Déposé à la SACD
A PROPOS DE MARX
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Michel Fustier
(toutes les pièces de M.F. sur : http://theatre.enfant.free.fr )
PERSONNAGES
Laurent, l'étudiant.
HISTORIEN DE SERVICE - Un vieux jésuite, auteur autrefois d'un important
livre sur Marx, reçoit la visite d'un jeune étudiant. A l'occasion
de cette visite, ils se livrent à une sorte de méditation sur
l'état du monde au début des années deux mille... Qui sera
et que dira le Marx du XXIème siècle?
L'ETUDIANT - Mon révérend père…
LAURENT (le vieux Jésuite) - Appelez-moi monsieur. Je ne suis le père
de personne... Ou plus simplement Laurent.
L'ETUDIANT - Laurent ...? Très bien... Laurent, donc, j'ai trouvé
dans la bibliothèque, ce livre, que vous avez écrit autrefois
sur Marx. C'est un travail considérable! Puis-je vous poser quelques
questions?
LAURENT - Ce livre! Oui, je m'en souviens... C'est une œuvre de jeunesse.
Mon Dieu, comme on change! Vous voulez me poser des questions...? Je crains
qu'aujourd'hui il n'ait plus beaucoup d'intérêt. D'ailleurs regardez,
il est couvert de poussière, c'est bien la preuve que...! Faites voir...
(il feuillette) J'étais vraiment bien jeune! Quand je pense que j'attachais
une telle importance aux convictions religieuses de Marx, ou plutôt à
son absence de convictions religieuses! Vous pensez… il était matérialiste,
quelle abomination!
L'ETUDIANT - Pourquoi? Le christianisme n'est-il pas par essence spirituel!
LAURENT - Bien sûr! "L'esprit de Dieu plane sur le monde", dit
la Genèse! Mais tout ceci, j'en a bien peur, n'est que de la poésie.
Très belle poésie, d'ailleurs! Mais peut-on en faire sérieusement
un objet de controverse?
L'ETUDIANT - Marx disait que ce sont les conditions matérielles du monde,
l'économie, la physique, le climat qui règlent le devenir de la
société... Et non la Providence!
LAURENT - Qui pourrait sérieusement le contredire? Et d'une façon
plus précise, Marx disait que le point de départ, l'absolu de
la philosophie, ce n'est pas l'Esprit, ou la Raison du monde, mais l'Homme,
l'homme dans le monde, ou plutôt le complexe Homme-Femme-Enfant, soyons
réalistes! ...Pourquoi fustiger cela du vilain nom de matérialisme...?
Même chose lorsque nous nous disputions à propos de l'Etat, qui
ne pouvait pas, disait-il, être à la fois chrétien et universel!
Quand je pense qu'on a dépensé tant d'énergie... dans ces
batailles de concepts. Notre terrain de jeu, quoique virtuel, était alors
solide et stable et nous pouvions avec beaucoup de virtuosité échanger
des balles sans importance. Maintenant, notre terrain de jeu tremble et se fissure...
et ce n'est plus un jeu.
L'ETUDIANT - Que voulez-vous dire...!
LAURENT - Les Constantinopolitains se querellaient à propos du sexe des
anges alors que leur ville allait périr. Et nous, nous avons maintenant
à affronter vous savez quelle menace! Ou nous disparaîtrons.
L'ETUDIANT - Vous reniez votre livre?
LAURENT - Il n'est pas question de renier... Mais avec tout ça, je ne
sais plus si je crois encore en Dieu, je ne sais même pas si je crois
en Jésus... Je vous étonne?
L'ETUDIANT - Oui, tout de même un peu...
LAURENT - La seule chose dont je sois certain, c'est du texte des Evangiles,
tels qu'ils nous ont été transmis par la tradition... Les exemplaires
les plus complets datent du IVème siècle.
L'ETUDIANT - Mais ces Evangiles nous parlent justement de Jésus?
LAURENT - Bien sûr... Mais avec une couche d'un, deux ou trois siècles
d'incertitude... Et combien de retouches inspirées par une volonté
apologétique qui jette une ombre sur la fiabilité historique de
l'œuvre?
L'ETUDIANT - Donc, la seule chose certaine, le texte des Evangiles, même
pollué?
LAURENT - Oui! Et leur message aberrant: aimer ses ennemis, haïr ses parents,
la pauvreté, le bonheur du malheur, l'acceptation - pour ne pas dire
la recherche - de l'épreuve... Jésus ne s'est pas seulement intéressé
aux pauvres, il a fait de leur pauvreté un idéal.
L'ETUDIANT - Oui, ce n'est pas tout à fait le point de vue de Marx.
LAURENT - Vous voyez que vous y venez. Marx aussi s'est intéressé
aux pauvres... Les prolétaires! Mais il était loin de vouloir
faire de leur pauvreté un idéal... Au contraire, avec la furieuse;
téméraire, violente, inaltérable... volonté de les
tirer de leur pauvreté.
L'ETUDIANT - Deux réponses à la même question?
LAURENT - Oui... Telle fut la raison pour laquelle je me suis intéressé
à Marx.
L'ETUDIANT - Mais il me semble que les Evangiles disent "qu'il y aura toujours
des pauvres parmi nous"....?
LAURENT - Ce n'est pas une raison pour s'y résigner. Et qui, de nos jours
croit encore à l'Evangile? Mais à mon sens, même si l'Evangile
est plein d'une ardente pitié, d'une tendresse infiniment touchante,
je crains qu'il ait, aux yeux des riches, consacré l'état de pauvre
comme une donnée évidente et inéluctable de la société.
Soumission à... disons, pour parler le langage des chrétiens,
à la Volonté de Dieu... Mais j'aimerais mieux dire à l'Ordre
des choses.
L'ETUDIANT - Vous accusez Jésus d'être resté passif devant
les événements?
LAURENT - En quelque sorte. L'Ordre des choses. Se résigner... Ou si
vous voulez, la Loi de la Nature.
L'ETUDIANT - J'aimerais vous comprendre mieux. Et vous l'opposez à Marx?
LAURENT - Ce n'est pas par hasard que Darwin et Marx sont contemporains. Darwin,
lui, n'a prêché aucune morale, n'a cherché à redresser
aucun tort, mais il a jeté une clarté crue sur "la Loi de
la Nature"…, sur l'Ordre des choses, si vous préférez
L'ETUDIANT - On dit que Marx a tenté d'intéresser Darwin à
ses travaux. Mais sans succès...
LAURENT - En effet... Cela s'explique. Marx était en train de travailler
ardemment à changer la société. Darwin voulait seulement
comprendre le fonctionnement du vivant. La lutte pour la vie, la survie du plus
fort, la disparition du plus faible, la sélection naturelle, l'évolution
des espèces, voilà ce que découvre Darwin... Et quel est
ce fou, ce Karl Marx, qui veut changer cet ordre des choses, arrêter l'évolution,
sauver le plus faible, le ramener à la vie? Personnellement, j'aime cette
folie! Mais évidemment, tous les deux, ils ne pouvaient se comprendre.
Et Jésus, que pourrait-il faire là au milieu?
L'ETUDIANT - Le lion qui dévore la gazelle... Il est vrai que chez les
humains...
LAURENT - Quand nulle loi ne les retient, oui, ils dévorent. Songez aux
Espagnols et aux Indiens lors de la conquête... Et si un jour, sur un
tout autre plan - et j'en reviens à Marx... ou à Malthus - il
arrive que les populations du monde soient trop nombreuses pour la nourriture
dont elles disposent et le travail qu'on leur offre, les plus forts ou les plus
intelligents s'imposeraient. Ils s'imposent déjà.
L'ETUDIANT - Vous avez dit: quand nulle loi ne les retient... Vous voyez bien
que chez les humains, les choses sont différentes!
LAURENT - Parce que vous croyez qu'il n'y a pas de loi chez les animaux? Leur
société est au contraire infiniment plus règlementée
que celle des hommes. Quant aux hommes, certes, ils se font des lois pour essayer
de contenir la cruauté naturelle de leurs relations. Mais comme ces lois
ne sont pas inscrites dans leur... hérédité, mais seulement
dans... disons leur acquis, leur éducation… dans leur catéchisme
même, quand ils l'ont appris, ils les violent avec une très grande
désinvolture...
L'ETUDIANT - Par exemple?
LAURENT - Pas besoin d'aller bien loin. "Tu ne tueras pas"! Avec quelle
allégresse ce "commandement", pourtant fondamental, n'est-il
pas chaque jour et partout allègrement saccagé, directement ou
indirectement? Il y en a qui tuent avec une mitraillette, mais il y a mille
autres façons de s'y prendre, sans même s'en apercevoir, pour tuer
un homme: lui refuser un minimum de considération ou le laisser mourir
de faim par exemple! Malgré ses lois, l'homme est même beaucoup
plus violent, plus gratuitement violent que les animaux...
L'ETUDIANT - Il est vrai qu'en bien des endroits, la transgression est devenue
gigantesque.
LAURENT - Et elle l'est au-delà de l'imaginable, sans raison, plus destructive
et plus cupide... Malgré La Fontaine, on n'a jamais vu d'animaux aimer
les choses pour elles-mêmes, ni s'en emparer au-delà du nécessaire,
ni tuer pour le plaisir... L'homme fait l'évolution plus féroce
pour lui-même qu'elle ne l'est pour les animaux! Et en dépit de
tout l'arsenal juridique des nations, la loi de la sélection naturelle
est toujours là, tapie dans l'ombre, prête à faire, quand
il le faut, place nette. Epouvantablement!
L'ETUDIANT - Et alors, Jésus et Marx?
LAURENT - Eh bien, Jésus, pour simplifier, livre l'homme faible à
la rapacité du plus fort. Du "riche", dit-il... Oui, bien sûr,
avec quelques pieuses recommandations au riche d'être tout de même
un peu compatissant, de ne pas faire trop souffrir le pauvre avant de le faire
mourir. Marx, lui, se rebelle... La lutte des classes! Et je ne sais pas si
ce n'est pas plus grand!
L'ETUDIANT - Jésus parlait des pauvres au nom de la charité, Marx,
au nom de la justice, ce n'est pas la même chose. Vous faites toujours
partie de la Compagnie de Jésus?
LAURENT - Oui, paradoxalement. Difficile de s'arracher... Je ne vois pas, à
mon âge, où j'irais échouer. Ils me laissent bien tranquille,
pourvu que je sois discret! Et Jésus, ce que nous en connaissons du moins,
est plus attachant que Marx.
L'ETUDIANT - Le nom de Marx est tout de même aussi associé à
deux des plus grandes catastrophes politiques du XXème siècle:
comment le prenez-vous?
LAURENT - Deux? J'en voyais trois, car il me semble que le nazisme... dérive
lui aussi en tout cas de cette philosophie allemande autoritaire du XIXème
siècle, dont Marx est un des principaux représentants. La violence
de l'Etat... Mais vous avez raison, disons deux.
L'ETUDIANT - Staline, Mao...? Cela fait déjà beaucoup!
LAURENT - Oui, beaucoup! Sans compter nombre de petits tyrans qu'il serait trop
long de passer en revue! Mais Staline et Mao sont des aberrations dans lesquelles
Marx ne porte tout de même qu'une petite part de responsabilité.
Pas plus que Jésus dans les Croisades! Même si de grands criminels
se sont abrités derrière son nom, Marx est aussi et surtout au
cœur de ces luttes sociales qui ont permis à l'ouvrier - au pauvre
- de relever un peu la tête et de se rétablir dans la société
du vingtième siècle. Du moins dans la société européenne.
Avec Proudhon, avec Jaurès....
L'ETUDIANT - Marx était tout de même d'un tempérament terriblement
autoritaire. Et si la démocratie avait dû s'en montrer incapable,
il aurait volontiers pris en charge une révolution violente.
LAURENT - C'est un grand mystère de notre temps que la paralysie de nos
démocraties. De tous les temps, peut-être! Les pauvres aiment les
riches, ils votent pour les riches qui les font pauvres! Regardez autour de
vous... Et à peine élus, les riches se retournent sauvagement
contre ceux qui les ont portés... Comment ne pas comprendre la tentation
de se révolter?
L'ETUDIANT - Pensez-vous que de nos jours ce soit possible?
LAURENT - Que voulez-vous dire?
L'ETUDIANT - Je veux dire... Le pouvoir des Etats est aujourd'hui plus terrifiant
que jamais... Je veux dire leur pouvoir sur les citoyens! Voyez les lois d'exception
du Patriot Act aux Etats-Unis, les fichiers qui se profilent un peu partout
et permettent à la police de suivre les déplacements, les relations,
les pensées même de chaque citoyen. La rébellion est quasiment
impossible... Croyez-vous qu'en France par exemple, la Résistance de
1940 contre les Allemands aurait pu s'organiser dans l'environnement informatique
actuel.
LAURENT - Vous voyez juste...
L'ETUDIANT - C'est une de mes grandes terreurs pour les années à
venir. La juste rébellion est d'autant plus impensable que le régime
est plus tyrannique et mériterait par conséquent davantage d'être
renversé. Ce qui n'est pas tout à fait le cas des Etats-Unis,
mais il y a tant d'autre petits et grands tyrans: voyez la Birmanie ou la Corée
du Nord, pour n'en citer que deux! La Chine et la Russie y sont encore! ...Révolution
impossible! Qu'en dirait Marx?
LAURENT - Je n'en sais rien. Si je le savais, je serais le nouveau Marx. Tout
ce que je sais, c'est que ce qui n'était encore que balbutiant à
l'époque de Marx, je veux dire le capitalisme, la loi du marché,
la spéculation et la mondialisation, tout cela est aujourd'hui absolument
triomphant... Et cela dans un monde où la surpopulation, les disettes
et la pollution ont pris une telle ampleur que les données du problème
n'ont aucun rapport avec celles que connaissait Marx! Alors, que dirait Marx...?
L'ETUDIANT - Encore une fois, que dirait Marx de ce renversement absolu des
valeurs que vont nous imposer les circonstances: à savoir, me semble-t-il,
de produire et de consommer moins. Infiniment moins et surement autrement? De
consommer moins pour que chacun en ait sa petite part?
LAURENT - Savez-vous ce que je pense? Que l'aliénation du monde dans
son système de production de biens est aujourd'hui bien plus redoutable
qu'autrefois l'aliénation religieuse de l'homme en son Dieu. Cela au
moins ne polluait pas! Nous adorons la croissance, et plus nous nous y précipitons,
plus le filet se resserre autour de nous, qui nous étranglera. De même
que la disparition de la religion était au XIXème siècle
un préalable absolu à la reprise en main de l'homme par lui-même,
de même, au XXIème, la renonciation aux biens matériels
me semble le préalable absolu à la survie de l'humanité.
Je parle des pays riches, qui sont décisionnaires, parce que les autres...
L'ETUDIANT - Nous en revenons à la pauvreté?
LAURENT - Effectivement, nous en revenons à la pauvreté... Et
à Jésus... Que dirait aujourd'hui Marx? Est-ce que ce ne serait
pas précisément d'instaurer enfin le dépouillement chrétien...
devenu cette fois non un précepte moral, une obligation de charité,
mais une loi économique? Mais après tout, si, un précepte
moral! Encore une fois je parle pour les pays riches, ou ceux qui sont en train
de le devenir. Vivre pauvrement. Et pas au nom d'un Dieu qui n'est plus en cause,
mais... "pour l'amour de l'humanité", comme le disait Don Juan.
Ce serait un fabuleux retournement de l'histoire. Le Marx du XXIème siècle
sera peut-être un nouveau François d'Assise!
L'ETUDIANT - Vous parlez sérieusement?
LAURENT - C'est ce que je suis en train de me demander...?
L'ETUDIANT - Effectivement, quel retournement! Reste un problème...
LAURENT - S'il n'y en a qu'un! ...Lequel?
L'ETUDIANT - Nous n'allons pas en revenir, comme Gandhi, à la navette
et au métier à tisser... Et nous ne pourrons pas empêcher
nos instruments de production de devenir de plus en plus lourds et couteux...
plateformes de forage, centres de recherche, centrales nucléaires, usines
métallurgiques... Et nous devrions vivre pauvrement à l'ombre
de ces riches géants de la production! Qui les financerait, les possèderait?
LAURENT - Qui sait si le démantèlement ne ferait partie de la
nouvelle doctrine? Non plus produire mondialement, mais localement, en petit,
au plus proche du... j'allais dire du consommateur! mais non, ce nom ne peut
plus lui convenir... Au plus proche de "l'Homme", de l'homme pauvre...
Le rouet de Gandhi... mais, je vous le concède, un rouet sublimé.
Les sciences et les techniques ne doivent pas s'arrêter de découvrir!
Ce seront elles qui nous sauverons peut-être et nous ne pouvons pas imaginer
aujourd'hui ce qu'elles nous proposeront demain.
L'ETUDIANT - Vous voulez sérieusement démondialiser.
LAURENT - Je ne veux pas démondialiser, qui le pourrait? Je veux vivre!
L'ETUDIANT - Vous allez contre le sens de l'histoire.
LAURENT - Oui, je sais. Le sens de l'histoire, c'est le grand argument maintenant,
le grand piège. Je ne vois pas pourquoi l'histoire ne se retournerait
pas. Soyez donc un peu marxiste! La dialectique est une loi de l'univers aussi
fondamentale que celle de l'évolution. Mais vous avez raison, elle ne
se retournera probablement que dans le fantastique chaos que les pénuries
auront engendré... Il n'y a pas de raison pour que l'histoire ne se régule
pas elle-même. Malheureux que nous sommes! Malheureux sont nos fils, dont
les pères n'ont pas voulu, pas pu... Jamais l'humanité ne s'est
réformée, si ce n'est dans la catastrophe. N'oubliez pas Darwin!
On nous dit d'ailleurs que la terre a connu, il y a plusieurs centaines de millions
d'années, des "extinctions" au cours desquelles un très
grand nombre d'espèces auraient disparu. Alors...
L'ETUDIANT - Alors?
LAURENT - Il y a quelques années, je vous aurais dit: Nous sommes dans
la main de Dieu! Aujourd'hui, je vous dis: Nous sommes dans la main des multinationales...
"C'est une chose terrible que de tomber dans les mains du Dieu vivant",
dit le Psaume. C'est une chose encore bien plus terrible que de tomber entre
les mains des multinationales. A force d'accumuler les plus-values et d'augmenter
un capital qui est devenu une sorte d'en-soi, un point de départ et un
point d'arrivée... l'alpha et l'oméga, le Veau d'or! elles prolongent
indéfiniment l'effet de leur violence primitive... Elles dominent le
monde. Comment leur échapperions-nous? Si ce n'est qu'à la fin,
par le jeu de leurs propres contradictions... Connaissez-vous la Tétralogie?
L'ETUDIANT - Vous voulez dire, la Tétralogie de Wagner?
LAURENT - C'est bien ça... Wagner était un contemporain de Marx.
Comme lui, il fut banni de sa patrie pour son "socialisme"... Dix
ou douze ans d'exil! Comme lui, il fut influencé par l'anarchiste Bakounine
et par le philosophe Schopenhauer... Puis, rentré en grâce malgré
ses convictions politiques, il confia sa pensée profonde à la
musique. La Tétralogie...
L'ETUDIANT - Oui, je me souviens, L'or du Rhin, Les Walkyries, Siegfried et…
LAURENT - Et le Crépuscule des Dieux... C'est cela! La Tétralogie
n'est autre qu'une description mythique de la chute de la civilisation capitaliste
et bourgeoise de la fin du XIXème siècle, chute qui prend fin
dans l'incendie général de la demeure des dieux, le Walhalla.
On a voulu y lire la chute de l'Empire des Hohenzollern en 1919, ou celle du
Troisième Reich en 1945... Mais la mythique prophétie n'a peut-être
rien perdu de sa force et "l'Empire" peut s'effondrer une troisième
fois!
L'ETUDIANT - La catastrophe et la pauvreté... Est-ce là votre
horizon? Mais quelles seraient les contradictions qui pourraient provoquer "le
crépuscule" des multinationales?
LAURENT - D'appauvrir leurs clients au point qu'ils ne puissent plus acheter
les produits qu'elles fabriquent. Elles en sont capables! A moins que... à
moins que... sait-on jamais? Les multinationales devenues "raisonnables"
ne basculent du côté de l'écologie, de la santé,
de la recherche, de la générosité...! Mais qui pourrait
l'espérer...? Tout ceci n'est que spéculation. Ma vie est sur
le point de se terminer, la vôtre commence... On ne peut connaître
le monde qu'en travaillant à le changer. Je crois maintenant que c'est
à vous de jouer. (écrit en 2007)
RAPPEL HISTORIQUE
Le père de Marx était un Allemand de souche juive. Liberal et rationaliste, admirateur enthousiaste de la Révolution française, il finit, malgré les restrictions encore apportées en Allemagne à l'activité des Juifs, par devenir avocat au barreau de Trêves. Né 1818, son fils Karl, après avoir commencé des études de droit, se retourna vers la philosophie, qu'il considérait comme la plus importante des disciplines... Sa rencontre avec Feuerbach l'éloigna de la pensée idéaliste d'Hegel et le convertit à une vision "matérialiste" du monde: ce qui compte en philosophie, ce ne sont pas les a priori conceptuels, mais l'homme et l'action de l'homme dans le monde. Obligé de quitter l'Allemagne pour ses positions socialisantes et non-conformistes, il vécut à Paris, puis à Bruxelles entre 1843 et 1848. Il écrit alors Le Manifeste communiste, où il popularise les concepts de Prolétariat et de Lutte des classes, et où il stigmatise la bourgeoisie coupable d'avoir imposé des rapports d'argent dans tous les secteurs de la société. Arrive alors la Révolution de 48, que Marx observe avec passion. Il tente de revenir en France, mais, refoulé, il finit par aboutir à Londres, où il s'installa pour longtemps et où il écrivit l'essentiel de son œuvre de philosophe, de journaliste et d'économiste, dont le fameux "Le Capital". Progressivement, il s'engage alors dans l'action et devient l'inspirateur de la Première Internationale des Travailleurs. En 1870, il suit de loin l'aventure de la Commune de Paris, tentative révolutionnaire à ses yeux exemplaire. En 1872, il prend définitivement le pouvoir dans l'Internationale communiste, dont il exclut par un coup de force les anarchistes, dont Bakounine. Ses écrits et son action l'ont rendu célèbre dans le monde entier, son influence est profonde. Il meurt en 1888...
Marx est l'inventeur d'un certain nombre de concepts-clés qui ont marqué
les esprits de son siècle et du siècle suivant:
Bourgeoisie - La classe sociale qui a fait passer la société de
l'état féodal, où dominaient les idées d'honneur,
de gratuité, de fidélité... à l'état capitalistique,
où tout est réglé par l'argent. Etape nécessaire
pour assurer la formation du capital et la production de masse, mais étape
qui doit être dépassée.
Prolétariat - La classe des exécutants que la bourgeoisie a contraint
à devenir des ouvriers qui vendent à qui la veut leur force de
travail.
Aliénation - L'ouvrier qui vend sa force de travail à forfait
se voit dépouillé et de l'objet qu'il a fabriqué et du
bénéfice que réalise sur son travail l'entrepreneur. Son
travail est devenu inhumain.
Plus-value - Précisément, le montant tout à fait calculable
de ce dont l'ouvrier est dépouillé par l'entrepreneur.
Capital - L'argent qu'il faut mobiliser pour lancer une entreprise. Avec le
temps, le capital, qui doit toujours augmenter pour répondre à
la croissance des marchés, est nourri par l'effort non rémunéré
de l'ouvrier.
Dictature du prolétariat - L'Etat se fait le défenseur de la classe
dominante. Au temps de Marx, c'était la bourgeoisie. Mais la révolution,
dit-il, permettra au prolétariat de prendre le pouvoir... jusqu'à
ce que celui-ci ait rendu l'Etat parfaitement neutre.
Révolution - voir ci-dessus.
Matérialisme - (opposé à spiritualisme ou à métaphysique)
La société évolue, non par suite d'interventions providentielles
ou de décisions intemporelles, mais sous la pression des forces contradictoires
qui s'opposent en elle.