une fois de vous occuper des affaires qui vous regardent.
7 - (nouvelles réformes et disgrâce de Turgot)
HISTORIEN DE SERVICE - Mais il ne suffisait pas de cette rude mésaventure
pour arrêter monsieur Turgot. Il vint aussitôt voir le roi qui le
reçut sans tarder…
TURGOT - Maintenant, Sire, que j’ai heureusement terminé cette
pénible affaire où le peuple n’a pas été capable
de reconnaître son bien, j’entends poursuivre ma tâche…
LOUIS XVI - Continuez, monsieur Turgot, puisque vous êtes mon ministre,
que j'ai nommé, et auquel je suis attaché. Et avec lequel j’ai
passé un pacte d’amitié. Mais prenez garde à ne pas
nous attirer d’autres ennuis. Quels sont vos projets?
TURGOT - La première chose qu’il faut que je fasse est de réformer
la Corvée. Comme vous le savez, les routes du royaume sont entretenues
gratis par les paysans du voisinage qui, pour cela, se voient réquisitionnés
chaque année dix ou quinze jours, quelquefois plus. Mais les paysans
ne sont pas outillés pour les routes et n’ont pas l’expérience
qu’il faut. D’autre part les travaux des champs en souffrent. Enfin
la charge de travail est mal répartie, puisque ceux qui sont loin des
routes ne participent pas à la fête… Il faut donc d’urgence
remplacer la Corvée par un impôt que paieront tous les usagers
des routes, y compris les nobles, qui s'en servent beaucoup, et qui permettra
de confier leur entretien à des gens dont ce sera la profession.
LOUIS XVI - Cela est intéressant, mais je ne suis pas sûr que cela
me plaise. Les nobles…?
TURGOT - Il le faut, Sire, la Corvée est un abus que votre justice doit
faire disparaître. Mais… Si vous m’avez placé à
ce poste, c’est pour venir à bout des abus et je vois un autre
abus qu’à supprimer nous ferions de grandes économies: c’est
la Ferme générale. Vos prédécesseurs ont jugé
bon - et sans doute, cela l’était en leur temps - de confier la
perception des impôts à ces riches personnages que sont les fermiers
généraux. Mais ces déjà trop riches fermiers généraux
en sont venus à un tel point de cupidité qu’ils gardent
pour eux une bonne partie des impôts qu’ils prélèvent.
Tout ce qu'il nous reste est de racheter leurs charges et de les remplacer par
des commis payés par nous et agissant en notre nom. Nous y gagnerions
beaucoup.
LOUIS XVI - Cela est un grand bouleversement. Et qui ferait beaucoup de mécontents.
Je suis presque sûr que cela ne me plaît pas.
TURGOT - Sire, il ne faut pas avoir peur des mécontents. Gouverner, c’est
mécontenter. Et au point où moi j’en suis, je ne peux guère
augmenter le nombre de gens qui m’en veulent. Qui sont précisément
tous ceux qui ont des privilèges et qui veulent les garder.
LOUIS XVI - Cela est vrai. Bien que vous ayez raison, beaucoup sont déjà
fatigués de vous.
TURGOT - Hélas! Mais puisque nous en sommes venus là, parmi vos
sujets, j’en vois d’autres qu’il ne faudrait pas ménager…
LOUIS XVI - Comme vous êtes parti, continuez… Qui vous en empêcherait?
Aimez-vous donc n'être pas aimé? Qui sont-ils, ces autres?
TURGOT - Ce sont les artisans et les gens de métier qui, pour se protéger
et pour ne pas avoir à faire face à la concurrence, ont créé
des jurandes et des corporations. Ces jurandes et ces corporations ôtent
à tous ceux qui ne passent pas par leur porte étroite la liberté
d’exercer leur métier. En sorte que leurs professions sont pour
ainsi dire gelées, à l'entrée desquelles les anciens veillent
comme des dragons pour interdire l’entrée aux nouveaux. Et ensuite,
chichement estampillés, ils ne sont reçus que sous condition qu’ils
fassent ensuite exactement comme on a toujours fait. Ce qui, alors que les sciences
et les arts ne cessent de progresser, interdit d’améliorer les
objets commodes à la vie, tels que meubles, habitations, carrosses, charrues,
vaisselle, outils… outils de toutes professions, qui sont en outre objets
d’exportation.
LOUIS XVI - Et que voudriez-vous faire?
TURGOT - Rien moins que dissoudre ces associations mortifères…
LOUIS XVI - J’en suis tout abasourdi! Songez au vacarme…
TURGOT - Je n’ai pas peur. J’ai déjà réformé
l’armée, les Postes, les poudres, les transports publics, les banques
et le crédit…
LOUIS XVI - Je sais que vous avez fait beaucoup de choses, mais supprimer les
Jurandes non plus ne me plaît pas.
TURGOT - Et enfin… Mais là, je vais toucher à des choses
délicates et je risque de me faire encore des ennemis…
LOUIS XVI - Courage, allez-y! Quel homme!
TURGOT - Si l’on veut songer à faire des économies, on ne
peut manquer de se pencher sur le fonctionnement de la Maison du roi…
LOUIS XVI - Dois-je vous rappeler que j’ai déjà supprimé
ma meute de petits chiens?
TURGOT - Cela est louable, Sire, mais cela est peu… Les dépenses
de la Cour représentent autant que celles de votre armée…
Vos prédécesseurs ont distribué trop de pensions, et souvent
à des personnes qui n’en avaient aucun besoin, ou qui n’en
méritaient pas réellement. Votre garde, votre cuisine, vos jardiniers
et vos laquais excèdent ce qu’il serait nécessaire…
Je ne vous en fais pas le reproche: les choses sont telles que vous les avez
trouvées à votre arrivée sur le trône… Mais
peut-être avez-vous aussi cédé trop rapidement à
de certaines pressions. Monsieur de Malesherbes a été nommé
intendant de la Maison du Roi, mais monsieur de Malesherbes brille par l’esprit
et non par l’énergie. Il est incapable de faire de la peine à
qui que ce soit en taillant dans les dépenses. Il faut que ce soit moi
qui prenne le relais… Et puis il a fallu faire de grands frais pour établir
vos sœurs et bien d’autres gens encore, et baptiser ici tel ou tel
enfant de grande famille, et marier là l’un ou l’autre de
la Cour. Et, si vous me permettez de le dire, les demandes de la Reine excèdent
parfois nos possibilités… Quant à votre sacre à Reims…
Pourquoi ne pas avoir fait les choses ici, à Paris, et en toute simplicité?
LOUIS XVI - Monsieur, à vous écouter, vous n’avez pas l’amour
du bien public, vous en avez la rage. A force de me déplaire… J’ai
peur que vous soyez trop honnête homme pour être ministre. Laissez-moi
le temps d’y réfléchir, je vous ferai connaître mon
sentiment. (il est sur le point de sortir)
TURGOT - Sire, permettez-moi encore un mot… Je vous vois sans cesse hésiter
devant les décisions comme si, par une sorte de faiblesse de caractère,
vous vous refusiez à les prendre… Et puisque je suis honnête
homme… n’oubliez jamais, Sire, que c’est la faiblesse qui
a mis la tête de Charles I d'Angleterre sur le billot, que c’est
la faiblesse qui a rendu Charles IX cruel, que c’est elle qui a formé
la ligue sous Henri III, qui a fait de Louis XIII et qui fait aujourd’hui
du roi de Portugal des esclaves couronnés. C’est elle aussi qui
a fait les malheurs du règne de votre grand-père…
LOUIS XVI - Vraiment trop honnête homme! (il sort en claquant la porte)
HISTORIEN DE SERVICE - Quelques jours plus tard, libéral mais maladroit,
monsieur Turgot fut remercié. Il est juste cependant d'ajouter que pendant
les deux ans qu'il fut ministre, malgré de violentes attaques de goutte,
Turgot accomplit une œuvre considérable. En sus de ce qui est mentionné
plus haut, il rétablit les Finances de la France. Avec l'aide du comte
de Saint-Germain, il réforma complètement l'armée, en la
transformant en une armée de métier et en supprimant entre autres
la vénalité des charges. Il réorganisa les Postes. Il remplaça
les vieilles diligences par des véhicules plus légers et plus
rapides, qu'on nomma turgotines. Il nomma monsieur de Lavoisier aux Poudres,
qui en fabriqua d'excellentes… poudres grâce auxquelles, en passant,
les "insurgents" américains conquirent à Yorktown leur
indépendance! Il favorisa le développement des manufactures en
créant une nouvelle caisse d'escompte et en fixant le taux du crédit
à 4%. Lorsqu'il quitta ses fonctions, il était en train de préparer
une remise en ordre des municipalités, ce qui était une entreprise
ambitieuse en raison de la diversité des coutumes, droits et privilèges
que l'histoire avait accumulés… Enfin, si Turgot a plus fait qu'écrit,
il occupe cependant dans l'histoire de l'Economie une place non négligeable.