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Déposé à la SACD

LA JEUNESSE DE STALINE
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Michel Fustier
(site http://theatre.enfant.free.fr )


PERSONNAGES

Le jeune Staline, sous le nom de Sosso, son camarade Vasso,
l'ombre noire (le surveillant du séminaire)
Staline adulte, Beletski le chef de la police, le ministre de l'intérieur Maklalov,
Malinovski, un bolchevik membre de la Douma, Molotov.


1 - Un "séminariste" cabochard et avide de lectures
L'HISTORIEN DE SERVICE - Pendant toute sa vie, Saline s'est efforcé d'occulter ses aventures de jeunesse. Une récente étude de l'Anglais Simon Sebag Montefiori, sur la base de documents géorgiens longtemps ignorés, vient combler cette lacune... Jusqu'à maintenant on pouvait se demander si c'était la révolution russe qui avait perverti Staline. Vous allez découvrir que c'est plutôt Staline qui a perverti la révolution russe… Une petite chambre du séminaire de Tiflis en Géorgie. C'est là que la nuit, le jeune Staline, 20 ans, qui ne s'appelle pas encore Staline mais Sosso, un surnom!, et son copain Vasso, tous deux "séminaristes" de l'Eglise orthodoxe, se plongent secrètement dans la lecture de livres interdits. Ils les retirent en cachette d'une bibliothèque clandestine qu'ils ont l'habitude de fréquenter... Nous sommes en 1899.
VASSO - Qu'est-ce que tu lis ce soir, Sosso?
STALINE - Je lis "La vie de Jésus" par Ernest Renan, un Français....
VASSO - Je ne savais pas que les lectures religieuses t'intéressaient autant... Attention à ta bougie, elle coule... Qu'est-ce qu'elle dit cette vie de Jésus?
STALINE - Elle dit que les textes sacrés ne sont pas si sacrés que ça et qu'il ne faut pas hésiter à en faire un examen critique. D'où il est permis de penser que Jésus était un homme comme les autres, avec des frères et des sœurs... Pas plus Dieu que toi ou moi. Et que tous les miracles dont on a enrichi sa vie pour faire croire qu'il l'était ne sont que pure invention de disciples trop naïfs ou trop ambitieux.
VASSO - Tu mets tout par terre... Que diable faisons-nous dans un séminaire?
STALINE - Qu'est-ce que nous y faisons? Précisément, nous y lisons Ernest Renan. Rien que pour ça! Le poison et le contrepoison. Une vie équilibrée! Tu ne t'imagines tout de même pas que j'allais me faire pope!
VASSO - Attention, voilà l'ombre noire!
STALINE - Maudit surveillant attaché à chacun de nos pas... (il cache le livre)
L'OMBRE NOIRE - Vous ne dormez pas encore. Ça sent la bougie, ici... Qu'est ce que vous lisez? J'espère que c'est la vie des Saints... Oui, la vie de Jésus… celle-là, connais pas! C'est bien, ça suffit. Je vous la rendrai demain. Allez, dormez maintenant. (il souffle la bougie et sort)
STALINE - (rallumant immédiatement sa bougie et sortant un nouveau livre) Qu'il est odieux! Il ne nous empêchera pas de...
VASSO - Et maintenant, qu'est-ce que tu lis, Sosso?
STALINE - Je lis "L'origine des espèces" par Charles Darwin, un Anglais...
VASSO - Tu manges à tous les râteliers! Qu'est-ce que c'est que ça?
STALINE - C'est un livre qui explique que depuis l'origine des temps, les espèces animales sortent les unes des autres, se transforment lentement sous la pression de l'environnement et finissent par disparaître. Et surtout qui montre que cette transformation se produit parce que, faute de place ou de nourriture, seuls survivent les plus forts et les plus intelligents, c'est-à-dire ceux qui réussissent à se débarrasser des plus faibles. Les plus forts!
VASSO - Je croyais que c'était Dieu qui, dans sa bonté, avait personnellement créé chacun des êtres vivants, de telle sorte qu'ils s'aiment les uns les autres et vivent en paix?
STALINE - On t'a bourré le crâne. Tu n'as qu'à regarder autour de toi, le lion dévore la gazelle et quand il y a une nichée de sept petits chiens qui naissent, quel est celui qu'on garde? Quant à l'amour! Demande au bourreau qui pend un voleur, comme celui que nous avons vu exécuter l'autre jour, s'il y a le moindre amour dans tout cela?
VASSO - Attention, voilà encore l'ombre noire!
L'OMBRE NOIRE - Vous n'en finirez donc pas... Charles Darwin, L'origine des espèces... Je me demande ce que vous pouvez bien y comprendre. De toute façon, cela sent le soufre. Confisqué! Dormez... (il souffle la bougie, que, sortant un autre livre, Sosso rallume immédiatement)
VASSO - Qu'est-ce que tu lis, Sosso?
STALINE - Cette fois-ci, je lis Karl Marx, un Allemand....
VASSO - Karl Marx, le révolutionnaire?
STALINE - Lui-même: "Das Kapital"!
VASSO - Mais tu ne comprends pas l'allemand!
STALINE - On vient d'en faire une très bonne traduction en russe. Il affirme et démontre que ceux qui possèdent le capital dépouillent les travailleurs des richesses qu'ils ont produites! Mais il ajoute que le dit capital est tellement miné par ses contradictions internes qu'il suffira d'une bonne révolution pour le mettre par terre. C'est pour nous, ça!
VASSO - Bon! Eh bien, tu ferais mieux de ne pas te faire prendre avec un bouquin pareil!
L'OMBRE NOIRE - (entrant) Il n'y aura donc pas moyen de vous arrêter! La nuit est faite pour dormir. Karl Marx! Cette fois-ci, cela ne se passera pas comme ça. Karl Marx, Le Capital! Et qu'est-ce que je vois encore? Zola, Victor Hugo, Tolstoï, Dostoïevski... Des rebelles, voilà ce que vous êtes, des révolutionnaires...
STALINE - J'espère bien...
L'OMBRE NOIRE - Allez, allez, prenez vos affaires et descendez. Vous finirez la nuit au cachot... Allons vite...

2 - La carrière prérévolutionnaire de Staline
L'HISTORIEN DE SERVICE - Des années se sont écoulées. Staline s'est mis activement au service de la Révolution et de ses passions. Mais, dans une Russie où pourtant les services de police ont été renforcés, il reste quasi insaisissable... Beletski, le chef de la police du Tsar, rend compte de son action et de ses échecs au ministre de l'intérieur Maklalov... Nous sommes en 1913, un an avant le commencement de la première guerre mondiale
LE CHEF DE LA POLICE - Voulez-vous, monsieur le ministre, une rapide description de ses forfaits? Car c'est avant tout un bandit, un voyou, un voleur, un assassin, un gredin... Je ne trouve pas de mots…
LE MINISTRE DE L'INTERIEUR - Je me contenterai des faits.
LE CHEF DE LA POLICE - Ils sont très mal connus. Il a une telle habileté pour se perdre dans la foule et disparaître d'un endroit où on le cherche pour réapparaître là où on ne l'attend pas... Une anguille révolutionnaire!
LE MINISTRE DE L'INTERIEUR - Vous savez son nom tout de même? Parce que cette histoire de Tiflis...
LE CHEF DE LA POLICE - Les soupçons se concentrent sur un certain Joseph Djougachvili, un Géorgien qui, dans les années 1900, a s'est effectivement mis à sévir dans son pays, du côté de Gori, Tiflis, Bakou... Et, si vous avez bonne mémoire, il a commencé par un terrible holdup à Tiflis qui a fait quarante morts... Mais c'est à Batoumi qu'il est vraiment sorti de l'ombre... Il est soupçonné d'avoir mis le feu aux usines de raffinage de pétrole des Rothschild et des Nobel! Et aussi d'y avoir entretenu la terrible grève qui s'en suivit... C'est là qu'on l'a arrêté et emprisonné pour la première fois...
LE MINISTRE DE L'INTERIEUR - Vous voyez que vous le connaissez!
LE CHEF DE LA POLICE - Est-ce bien lui? Il est tellement adroit... D'ailleurs, il a réussi à s'échapper. Il semble aussi - mais encore une fois, est-ce bien lui? - qu'il se soit encore particulièrement distingué à Tiflis en 1905...
LE MINISTRE DE L'INTERIEUR - En 1905?
LE CHEF DE LA POLICE - Oui, en 1905. C'est l'année où la Russie, qui venait de perdre sa guerre contre le Japon, a été mise à feu et à sang. Et l'année où le Tsar Nicolas II a fait tirer sur la foule qui venait lui apporter une supplique... Le Dimanche rouge!
LE MINISTRE DE L'INTERIEUR - Avez-vous besoin de me le rappeler!
LE CHEF DE LA POLICE - Sans doute: c'est le contexte. La nation entière est ébranlée. En Géorgie, les désordres sont terribles et Joseph Djougachvili semble y être mêlé étroitement... Et toujours sous le prétexte de récolter des fonds pour les révolutionnaires, pillages de banque, arrestations de convois, chantages, holdups et extorsions de fonds! Il provoque partout l'agitation, la révolte et la grève. Il n'a pas le moindre scrupule et se montre aussi rusé que violent... D'ailleurs il n'agit jamais seul et rarement directement. Il a à sa solde des bandes de repris de justice et de mauvais garçons qu'il fascine et dont il est le cerveau...
LE MINISTRE DE L'INTERIEUR - Et qu'est-ce qui vous fait penser qu'il travaille pour le compte des révolutionnaires?
LE CHEF DE LA POLICE - Nous savons assez sûrement qu'en 1905, il a rencontré Lénine en Finlande et qu'il est devenu pour ainsi dire, en Bolchevik patenté, son bras armé de l'intérieur!
LE MINISTRE DE L'INTERIEUR - Ah! Je m'étais toujours demandé s'il ne travaillait pas pour son propre compte?
LE CHEF DE LA POLICE - Non. Une grande partie du bénéfice de ses exactions semble avoir été effectivement envoyée à Lénine Après chacune desquelles, on le voit ressurgir ici ou là, toujours aussi violent, toujours aussi cynique, toujours aussi efficace... De temps en temps nous réussissons à le prendre... Mais vous connaissez les difficultés de nos services de Police: deux fois il a réussi à s'évader de Sibérie! Puis, tout en continuant ses attentats et ses extorsions de fonds, il retourne voir Lénine et les membres du comité révolutionnaire à Londres, à Zurich, à Cracovie, à Vienne. Ses liens avec les Bolcheviks deviennent de plus en plus étroits... Il les impressionne par son intensité et son sang-froid... Sans parler de tout l'argent qu'il leur rapporte! Et enfin en 1913, il y a quelques mois, il s'est installé à Saint-Pétersbourg où il a pris la direction occulte du journal interdit la Pravda...
LE MINISTRE DE L'INTERIEUR - Oui, nous savons cela. Et ce livre que vous venez de m'apporter... est-il de lui? Il est signé Staline.
LE CHEF DE LA POLICE - Nous sommes convaincus qu'il est de lui. Staline... ce serait son nouveau pseudonyme. Il en a déjà utilisé cinq ou six.
LE MINISTRE DE L'INTERIEUR - Staline, "l'homme de fer"... Cela paraît définitif... Très impressionnant en tout cas pour les oreilles russes! Et c'est un livre très sérieux sur le problème des Nationalités.... ((De quoi s'agit-il?
LE CHEF DE LA POLICE - Délicat problème... Comme tout le monde le sait, le territoire de notre Sainte Russie n'est pas seulement habité par de vrais Russes, slaves d'origine et orthodoxes de religion: ce serait trop simple! Il est aussi occupé un peu partout par des peuples divers et bigarrés... les uns cantonnés dans leurs provinces comme les Ossètes, les Ukrainiens, les Tatars ou les Turkmènes... Je pourrais en citer cent! Les autres mêlés un peu partout à la population, comme les Juifs, les Turcs, les Arméniens, les Grecs, les Ouzbeks. Beaucoup aussi, complètement étrangers, comme des Allemands, des Africains, des Chinois... je n'ai pas besoin d'insister. Et chacun avec sa religion!
LE MINISTRE DE L'INTERIEUR - Où voulez-vous en venir?
LE CHEF DE LA POLICE - Je veux en venir... Sans compter que de tous temps la Russie est aussi une énorme machine à aspirer et à refouler des provinces voisines, plus ou moins assimilables, comme la Pologne, les Etats baltes, la Finlande, la Mongolie...
LE MINISTRE DE L'INTERIEUR - J'ai compris!
LE CHEF DE LA POLICE - Je veux donc en venir à ceci que, pour des révolutionnaires à vocation universelle et internationale, comme notre Staline, qui sont aussi des doctrinaires qui veulent en plus que chaque peuple puisse disposer de lui-même... faire une révolution générale est un véritable casse-tête! Comment révolutionner de force tous les peuples de Russie et d'ailleurs, tout en les laissant complètement libres de ne pas être révolutionnés...?
LE MINISTRE DE L'INTERIEUR - Ces scrupules l'honorent, mais je ne crois pas qu'il s'en soit embarrassé longtemps? Cependant)) je ne me le représentais pas comme un intellectuel?
LE CHEF DE LA POLICE - Il a beaucoup lu et beaucoup réfléchi... Ce n'est pas un révolutionnaire ordinaire. Intellectuel, oui, mais avant tout un bandit, un voyou, un voleur, un assassin, un gredin... Je vous l'ai déjà dit. L'homme le plus dangereux de toute la clique qui tourne autour de Lénine... Et cela fait sept ou huit ans qu'il nous glisse entre les doigts
LE MINISTRE DE L'INTERIEUR - Vous avez une solution?
LE CHEF DE LA POLICE - Maintenant qu'il est à Saint-Pétersbourg, oui, il me semble que j'en vois venir une. J'ai rendez-vous tout à l'heure avec... Mais Silence! Je vous en reparlerai.

3 - Un traître chez les révolutionnaires
L'HISTORIEN DE SERVICE - Après les émeutes de 1905, le tsar a consenti à l'élection d'un Parlement appelé Douma. Nombre de Bolcheviks s'y sont glissés en secret. Mais la Russie étant le pays du double jeu et de la délation, il se trouva dans la Douma un député bolchevik du nom de Roman Malinovski qui était aussi un agent de la police secrète...
LE CHEF DE LA POLICE - Entrez, monsieur Malinovski... Ici on ne nous dérangera pas. Eh bien?
MALINOVSKI - Je sens que vous ne me laisserez pas tranquille... Vous, la police du Tsar, vous en voulez toujours plus. Nous avons cependant éliminé déjà beaucoup de vos bolcheviks...
LE CHEF DE LA POLICE - J'aime la façon dont vous me dites, à moi: vos bolcheviks! Vous en êtes... Ils sont à vous!
MALINOVSKI - Oui, mais je vous en ai déjà tellement donnés et vous en avez tellement emprisonnés qu'il me semble qu'ils sont maintenant plus à vous qu'à moi!
LE CHEF DE LA POLICE - Ne plaisantez pas! Il vous en reste en tout cas un qui, vous mis à part, n'est pas du tout à nous...
MALINOVSKI - Vous voulez dire Joseph Djougachvili?
LE CHEF DE LA POLICE - Je veux dire Staline.
MALINOVSKI - C'est la même chose. Staline... Ou si vous voulez, Joe la Vérole!
LE CHEF DE LA POLICE - Ah, je ne connaissais pas ce nouveau surnom... Joe la Vérole! On dit qu'il est l'animateur secret de la Pravda.
MALINOVSKI - C'est bien lui. Je dois le rencontrer bientôt. Le miracle avec Staline, c'est que nous sommes bons amis et qu'il ne me soupçonne même pas! Lui qui a le nez si fin et qui a déjà mis un terme à la carrière d'un certain nombre de nos indicateurs...
LE CHEF DE LA POLICE - Profitez-en... Donc, vous auriez rendez-vous avec Staline? Vous êtes bien sûr de vous...?
MALINOVSKI - Mon Dieu, l'affaire n'est pas encore faite. Mais j'ai réussi à la persuader qu'il vienne ce soir au grand bal organisé par les sympathisants bolcheviques. Il adore boire et danser et les filles de son logeur du moment ont entrepris de le persuader de les emmener. Vous n'aurez qu'à le cueillir là-bas.
LE CHEF DE LA POLICE - Vous croyez qu'il se laissera faire?
MALINOVSKI - Il ne se doute de rien. Je lui ai même proposé de lui prêter un habit de soirée... Il faut d'ailleurs que j'aille de ce pas le lui porter. Vous, de votre côté...
LE CHEF DE LA POLICE - Très bien... J'aurai sur place de nombreux agents de la police secrète... Il pourra toujours essayer de se défiler et nous passer sous le nez, mais... Et s'il ne se déguise pas au dernier moment en danseuse, il est bon.
MALINOVSKI - Au moins, n'allez pas rater votre coup! Je serais compromis.


4- De nouveau, la Sibérie
L'HISTORIEN DE SERVICE - Staline a donc été pris et condamné. Nous sommes toujours en 1913. De peur qu'il ne s'évade encore une fois, on l'a ce coup-ci envoyé dans la plus lointaine des Sibéries... Le voyage a duré quatre mois!
STALINE - Et j'y ai passé quatre ans. Et ce n'était pas cette fois une Sibérie d'opérette... A deux pas du cercle polaire, dans un village de quatre ou cinq maisons. Des paysans incultes. Des hivers interminables avec des pointes à moins quarante... Et des loups partout. J'avais de très bonnes relations avec les loups. Ils venaient hanter mes nuits. Ils hurlaient sous ma fenêtre. Je ne les oublierai jamais. Rien de plus humain que les loups, je les comprends si bien... Heureusement, j'étais aussi en bons termes avec le garde qui m'était attaché... Il me laissait volontiers partir avec un fusil pour deux ou trois mois dans la toundra. Je chassais, je pêchais... Je me nourrissais de poisson congelé... C'est très commode: on en casse un morceau et on le laisse fondre dans sa bouche... J'ai beaucoup lu aussi, mais la bibliothèque n'était pas très bien garnie! Et pas moyen de savoir ce qui se passe dans le reste du monde... Jusqu'à ce jour de 1917 où... miracle! on m'apprend que je suis mobilisé - la guerre dure depuis 1914! - et qu'il faut que j'aille passer devant le conseil de révision... L'armée russe consomme beaucoup de chair à canon et les déportés politiques, après tout, en fournissent une qui n'est pas si mauvaise! Nous étions quelques-uns dans les parages, on nous regroupe! Je passe sur les détails, mais ça nous a pris encore quatre mois de revenir. Naturellement, avec mon bras malade - un accident d'enfance - je suis réformé... et... et... me voilà. Me voilà de retour à Saint-Pétersbourg. Que je suis content d'être revenu...! (se tournant vers Molotov) Mais ici, d'après ce qu'on me dit, camarade Molotov, c'est vous qui assurez pratiquement la direction du parti et la conduite de La Pravda. La révolution a-t-elle commencé...?
MOLOTOV - Oui, c'est ce qu'on peut dire. La guerre avec l'Allemagne a été tellement catastrophique que le peuple s'est révolté et qu'en mars 1917, les généraux ont forcé le Tsar à abdiquer. En cinq jours, le régime russe s'est écroulé comme un château de cartes.
STALINE - Je ne pensais pas que ça se produirait si vite!
MOLOTOV - Personne ne le pensait. Maintenant nous avons un gouvernement provisoire...
STALINE - J'ai entendu cela... Kerenski?
MOLOTOV - Oui. Mais rien n'est réglé. Le peuple en effervescence, une guerre qui se prolonge, une armée qui de délite, la police paralysée, un gouvernement qui n'est ni une république ni une monarchie, mais on ne sait pas trop quoi... Et Kerenski qui danse comme il peut sur ce bourbier révolutionnaire. Quant à nos véritables chefs, ils sont encore, comme Lénine et Martov, en Suisse ou, comme Trotski, aux Etats-Unis...
STALINE - Je suis donc provisoirement le seul qui puisse vraiment agir... Camarade Molotov pardonnez-moi, dans la situation présente on ne peut pas faire autre chose que de travailler l'opinion et je décide de vous reprendre la direction de la Pravda. Nous allons exiger la continuation d'une guerre défensive et la formation d'une Assemble constituante...
MOLOTOV - Attendez, attendez... On annonce que Lénine, le grand Lénine va bientôt rentrer.
STALINE - C'est fait... (écartant Molotov) Le 3 avril 1917, Lénine est rentré à Saint-Pétersbourg. J'ai aussitôt pris contact avec lui. Il était très excité et très intransigeant. Mais il a mis un peu d'eau dans son vin et nous avons accordé nos violons. Le 4 mai, c'est Trotski qui est arrivé... J'ai tout de suite senti que j'aurais beaucoup de problèmes avec lui. Mais j'ai mis moi-aussi de l'eau dans mon vin... Et pour le moment ce sont Lénine, Trotski et moi, tous les trois, qui nous nous trouvons pratiquement en charge de la Révolution... Et effectivement, après quelques mois de désordre et d'hésitation, en octobre 1917, nous allons prendre définitivement le pouvoir et installer en Russie le gouvernement des Soviets. Ce coup de force s'appellera la Révolution d'Octobre.
HISTORIEN DE SERVICE - Ce qu'on oublie de dire de Staline et de ses amis, ce fut qu'après avoir pris le pouvoir au nom du socialisme, ils le renièrent aussitôt pour mettre en place le plus épouvantablement autoritaire des gouvernements et ne se servirent officiellement du mot socialisme que pour couvrir la multitude de leurs crimes.

RAPPEL HISTORIQUE

Les Tsars de Russie, surtout depuis Pierre le Grand (1672-1725), se sont toujours défini comme "autocrates"... Et à tous les niveaux le pays subissait la loi d'une multitude de petits "autocrates" auxquels le grand Tsar servait de modèle. Au dix-neuvième siècle, Alexandre II tenta d'adoucir la rigueur des traditions et supprima le servage, mais, effrayé par ce qu'il avait fait, il revint à des méthodes autoritaires. Il fut assassiné par des anarchistes impatients d'en finir. Alexandre III tenta de nouveau de rétablir par la sévérité un pouvoir fort. Tellement qu'il fut lui aussi assassiné. Lui succéda en 1894 Nicolas II qui, indécis et entêté, achèvera de ruiner le tsarisme et finira par abdiquer sous la pression populaire en 1917... Et lui aussi, sera assassiné!
L'autocratie des Tsars avait fait naître dans l'empire des mouvements de protestation socialistes ou anarchistes auxquels doivent être attribués les attentas commis contre les "autocrates". Poursuivis par la police tsariste, certains de ces opposants se réfugièrent ...en Suisse, en Angleterre (où se trouvaient déjà Marx et Engels), en France ou ailleurs en Europe, et même aux Etats-Unis. (Kropotkine, Bakounine, Lénine, Trotski). D'autres menèrent la lutte de l'intérieur, au risque de l'arrestation, de la prison, de la pendaison ou de la déportation. Tel fut le cas de Staline, de son véritable nom Joseph Djougachvili, dont la jeunesse a été rapidement évoquée dans la pièce ci-dessus.
Le règne de Nicolas II (1894-1917), sous lequel se déroula précisément la jeunesse de Staline, fut passablement troublé. Profondément perturbé par l'assassinat de son père Alexandre III, le nouveau Tsar, d'une main plus que ferme, tenta violemment de rétablir l'ordre. Ce qui, après beaucoup de famines, de révoltes, d'émeutes et de pogroms, finit par provoquer, le 9 janvier 1905, le terrible massacre du Dimanche rouge. Le Tsar y avait fait tirer sur la foule qui lui apportait une supplique lui demandant justice et protection. Epouvantable malentendu! Cependant que, de l'autre côté de l'empire, une guerre stupidement déclarée au Japon se terminait par la destruction de la flotte russe, la perte de Port-Arthur et la signature d'une paix humiliante... Sur un autre plan, le Tsar avait bien fini par consentir que le peuple soit représenté par une "Douma", assemblée purement consultative! Mais chaque fois que la Douma ne plaisait pas au Tsar, il la dissolvait et changeait les règles électorales. Il y eut de 1906 à 1917 trois Doumas successives... Mais jamais Nicolas II n'accepta de perdre une parcelle se son pouvoir. L'indignation populaire grandissait lentement. Puis vint l'affaire de son fils, le grand-duc Alexis, qui avait hérité de sa mère la terrible maladie de l'hémophilie: la moindre blessure, externe ou surtout interne, le faisait très douloureusement saigner, compromettant sa vie. Ceci provoqua l'entrée en scène et la montée en puissance du moine Raspoutine, le guérisseur, seul capable, semblait-il, de soulager le tsarévitch de ses souffrances. Mais la grande influence politique que Raspoutine exerça progressivement sur la famille impériale contribua encore à éloigner le Tsar de son peuple. Pour couronner le tout, la guerre de 1914 éclata. L'empire des Tsars avait partie liée avec l'Angleterre et la France contre l'Allemagne. Les combats se révélèrent bien vite désastreux pour l'armée russe, très insuffisamment préparée et qui, dans une véritable déroute, perdit plusieurs millions d'hommes. Le Tsar voulut alors prendre lui-même la tête de ses troupes... Mais il ne connaissait rien à la stratégie et au bout de peu de temps, la catastrophe devint telle qu'il fut poussé à l'abdication (2 mars 1917).
Le pouvoir flotta quelque temps entre les mains d'un modéré, Kerenski. Mais bien vite la pression populaire et la peur de la guerre amenèrent les Bolcheviques à prendre le pouvoir (la Révolution d'octobre). Le Tsar et sa famille furent faits prisonniers et envoyés à Tsarskoïé Selo. Quelques mois après, défendant la Russie du passé, une armée blanche (par opposition à l'armée rouge des bolcheviks) se leva. De crainte de la voir se réclamer du Tsar et le libérer, les soviets décidèrent d'exécuter la famille impériale, qui fut toute entière mise à mort à Ekaterinbourg. Lénine, Trotski et Staline étaient désormais à la tête de la nation. Lénine, l'inspirateur, qui mourut peu après; Trotski qui fut exilé et assassiné par Staline au Mexique; et Staline enfin, conforme à lui-même qui, après avoir massacré l'élite de la Russie, gagna cependant la guerre contre l'Allemagne nazie et devint, sans ironie, "le Petit Père des Peuples..."