Déposé à la SACD
LEONARD DE VINCI ET LA BATAILLE D'ANGHIARI
***
Michel Fustier
(toutes les pièces de M.F. sur : http://theatre.enfant.free.fr )
PERSONNAGES
L'historien de service,
Léonard de Vinci, le gonfalonier Soderini,
un des assistants de Vinci, Salaï,
Machiavel, Sandro Botticelli, Michel-Ange,
1 -La salle du palais de la Seigneurie.
L'HISTORIEN DE SERVICE - Léonard de Vinci est né en 1476 à
Vinci, un bourg des environs de Florence… Après des années
d'absence pendant lesquelles il travailla en particulier à Milan pour
le duc Sforza et ailleurs en Italie pour César Borgia, il a acquis une
grande renommée dans de nombreux domaines de l'art et des techniques.
Maintenant, il est revenu dans son pays, à Florence, et il y a ouvert
un atelier de peinture avec quelques bons collaborateurs. Quant à la
ville de Florence elle se remet à peine des années où,
après la mort de Laurent de Médicis le Magnifique (1492), elle
a subi l'intolérance et la tyrannie de Savonarole… Mais Savonarole
a disparu (1498) et Florence se reconstruit selon son génie propre, qui
est celui des arts. Elle a entrepris en particulier la réfection du palais
de la Seigneurie, sur la place principale de la ville, et, dans ce palais, plus
spécialement la réfection de la grande salle de réunion
qui prendra le nom de Salle (du Conseil) des Cinq Cents… Nous sommes en
1504. Soderini, un des magistrats de Florence responsable des monuments, vient
voir, avec son ami Machiavel, où en est l'avancement des travaux…
Machiavel est un homme politique important de Florence, et le futur auteur de
"Le Prince", une théorie du pouvoir qui aura plus tard une
très large influence.
SODERINI - Voilà, mon cher Machiavel! Elle finit de sécher…
Le plâtre, je veux dire…
MACHIAVEL - Impressionnant! Quelle salle! Je n'en connais pas de plus grande.
SODERINI - Elle pourra contenir toute une foule.
MACHIAVEL - Pour le Conseil de la ville, ce sera parfait! La salle des Cinq
Cents… Et sur ces grands murs blancs, qu'est-ce que vous allez mettre…?
SODERINI - Cher ami, nous sommes à Florence… Dans cette ville qui
grouille de peintres nous n'aurons que l'embarras du choix…
MACHIAVEL - Pour s'attaquer à des fresques d'une pareille dimension,
je ne sais pas si vous en trouverez tellement… Mais pour la plus belle
salle de la plus belle ville d'Italie au plus haut point de son histoire, vous
avez raison… il nous faudra le plus grand des artistes.
SODERINI - Difficile de décider quel est le plus grand!
MACHIAVEL - Verrocchio, Botticelli, Michel-Ange, Léonard de Vinci, Ghirlandaio…
J'en oublie! Je suis plutôt fier de notre ville.
SODERINI - J'ai déjà demandé à Botticelli mais il
n'a pas accepté. C'est trop grand pour lui… je veux dire que la
surface l'effraie.
MACHIAVEL - Oui, je crois qu'il n'est plus en très bonne santé.
Depuis ce stupide accident… Je ne lui aurais même pas demandé!
Vous le voyez sur un échafaudage à plus de vingt pieds de haut?
SODERINI - Je ne le lui ai demandé que comme une sorte de bonne manière,
un coup de chapeau.
MACHIAVEL - Je comprends. Et quel est le sujet que le Conseil va choisir? Une
peinture mythologique, peut-être?
SODERINI - Je ne pense pas. Nous en avons déjà tellement!
MACHIAVEL - Ou quelque allégorie… La fortune déversant son
urne de richesses sur la déjà richissime Florence?
SODERINI - Non, les allégories sont usées jusqu'à la corde.
Personne n'y fait plus attention.
MACHIAVEL - Nous n'allons tout de même retomber sur quelque procession…
à moins que ce soit une bataille…?
SODERINI - Une procession, non! Cela risquerait de nous rappeler Savonarole.
Mais, il y a en effet beaucoup de belles choses à faire avec les batailles.
Artistiquement, je veux dire. J'hésite pour le moment entre Léonard
de Vinci et Michel-Ange.
MACHIAVEL - Commencez donc par demander à Léonard.
SODERINI - C'est ce que je pensais. Mais Léonard n'est pas un homme facile.
MACHIAVEL - Vous pourriez peut-être suggérer à son ami Botticelli
d'aller tâter le terrain?
SODERINI - Vous avez raison, c'est la meilleure chose à faire.
MACHIAVEL - Tenez moi au courant. Je lui ouvrirai mes documents. J'en sais un
bout sur les batailles et je lui en raconterai le détail.
2 - La proposition.
L'HISTORIEN DE SERVICE - Et Sandro Botticelli, mandé par Soderini, s'en
alla trouver Léonard de Vinci. L'assistant de Leonard, Salaï, vint
lui ouvrir la porte… Léonard était très occupé
et il n'avait pas envie d'être dérangé…
BOTTICELLI - Bonjour, Salaï….
SALÄI - Bonjour, maître Botticelli… Maître Léonard,
maître Botticelli est ici.
LEONARD DE VINCI - (en train de peindre) Sandro… Tu as réussi à
découvrir ma cachette!
BOTTICELLI - Pardonne-moi, Léonard… Mon Dieu, tu travailles…
J'ai hésité à te déranger, mais j'ai des choses
importantes à te dire.
LEONARD DE VINCI - Oui, je travaille et Salaï me broie mes couleurs. Et
alors, quelle chose importante as-tu à me dire?
BOTTICELLI - J'ai à te parler d'une commande possible…
LEONARD DE VINCI - Tu m'ennuies avec tes commandes. Tu ne vois pas que je suis
occupé?
BOTTICELLI - Une commande… prestigieuse!
LEONARD DE VINCI - Moi qui suis un paresseux et qui ai déjà tant
de choses à faire… N'est-ce pas, Salaï?
BOTTICELLI - Oui, je sais. Et en particulier tu es en train de détourner
le cours de l'Arno pour isoler Pise… Quelle folie!
LEONARD DE VINCI - Les terrassiers sont à l'œuvre… Mais en
effet quelle folie!
SALÄI - Pour leur venir en aide, le maître est en train de leur faire
les plans d'une machine à creuser les canaux!
LEONARD DE VINCI - Et je fais des projets d'écluses, aussi. Quand le
canal sera creusé... Mais s'il n'y avait que ça! Sais-tu, c'est
aussi un de mes grands secrets! que je suis en train de fabriquer un homme volant?
SALÄI - Et aussi que vous avez fait des propositions au Grand Turc pour
faire construire à Constantinople un pont sur le Bosphore.
LEONARD DE VINCI - C'est vrai!
SALÄI - Et aussi qu'avec le Frère Luca Paoli, vous êtes plongé
dans une difficile recherche mathématique sur la quadrature du cercle.
LEONARD DE VINCI - C'est vrai aussi.
SALÄI - Et avez-vous pensé que Novellara vous relance de la part
de la Princesse Isabelle d'Este pour que vous lui peigniez une nouvelle Madone…?
LEONARD DE VINCI - Oui. Et sans compter non plus que je suis actuellement plongé…
Et pour moi, c'est ça qui compte… Mais je ne devrais pas le dire…
BOTTICELLI - Mais tout le monde est au courant!
LEONARD DE VINCI - Vraiment? Et alors puisque tu le sais, dis-le-moi…
BOTTICELLI - Tu es en train de peindre un portrait de la femme du marchand Luca
del Giocundo. Mona Lisa, de son petit nom. Mais on dit déjà "la
Joconde"!
LEONARD DE VINCI - On est bien renseigné!
BOTTICELLI - Tu t'enfermes ici tous les après-midi avec elle! Et on la
voit entrer et sortir.
LEONARD DE VINCI - Vraiment… Je ne savais pas que j'étais espionné.
Mais effectivement, je l'attends d'une minute à l'autre.
BOTTICELLI - Je pourrais voir ce que tu as peint?
LEONARD DE VINCI - Je ne l'ai montré à personne. Mais à
toi, Sandro Botticelli, je peux bien te le montrer… Puisque c'est toi…
Mais pour le moment, tu seras bien le seul! Tiens, regarde…
BOTTICELLI - (il regarde longuement très admirativement) Ah…
SALÄI - Hein, qu'est-ce que vous en dites, maître Botticelli?
BOTTICELLI - Après cela, je comprends que tu n'aies pas envie de…
LEONARD DE VINCI - Non, aucune envie. Et je ne cesse de retoucher…
SALÄI - Mais dites-nous quand même ce qui vous amenait…
BOTTICELLI - Il s'agit de décorer la salle des Cinq Cents, dans le Palais
de la Seigneurie.
LEONARD DE VINCI - Je vois…
BOTTICELLI - Non, tu n'as rien vu! C'est un mur immense qu'il faut peindre et
le monde entier l'admirera! Le grand Conseil se souvient qu'à Milan,
tu avais aussi peint de la même façon une vaste représentation
de la Cène.
LEONARD DE VINCI - En effet! Et ils veulent y mettre quoi, eux, sur ce mur?
BOTTICELLI - Une bataille.
LEONARD DE VINCI - Ah, une bataille… Je ne suis pas un va-t'en-guerre,
mais picturalement une bataille, ça peut être intéressant…
Ça me changerait des images pieuses.
BOTTICELLI - Qu'est-ce que tu veux dire?
LEONARD DE VINCI - Une bataille, j'en ai toujours rêvé… D'abord,
il faut montrer la fumée des canons qui se mêle à la poussière
dégagée par les déplacements des soldats et surtout les
piétinements de la cavalerie. L'air doit aussi être rempli de flèches
planant dans toutes les directions et de boulets de canon qui volent dans le
ciel suivis d'une traînée de fumée. Et les traits d'arquebuse
aussi! Et pour décrire tel ou tel soldat blessé, il ne faut pas
hésiter à montrer la mare de boue et de sang dans laquelle il
a glissé. Et certains combattants doivent aussi être représentés
en proie à l'agonie, grinçant des dents, roulant des yeux, leurs
mains crispées sur leurs corps et leurs jambes déformés
par la douleur. Et même, ça ou là une pile de cadavres entassés
sur… par exemple un cheval agonisant. Du mouvement, du sang, des morts,
de la poussière…
BOTTICELLI - Tu y es, tu y es… Tu vois bien que ça t'intéresse!
LEONARD DE VINCI - Quelle bataille m'offres-tu?
BOTTICELLI - La bataille d'Anghiari.
LEONARD DE VINCI - La bataille d'Anghiari! Mais dans mon souvenir c'est à
peine une bataille! Je me déshonorerais…
BOTTICELLI - Ils y tiennent… Tu aurais toute ta liberté…
LEONARD DE VINCI - Je tombe de haut!
BOTTICELLI - C'est à prendre ou à laisser…
LEONARD DE VINCI - C'est bien payé? Pour le moment, mes projets à
moi ne me rapportent pas grand-chose.
BOTTICELLI - Très bien payé. De quoi te faire vivre longtemps,
toi et tes apprentis.
LEONARD DE VINCI - Bon, enfin… C'est vrai qu'à la Seigneurie, tout
le monde le verra. Mais ça m'est tellement égal!
BOTTICELLI - Enfin si tu n'es pas hostile au principe, Machiavel viendra te
raconter l'histoire.
LEONARD DE VINCI - Machiavel?
BOTTICELLI - Tu ne le connais pas encore… Très bon historien. Tu
ne peux pas refuser.
LEONARD DE VINCI - Je ne peux pas refuser, je ne peux pas refuser… Je
peux toujours refuser! Mais je ne peux pas refuser au moins d'examiner la proposition,
tu as raison… Si c'est comme ça, envoie Machiavel….
3 - Description de la bataille.
L'HISTORIEN DE SERVICE - Quelques jours après, Machiavel vint voir Leonard…
Mais Leonard faisait le difficile…
MACHIAVEL - Vous avez raison, maître Leonard, c'est une petite bataille,
une toute petite bataille… du moins si l'on en juge par le nombre des
morts… Il n'y en a eu qu'un, qui est tombé de cheval, et qui est
tombé de telle sorte que son cheval l'a écrasé. Ça
aurait pu arriver n'importe où!
LEONARD DE VINCI - En effet…
MACHIAVEL - A moins qu'il n'ait péri sous les pieds des chevaux. On ne
sait pas exactement.
LEONARD DE VINCI - J'ai vu de près des guerres et des batailles, en particulier
quand j'étais au service de César… de César Borgia,
je veux dire… Intrépide capitaine, s'il en est! Et toutes ces batailles
n'allaient pas sans beaucoup de morts et encore plus de blessés.
MACHIAVEL - Cette fois-ci, je veux dire à Anghiari, il n'y a pas eu trop
de dégâts. C'étaient les troupes du duc Sforza, de Milan,
qui étaient opposées aux nôtres, celles de Florence. Les
combattants étaient bien protégés par de bonnes cuirasses.
Ils se frottèrent copieusement mais ils ne réussirent pas à
se transpercer… Comme quoi, ça sert à quelque chose, les
armures!
LEONARD DE VINCI - Pas de morts! Mais alors, il ne s'est rien passé!
Encore une fois, qu'est-ce que c'est que cette fausse bataille? Et on voudrait
que je peigne ça!
MACHIAVEL - Si, si, c'est très important. Il n'y a pas eu trop de dégâts,
mais nous avons fait beaucoup de prisonniers, capturé un énorme
butin et mis en fuite les Milanais, qui ne demandèrent pas leur reste.
Et surtout cela a mis fin à la guerre entre Florence et Milan.
LEONARD DE VINCI - Et alors, comment est-ce ça s'est passé exactement?
MACHIAVEL - Vous connaissez le petit pont sur l'Arno, près d'Anghiari
justement, sur la route d'Arezzo, dans les collines…?
LEONARD DE VINCI - Oui, je m'en souviens. Je vais de temps en temps me promener
par là.
MACHIAVEL - Tout s'est joué autour de ce pont. Les Milanais voulaient
passer et nous, nous ne voulions pas qu'ils passent. Comme de notre côté
nous avions de la place pour aligner nos renforts et qu'eux ils n'en avaient
pas, nous finîmes par les repousser. Ensuite, nous nous emparâmes
de leur camp et firent deux mille prisonniers… Les autres s'enfuirent
et se dispersèrent…
LEONARD DE VINCI - Je ne vois pas trop ce qu'il y a d'héroïque là-dedans,
et que je pourrais éterniser par une peinture?
MACHIAVEL - Justement, vous pourriez donner libre cours à votre imagination…
un tourbillon de chevaux et de cavaliers, des lances, des épées
brandies…
LEONARD DE VINCI - Il y a encore des témoins?
MACHIAVEL - C'était en 1540, il y a soixante ans. Peut-être quelques
vieillards s'en souviennent-ils…?
LEONARD DE VINCI - De toute façon, je n'aime pas peindre les fresques.
Il faut travailler trop vite, sur du plâtre frais et on ne peut jamais
retoucher.
MACHIAVEL - Je ne doute pas que vous trouverez une astuce.
LEONARD DE VINCI - Hum, j'en ai bien une, mais… vous me forcez la main…
C'est bien, j'irai voir.
4 - Le projet de Léonard
L'HISTORIEN DE SERVICE - Ayant appris que Léonard avait entrepris de
peindre l'immense mur de la Seigneurie, Florence se mit à commenter l'événement…
SODERINI - Nous avons installé Léonard dans une vieille chapelle,
celle de Santa Maria Novella ? Il a étalé ses feuilles sur les
murs… Avant de peindre sur les murs de la Seigneurie, il faut qu'il fasse
un avant-projet. On dit un carton. Je ne sais pas ce que sera le résultat
définitif… mais l'avant-projet est prodigieux. Si vous avez une
minute, venez voir.
UN CITOYEN DE FLORENCE - Je n'ai pas le temps maintenant… Décrivez-moi
un peu les choses.
SODERINI - Volontiers. C'est donc une peinture très haute, mais encore
plus large… Quatre-vingt ou cent mètres, peut-être. Sur les
ailes un déploiement de troupes dans la campagne toscane… Là,
plutôt classique. Mais au centre une vision extraordinaire de quatre cavaliers
- peut-être les cavaliers de l'Apocalypse? - qui s'entremêlent en
brandissant leurs épées… Je n'ai jamais rien vu de si osé!
Et le plus fort est que toute l'horreur et toute la violence de la scène
se lit, naturellement sur le visage des cavaliers, mais surtout et encore mieux
sur… je n'ose pas dire le visage mais plutôt sur la tête des
chevaux, qui sont d'une bestialité presque humaine. Un tourbillon de
fureur!
UN CITOYEN DE FLORENCE - Je vois que vous avez été très
touché… On peut s'attendre à tout avec Léonard. J'espère
seulement que sa fresque ne perturbera pas trop les délibérations
du Conseil qui se tiendront dans cette salle. J'aurais préféré
pour moi quelque vue paradisiaque…
SODERINI - Au contraire, cette vision les détournera peut-être
de faire la guerre.
UN CITOYEN DE FLORENCE - Sans leur faire oublier pourtant que la guerre est
la mère de toutes choses. Mais ils ne le savent que trop! Merci de votre
description. Pardonnez-moi, je suis pressé.
5 - Michel-Ange
L'HISTORIEN DE SERVICE - Cependant il y avait dans la salle des Cinq Cents non
pas un, mais deux murs à peindre. Soderini se dit que puisque l'un des
deux plus grands artistes de Florence avait accepté d'en peindre un,
on pourrait peut-être demander à l'autre de ces plus grands artistes
de peindre l'autre… Il s'agissait de Michel-Ange …
MICHEL-ANGE - Venez! Je vais vous montrer le projet que j'ai fait pour votre
salle des Cinq Cents. Je regrette seulement que vous ayez demandé à
Léonard de peindre l'autre mur. Nous sommes quasiment incompatibles.
SODERINI - Pouvions-nous faire autrement? Nos deux plus grands artistes! Et
nous vous avons donné, à vous, la plus grande bataille. Montrez-moi
donc votre projet…
MICHEL-ANGE - On m'a dit que Léonard avait déjà fait le
sien, celui de la bataille d'Anghiari.
SODERINI - Oui. Il y a longtemps qu'il l'a achevé…
MICHEL-ANGE - Je suis aussi au regret d'entendre que vous lui avez passé
votre commande avant la mienne!
SODERINI - Mon Dieu… Il est de beaucoup votre aîné! Mais,
depuis que nous avons installé votre David au bon milieu de la place
de la Seigneurie, vous êtes vraiment, vraiment… le plus "grand"
Artiste de Florence…
MICHEL-ANGE - Justement!
SODERINI - Pour dire toute la vérité, Léonard est tellement
fantasque que, de peur d'une réaction négative, nous avons préféré
commencer par lui.
MICHEL-ANGE - Fantasque, vous avez dit le mot… Lui qui a été
incapable d'achever la statue équestre du duc Sforza, à Milan.
SODERINI - Je crois que ce n'est pas tout à fait sa faute. Le bronze
qu'il avait mis de côté pour couler cette statue lui a été
enlevé pour en faire des canons. Une nouvelle guerre venait d'éclater…
MICHEL-ANGE - Nous autres, Italiens, nous passons notre temps à faire
la guerre!
SODERINI - Hélas… Mais revenons-en à la bataille de Cascina,
que nous vous avons proposée et qui fut livrée en 1364, cela fait
cent quarante ans, par Florence contre Pise, les troupes de Florence étant
commandées par Galeotto Malatesta - un général illustre
s'il en fut! Elle se déroula…
MICHEL-ANGE - Je sais, je sais! Inutile de me raconter à nouveau l'histoire…
De toute façon, après cent quarante ans, il n'y a plus de témoins…
J'ai choisi le moment où les troupes de Malatesta, accablées de
chaleur, se baignaient dans l'Arno, lorsque, dit-on, elles furent, soudain appelées
à la bataille. Le temps de sortir de l'eau, avant de se rhabiller…
C'est ce moment que j'ai choisi. Voici mon carton…
SODERINI - Mon Dieu, tous ces soldats nus qui se bousculent les uns les autres
dans toutes les positions imaginables…
MICHEL-ANGE - Ne sont-ils pas appétissants et bien musclés…?
De quoi faire honneur à Florence! Vous savez que mes préférences
vont à la représentation du corps humain. Est-ce que vous comptiez
sur moi pour vous peindre des armures et des épées?
SODERINI - Ma foi… Mais je suis un peu surpris… Laissez-moi voir…
On dirait, vu de loin… pardonnez-moi… un sac de carottes, ou une
poignée de vers de terre! Pardon…! Mais laissez-moi le temps de
m'habituer et de demander son avis au Conseil…
MICHEL-ANGE - De toute façon, cela sera cela ou rien.
SODERINI - Que vous êtes abrupt! (il sort)
MICHEL-ANGE - Je suis comme je suis. Des vers de terre! Jamais plus belle exposition
de membres enlacés n'aura été offerte au monde.
6 - Dispute au sommet.
L'HISTORIEN DE SERVICE - Et il arriva ce qui devait arriver. Les deux grands
artistes se trouvèrent en même temps dans la salle dont ils avaient
chacun à peindre un des murs…
MICHEL-ANGE - Je me demande, Léonard, pourquoi les Florentins t'ont fait
confiance? Tu n'es pas capable de peindre une fresque!
LEONARD DE VINCI - Michelangelo, grand maître, aie donc un peu d'indulgence…
MICHEL-ANGE - Et je me demande quelle idée leur a pris de nous faire
travailler ensemble dans cette salle des Cinq Cents… C'est un concours,
ou quoi? Toi d'un côté, moi de l'autre, avec chacun nos aides,
nos valets, nos échafaudages…!
LEONARD DE VINCI - Ne t'en prend pas à moi! Je n'y suis pour rien…
MICHEL-ANGE - Comme s'ils avaient voulu organiser une compétition, à
qui ferait le plus vite possible la plus belle fresque. C'est insupportable.
LEONARD DE VINCI - Mais, Michel-Ange, c'est toi, c'est toi à tous les
coups qui feras la plus belle fresque. D'ailleurs, moi, ce que je fais, ce n'est
pas une fresque. Moi, je ne sais pas travailler vite… Je suis un laborieux,
je retouche indéfiniment… jusqu'à ce que cela me plaise.
Je ne dis pas que toi… Non, toi, c'est bien connu, tu atteins la perfection
du premier coup! Mais moi… C'est pour ça que j'essaye de mettre
au point un nouveau procédé, inspiré des anciens, avec
de l'huile de lin et de l'encaustique, qui me permettra de peindre à
l'huile sur le plâtre et de revenir facilement sur ce que j'ai fait. Mais
effectivement, ce ne sera pas une fresque.
MICHEL-ANGE - Quoi que ce soit, je te prie de m'excuser, mais ça pue
et ça ne sèche pas… Ton huile de lin…
LEONARD DE VINCI - Tu as raison et c'est pour cela que j'ai installé
ces braseros…
MICHEL-ANGE - Il fait une chaleur insupportable. Et tu vois bien que ça
ne sèche que le bas de ta peinture. Et non seulement le haut ne sèche
pas, mais il coule. Leonardo, tu as tout d'un débutant.
LEONARD DE VINCI - Je "suis" un débutant… Je ne peux
me passer de faire des expériences!
MICHEL-ANGE - Ceci étant, tes chevaux sont superbes…
LEONARD DE VINCI - Merci… Je pense que j'arriverai à reprendre
les coulures mais je ne sais pas encore comment.
MICHEL-ANGE - Tu n'as qu'à hisser tes réchauds sur tes échafaudages…
Tâche de ne pas foutre le feu!
LEONARD DE VINCI - Ça résoudrait le problème… Mais
sois tranquille!
MICHEL-ANGE - De toute façon, ne t'inquiètes pas, je ne suis venu
aujourd'hui que pour régler quelques détails, mais demain, je
pars.
LEONARD DE VINCI - Je ne comprends pas…
MICHEL-ANGE - Rassures-toi, pas pour toujours. Mais le Pape me rappelle à
Rome pour savoir où en sont les statues de son tombeau. Il faut que j'y
aille… Je n'ai jamais vu un homme, car ce n'est qu'un homme, ce pape!
se préoccuper autant de sa mort!
LEONARD DE VINCI - Dis plutôt du souvenir qu'il laissera aux yeux du monde.
MICHEL-ANGE - Infaillible et immortel! Jules II a de grandes ambitions!
LEONARD DE VINCI - Donc, bon voyage… Quand tu reviendras, je pense que
j'aurai réglé mes problèmes. Mais, sans vouloir te flatter,
de toi ou de Jules, qui survivra le plus longtemps aux yeux des hommes…?
Je pense que c'est toi… Moi aussi peut-être après tout!
7 - La fin de l'histoire.
L'HISTORIEN DE SERVICE - On l'a deviné, Léonard n'était
pas emballé par ce qu'il faisait: trop long, trop grand… et puis
cette peinture qui coulait! Mais les circonstances vinrent à son aide.
Ecoutez comment.
MACHIAVEL - Si j'ai bien compris, ça va mal?
SODERINI - Oui. D'abord, son père est mort. Il a fallu qu'il y aille…
je veux dire, dans le village de Vinci, dont il est originaire. Je ne pouvais
pas refuser! Et comme il n'est qu'un bâtard, il a eu des problèmes
avec ses frères, je ne rentre pas dans le détail…
MACHIAVEL - On ne peut pas lui en faire grief!
SODERINI - Ensuite, il a fallu qu'il change son fournisseur d'huile de lin.
Nouvel épisode! Tous ses malheurs venaient, disait-il, de son huile de
lin. Et qu'il nettoie une partie de ce qu'il avait fait, et qu'il la refasse.
Il avait peint cette partie centrale où l'on voit les cavaliers qui s'entrechoquent…
Sur les deux ailes il n'avait encore rien fait, si ce n'est précisément
les enduire d'huile de lin. D'autre part, la situation avec Michel-Ange était
un peu tendue…
MACHIAVEL - Je ne sais pas si c'est une très bonne idée de les
avoir fait travailler ensemble. Ils sont l'un et l'autre susceptibles et envahissants…
Comme beaucoup d'artistes!
SODERINI - Comme beaucoup de dieux, plutôt… Chacun d'eux étant
partout, il est difficile d'en mettre deux dans la même salle. Bref…
MACHIAVEL - Est-ce qu'au départ de Michel-Ange, ça ne s'est pas
arrangé un peu?
SODERINI - Si, bien sûr. Mais quelques jours après, ne voilà-t-il
pas que les Français, qui occupent maintenant Milan… on ne peut
rien refuser au roi de France! les Français le demandent d'urgence. En
principe pour deux mois, mais…
MACHIAVEL - Cela s'éternise?
SODERINI - Oui. J'ai fini par écrire à Charles d'Amboise, le gouverneur
français de Milan… que Léonard ne s'était pas conduit
honnêtement envers Florence, qu'il en avait reçu beaucoup d'argent,
qu'il n'avait pas honoré ses engagements, que sa fresque n'était
pas finie et qu'il fallait que les Français le renvoient ici pour qu'il
achève son travail.
MACHIAVEL - Ils vous ont répondu?
SODERINI - Oui. Deux mois après… d'une façon très
désinvolte, presque insultante! Tenez, j'ai la lettre : "Si nous
pouvons nous permettre de le faire, nous vous recommandons de bien vouloir vous
montrer envers Vinci plus généreux que vous ne l'avez été.
C'est un homme d'un grand talent et qui mérite largement fortune, bien-être
et honneur… Nous apprécierions grandement qu'il en soit ainsi et
vous prions en attendant de croire que nous sommes vos très sincères
obligés…"
MACHIAVEL - Laissez-moi voir… (il relit des yeux) "Vous montrer plus
généreux…" quelle insolence en effet! Et qu'allez-vous
faire?
SODERINI - Que voulez-vous que nous fassions. Le roi de France, Louis XII, m'a
lui-même écrit ensuite qu'il avait personnellement beaucoup de
choses à demander à Léonard et qu'il voulait le garder!
Les Français sont trop puissants et ce n'est pas pour une fresque inachevée
que… Je vais faire enlever tous ces échafaudages.
MACHIAVEL - Consolons-nous. Une œuvre même inachevée de Léonard
vaut mieux que mille œuvres bien finies de beaucoup d'autres.
SODERINI - C'est une curieuse façon de se consoler…
L'HISTORIEN DE SERVICE - En fin de compte Michel-Ange ne commença même
pas sa bataille de Cascina. Quant à Léonard, il laissa donc inachevée
sa bataille d'Anghiari. Cependant telle qu'elle était, les Florentins
purent la contempler pendant une soixantaine d'années. C'est à
cette époque que le peintre Rubens en fit une copie, qui est au Louvre
et grâce à laquelle nous pouvons encore nous en faire aujourd'hui
une idée. En 1563 que les Florentins chargèrent le peintre Vasari
de remplacer la bataille d'Anghiari par une nouvelle scène de bataille
plus récente. Vasari, qui avait été un familier de Léonard
se refusa cependant à détruire une œuvre du maître
et pour la conserver, sans qu'on en sache rien, construisit devant elle un nouveau
mur sur lequel il peignit sa propre bataille. Récemment… je veux
dire à la fin du vingtième siècle, on fit à travers
ce nouveau mur quelques sondages qui laissèrent penser que la bataille
d'Anghiari est effectivement toujours là. Vasari avait même pris
la précaution d'inscrire dans un petit coin de sa fresque deux petits
mots ironiques: "cherche, tu trouveras"… Mais personne n'a encore
osé détruire l'œuvre de Vasari, qui est très belle,
pour retrouver par-dessous un incertain Léonard de Vinci. Quant à
Léonard lui-même, il termina heureusement sa vie à Amboise
où François I, successeur de Louis XII, avait fini par l'emmener…