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Déposé à la SACD

LE SECOND JEREMIE
***
Michel Fustier
(toutes les pièces de M.F. sur : http://theatre.enfant.free.fr )


PERSONNAGES
Jérémie, sa mère, le premier président, le second président,
le grand rabbin, Baruch, le ministre.

1 - Jérémie, objecteur de conscience, dans une prison militaire.
L'HISTORIEN DE SERVICE - Le prophète Jérémie était… précisément un "prophète". De nos jours, en l'an 2009, Jérémie est un journaliste indépendant, ou un écrivain, qui reprend à sa façon le message de son lointain homonyme. Le Jérémie d'hier reprochait aux Juifs, dominés par la classe sacerdotale, de ne se préoccuper que du "Temple de Yahvé", au point d'en oublier d'être justes et bons. Le Jérémie d'aujourd'hui leur reproche de ne se préoccuper que de "l'Etat d'Israël" et de ses frontières… avec les mêmes conséquences. D'autre part, il n'est pas étonnant que la pensée religieuse du Jérémie d'aujourd'hui ne soit pas exactement la même que celle du Jérémie d'hier. Mais il est aussi passionné et aussi malheureux que lui… Pour l'instant, il a été emprisonné par l'armée pour objection de conscience… Sa mère vient le voir.
MERE - Ils m'ont permis de te voir. Ils sont très stricts: quelques minutes! Jérémie, est-ce que tu crois encore en Dieu?
JEREMIE - Dis-moi ce que tu appelles Dieu… Dis-moi aussi ce que tu appelles croire…
MERE - Jérémie, aurais-tu perdu la tête?
JEREMIE - Si ce que tu appelles Dieu est encore le Yahvé d'autrefois, ce petit dieu du tonnerre qui voulait être le seul à être adoré… naturellement, non.
MERE - Mais… comment oses-tu dire ça… A la rigueur pense-le, mais ne le dis pas!
JEREMIE - Ce petit dieu du tonnerre qui était autrefois en concurrence avec tant d'autres petits dieux du même tonneau, dont David, ou Salomon, ou Josias… s'acharnaient à démolir les autels construits sur les hauts lieux qui entourent Israël… Les Baal, les Astarté, les Moloch… Comment voudrais-tu que j'y croie?
MERE - Mais Dieu n'est pas cela du tout!
JEREMIE - Même le Dieu que nous avons inventé au retour de Babylone, ce Dieu moins jaloux, moins cruel, moins charnel, plus digne que son fameux prédécesseur. Celui à qui Job a tenu tête…
MERE - Oui, peut-être celui-ci?
JEREMIE - Celui-là non plus, je n'y crois pas. Ni même au suivant. Epuré, pour ainsi dire, plus semblable à lui-même et à l'image qu'en fin de compte nous nous en faisons… Le vieillard un peu absent qui attend que les jours s'écoulent… Celui auquel les chrétiens ont donné une belle barbe blanche… Non, même de celui-ci, je n'en veux pas.
MERE - Plus aucun dieu, alors?
JEREMIE - Il y a une histoire de Dieu, ou plutôt une histoire de la façon dont les hommes se sont représenté Dieu. Cela te choque-t-il? Allons donc! Nos dieux n'existent que dans nos têtes.
MERE - Que nous nous soyons raconté des histoires, oui, c'est possible. Mais cela n'empêche pas Dieu d'exister.
JEREMIE - Celui auquel tu penses, nous ne pouvons même pas savoir quoi que ce soit de lui… Nous ne savons de lui, plus exactement, que ce que nous en pensons. Les adorateurs de Dieu sont des idolâtres, ils adorent l'image de lui qu'ils se sont taillée. Peu importe qu'elle soit visible ou invisible, c'est leur idole. Le sculpteur taille dans la pierre une forme visible à l'œil - un aigle, un homme, un crocodile - et il dit: voilà Dieu. Le philosophe - appelle-le théologien si tu veux - ajoute les adjectifs aux adjectifs… infiniment bon, infiniment juste, éternel et immuable… comme si le philosophe savait ce qu'est le bon, le juste, l'éternel! et il dit comme le sculpteur: voilà Dieu. Ce n'est qu'un épouvantail dans le champ de ses pensées, mais c'est son Dieu. Le philosophe n'en est pas moins lui aussi un idolâtre. Encore une fois son Dieu n'est que sa créature! Qui a besoin d'un Dieu qu'il comprend? Je préfère le sculpteur au théologien, il est moins trompeur.
MERE - Oh, Jérémie… Mais celui que nous appelons Dieu, quel qu'il soit, n'est-il vraiment rien pour toi?
JEREMIE - Si tu veux tout savoir, je suis mon seul maître, mon Dieu est à moi, en moi… qui me pousse à agir… je ne sais pas comment dire… à agir en conformité avec moi-même. Ne me demande pas ce que cela veut dire exactement, je ne pourrais pas l'expliquer. Mais je le fais. Et je le ferais, même si pour cela j'avais à traverser le feu.
MERE - Que veux-tu que j'ajoute…? Tu sais que Mona t'aime…?
JEREMIE - Oui, je sais que Mona m'aime… Et je pense que moi aussi, je l'aime. Mais je te l'ai déjà dit, je ne suis pas fait pour vivre avec une femme?
MERE - C'est cela, ta conformité avec toi-même?
JEREMIE - Oui, c'est cela.
MERE - Est-ce que la petite voix que tu entends en toi-même peut quelquefois changer de chanson?
JEREMIE - Changer de chanson? Oui. Il y a un temps pour veiller et un temps pour dormir. Elle n'est jamais catégorique… Les circonstances changent, et les temps aussi!
MERE - Un temps pour vivre seul et un temps pour vivre en compagnie…?
JEREMIE - Oui, cela peut se dire.
MERE - Je le lui dirai… Il se peut qu'elle attende. Maintenant, le temps de la visite est écoulé, il faut que je parte.

2 - Visite de Jérémie à son oncle, le président.
L'HISTORIEN DE SERVICE - Mais il se trouvait que Jérémie était le neveu du président de l'Etat d'Israël. Il alla le trouver.
PRESIDENT - En souvenir de ton père, j'ai accepté de te recevoir.
JEREMIE - Merci, oncle David…
PRESIDENT - Tu as toujours été l'intellectuel de la famille… Donc, un service dans l'armée un peu chaotique… si j'ai bien compris?
JEREMIE - Oui, plutôt. Nos militaires sont si… militaires! Merci d'être intervenu.
PRESIDENT - Je n'ai pas pu faire plus… En tant que président, ça n'aurait pas été décent.
JEREMIE - Pourtant l'Ecriture ne dit-elle pas: "Avant le combat, si quelqu'un a peur et sent son cœur faiblir, qu'il s'en retourne chez lui de peur que le cœur de ses frères ne vienne à défaillir comme le sien." (D 20-8)
PRESIDENT - Oui, bien sûr, le Deutéronome… Si l'on devait s'en tenir à la lettre! Tu avais peur?
JEREMIE - Non, pas peur… Je ne voulais pas, simplement… Peut-être un peu peur, aussi.
PRESIDENT - Toujours pas marié?
JEREMIE - Pas encore.
PRESIDENT - Il serait temps… Un bon Juif doit fonder une famille.
JEREMIE - Il y a tellement de choses qu'un bon Juif devrait faire!
PRESIDENT - Alors, qu'as-tu à me dire?
JEREMIE - Oncle David, je ne sais pas si je suis heureux de vivre en Israël.
PRESIDENT - Je m'en doutais. C'est pour ça que les militaires t'ont fait des ennuis?
JEREMIE - Oh, je ne songe pas à déserter. Au contraire.
PRESIDENT - Il y a soixante ans, le président Ben Gourion a tenté de redonner aux Juifs une patrie et une âme. T'en plains-tu? Depuis deux mille ans ils étaient en exil…
JEREMIE - Oui, l'exil… Mais il ne faut pas en faire un argument. Sauf aux temps de Nabuchodonosor, personne ne nous a jamais envoyé en exil. Et encore, sous Nabuchodonosor, cela n'a guère touché que dix ou quinze mille personnes, dont beaucoup… ou du moins leurs descendants, sont revenus.
PRESIDENT - Enfin, si tu ne veux pas qu'ils aient été en exil, les Juifs ont été… ou plutôt se sont dispersés aux quatre coins du monde. Il faut vivre, la Palestine est une terre pauvre!
JEREMIE - Cela me paraît plus proche des faits. Oui une terre pauvre. D'où l'on émigre volontiers.
PRESIDENT - Mais une terre que certains été bien contents de retrouver, lorsque nous avons été persécutés. Même si nous avons dû pour cela payer un prix élevé.
JEREMIE - Trop élevé, peut-être. Le prix sur nos corps, le prix sur nos âmes aussi. Oui, le prix sur nos âmes. A voir ce qui se passe, c'est là que je ne me sens pas confortable… Et je me demande même si Israël, je veux dire l'Etat d'Israël, n'a pas pris trop de place dans nos esprits. C'est cela que je voulais te dire…
PRESIDENT - "Jérusalem, si je te perds, Jérusalem, que ma main se dessèche…" Je ne comprends pas… Si tu crois que nous avons le temps d'aborder les problèmes de fond!
JEREMIE - Autrefois, nous étions un peuple… enfin, c'est ce qui a toujours été notre idéal! …dont l'objectif suprême était d'être bon et juste.
PRESIDENT - C'est très général… Bon et juste, oui… Où veux-tu en venir?
JEREMIE - Je veux en venir à cela qu'aujourd'hui notre objectif est prioritairement de nous installer sur cette terre et d'y rester envers et contre tout. Et que nous en oublions d'être bons et justes.
PRESIDENT - N'exagère pas…
JEREMIE - Nous disons: "Etat d'Israël, Etat d'Israël!" comme si cela devait nous sauver! Et à côté de cela nous tuons, nous pillons, nous détruisons, nous asservissons… je dirais même nous réduisons en esclavage, nous privons de pauvres gens de leurs biens, de leurs terres, nous les emprisonnons. Nous ne sommes en réalité qu'une bande de brigands. Je crois que je ne peux pas le supporter. "Maudit soit celui qui déplace la borne du champ de son voisin." (D 27-19). C'est aussi le deutéronome qui le dit. Voilà ce qui me tracasse.
PRESIDENT - Si tu crois que moi, je suis confortable dans ma tête… Mais qui veut la fin, veut les moyens! Si nous ne faisons pas ce que nous faisons, Israël s'éteindra.
JEREMIE - Justement: est-ce que Israël est maintenant digne d'Israël? Tout rempli de la furie dont nous sommes animés!... La mère lave et repasse son vêtement, le père nettoie le fusil et au matin le fils, en représailles de quelque attentat, s'en va dans le froid avec quelques compagnons tirer deux ou trois Palestiniens de n'importe où, les premiers qu'ils trouvent, qu'ils ne connaissent pas et qui ne leur ont rien fait. Par vengeance.
PRESIDENT - Notre armée a reçu des ordres... Elle est libre de ses moyens. Et les pieux rabbins ne sont pas les moins excités!
JEREMIE - Est-ce que les Evangiles sont des écritures juives?
PRESIDENT - Au sens strict du mot, oui… Mais officiellement nous ne les connaissons pas.
JEREMIE - Ce qui fait que nous en sommes encore à "œil pour œil, dent pour dent". Le Talion!
PRESIDENT - Je reconnais que… mais je voudrais voir des chrétiens à notre place… Ils ont fait bien pire.
JEREMIE - Peu importe! Je te rappelle qu'est "maudit celui qui se cache pour tuer son prochain." (D 27 -24). Si nos adversaires n'observent pas nos commandements, nous ne pouvons les en blâmer. Ils ne les connaissent pas. Mais si nous-mêmes nous ne les observons pas, alors le poids du péché retombe sur nous, qui les connaissons.
PRESIDENT - S'il n'y avait que celui-ci que nous n'appliquions pas! Non, le commandement que nous devons appliquer à tout prix, c'est d'exister. Après quoi, oui, on tâche de faire le moins mal possible et je reconnais que…
JEREMIE - C'est pour cela que je dis que sur nos âmes nous payons un prix trop élevé… Perdre son âme pour sauver sa vie!
PRESIDENT - Que veux-tu que j'ajoute. Va, rentre chez toi, fais-toi oublier, oublie toi-même. Ces armées en mouvement, tu ne peux pas les arrêter, même avec toute la force de tes objections.
JEREMIE - Si encore tu voyais la victoire au bout de ton fusil. Mais non. Tout va de mal en pis. Si vous continuez, Israël va disparaître. Pourquoi ne disparaîtrait-il pas? Votre stratégie est dévastatrice. Depuis quarante ans elle porte les mêmes fruits de mort. Je ne veux pas me cacher chez moi, je veux au contraire me montrer, je veux reprendre mon métier de journaliste.
PRESIDENT - Ah! Tu aimes les risques.
JEREMIE - Je n'aime pas les risques, mais il y a des moments où il faut en prendre.
PRESIDENT - Je ne serai pas toujours là pour te protéger.
JEREMIE - Tu as déjà fait beaucoup… Au revoir, merci.

3 - Quelques années plus tard, Jérémie enlevé par des Juifs religieux.
L'HISTORIEN DE SERVICE - Jérémie reprit sa vie de journaliste et au bout de quelques années, s'attira de profondes inimitiés…
JEREMIE - Vous m'avez kidnappé contre toutes les lois… Vous, les gens de la religion!
RABBIN - Nous ne te voulons pas de mal. Nous avons simplement besoin d'avoir une petite conversation avec toi.
JEREMIE - Vous m'avez frappé, vous m'avez enlevé. Où suis-je? Où m'avez-vous traîné?
RABBIN - Nous voulons que tu cesses de te répandre partout et de publier des choses honteuses et insensées. Israël existe, le Seigneur en soit loué. Quiconque va contre Israël va contre la volonté du Seigneur.
JEREMIE - Rabbin de malheur… Tu n'es pas le prêtre du Seigneur, tu es un grand manipulateur, le suprême imposteur. Tu t'attribues un pouvoir que nul ne t'a donné. Tu agis contre la règle et les lois de la religion que tu es censé défendre et tu voudrais…
RABBIN - Il insulte sa religion, il insulte son pays, il insulte le grand rabbin…!
JEREMIE - Je dis des choses qui sont vraies. Vous, de la religion, vous avez détruit ce pays en en faisant une république juive. Au lieu d'en faire une terre d'accueil, vous en avez fait une terre d'exclusion, une terre fermée, dans laquelle tous les citoyens n'ont pas les mêmes droits, une terre où nul autre que les vôtres ne peut entrer. Notre loi est une loi de liberté, vous en avez fait une loi d'oppression. Où est la liberté quand personne n'est autorisé à être d'un autre avis que vous?
RABBIN - Jérémie, tes paroles sont très exagérées, tu ne les maîtrises plus.
JEREMIE - Te souviens-tu de ce qui est arrivé dans ce pays, il y a huit ou neuf siècles?
RABBIN - Que veux-tu dire?
JEREMIE - Les chevaliers francs sont arrivés, ils ont pris Jérusalem, comme nous… Ils ont fondé dans la région, pas seulement ici en Palestine, mais aussi en Syrie et au Liban, de nombreux royaumes dont la religion était étrangère aux peuples qui les habitaient!
RABBIN - Où veux-tu en venir?
JEREMIE - A cela que, malgré toute la puissance et le fanatisme de l'Occident, ils ont à peine tenu deux cents ans. Le temps pour les Sarrasins, comme on disait, de se reprendre. Saladin! Et ensuite les chrétiens ont giclé comme un noyau de cerise que l'on presse entre ses doigts. Il en sera ainsi d'Israël s'il continue à être ce qu'il est.
RABBIN - Je ne supporterai pas plus longtemps tes insultes…
JEREMIE - Es-tu donc si pressé, grand rabbin, quel grand devoir t'appelle, pour que tu n'aies pas le temps d'entendre ce que j'ai à dire? Et qui n'est en aucune façon insultant. Car sache que c'est toi qui le rends tel… Tu as un esprit qui tourne tout ce que l'on te dit en insulte… Ne peux-tu demander à tes hommes de s'écarter de moi?
RABBIN - Lâchez-le mais ne le perdez pas de vue…
JEREMIE - Ce pays nous a été offert par les Nations Unies. Elles n'avaient aucun droit de le faire, cependant nous l'avons accepté. Nous aurions pu venir courtoisement, saluer ses occupants, partager la terre, faire alliance avec eux… Mais les Juifs sont possessifs, ils ont tout pris! Ceux que nous envahissons ne sont-ils pas plus nous-mêmes que nous, des paysans arabes qui, aux temps bibliques, étaient juifs et cultivaient amoureusement leur lopin de terre. Nous l'avons toujours su! Mais ces paysans ont eu la malchance de voir passer sur eux la conquête musulmane et la faiblesse de courber la tête sous l'orage. Qui ne l'aurait fait? Quand nous sommes revenus, ils étaient toujours là et ils continuaient quand même à cultiver amoureusement leur même petit lopin de terre. Identiques à eux-mêmes. Et nous, ayant abandonné la terre de nos ancêtres pour aller nous enrichir ailleurs et nous étant mélangés avec toutes les nations du monde sans jamais réussir à nous en faire aimer, nous revenons en disant: c'est nous, les Juifs, allez-vous en, tout ceci nous appartient. Et nous les avons faits des étrangers dans leur propre maison.
RABBIN - Décidément le mal est encore plus profond que je le croyais. Cette terre nous a été donnée par Yahvé qui nous l'avait réservée de tout temps et qui nous l'a offerte quand Moïse nous a ramenés d'Egypte… Il n'y a pas à revenir là-dessus.
JEREMIE - Qui croit encore à ces vieilles légendes? Les plus savants d'entre nous les ont récusées depuis longtemps. N'es-tu pas au courant, ô prêtre confit dans tes textes sacrés? Et même si Moïse sur le mont Nebo nous avait vraiment montré la Terre Promise, quel droit aurions-nous d'être injustes? Tout a un sens caché. Et si cette histoire signifiait seulement que Moïse nous a introduits dans le monde de la générosité pour que nous y prospérions dans la sagesse? Une sagesse qui est tout le contraire de l'intransigeance et de la certitude. Et vous, à cause de votre certitude, vous êtes tombés dans l'hérésie. Nous sommes aujourd'hui deux peuples sur la même terre: la responsabilité de ce qui s'y passe ne revient-elle pas à celui des deux qui est puissant et organisé? Vengeance et terreur, voilà ce qu'a produit notre fidélité. Ne devrions-nous pas changer nos cœurs? Accueille l'étranger, dit notre Bible. Je dis: encore plus, accueille celui qui te reçoit.
RABBIN - Paroles insensées…
JEREMIE - Et maintenant, je m'enfuis, car je considère que j'en ai trop dit et que tu ne me relâcherais pas. Il fallait cependant que tu l'entendes. (il saute par le fenêtre et s'enfuit)
RABBIN - Suivez-le, rattrapez-le…

4 - Baruch porte au ministre de la justice le message de Jérémie.
L'HISTORIEN DE SERVICE - Et dés lors, Jérémie se retira dans un lieu caché…
MINISTRE - Vous arrivez sans rendez-vous. Qui êtes-vous?
BARUCH - Monsieur le ministre, je suis Baruch, l'ami de Jérémie… Jérémie s'est caché, car il a peur. Déjà une fois il a été menacé.
MINISTRE - Qui l'a menacé?
BARUCH - Le grand rabbin… Il a toute une milice à son service. Leurs prisons sont cruelles!
MINISTRE - Il a bien fait de se cacher… Et que me fait-il dire?
BARUCH - Je suis chargé de vous lire ce document sur lequel il m'a dicté ses pensées.
MINISTRE - Ah! Le grand Jérémie parle… J'écoute.
BARUCH - Voici ce qu'il m'a fait écrire? Ne soyez pas étonné, c'est une sorte de poème… Et écoutez-le jusqu'au bout :

Sur le grand livre du ciel est inscrit le péché d'Israël,
Il y est gravé comme avec une pointe de diamant…
Israël a volé une terre qui ne lui appartenait pas,
Il en a coupé les arbres, il en a déplacé les bornes,
Il a déclaré la guerre… Non, sans même la déclarer,
Il l'a faite, tuant aussi bien femmes, vieillards et enfants.
Ses chars sont arrivés, ils ont détruit et ils sont repartis,
Ses avions sont descendus chargés de bombes,
Pour cent ans ils ont semé la mort dans les champs,
Pour cent ans ils ont stérilisé les champs et les chemins
Et placé l'effroi sous les pas de ceux qui sont ses frères…
Maintenant ceux-ci marchent sur leurs propres terres
Et leurs jambes tout à coup leur sont arrachées,
Et leurs enfants meurent de trop jouer à la marelle,
Et ils habitent dans les décombres de leurs maisons,
Encerclés par les hauts murs que vous avez bâtis contre eux.
Où est le droit, où est la justice, où est la pitié?
Et vous, pendant ce temps, vous vous disputez,
Vous blasphémez, vous faites de faux serments,
Vous forniquez, vous trichez, vous vous enrichissez,
Vous invoquez un Dieu auquel vous imputez mensongèrement
Des promesses que vous vous êtes faites à vous-mêmes.
Vous êtes peut-être le peuple le plus savant du monde
Mais vous êtes aussi certainement le peuple le plus stupide
Car vous ne voyez pas ce que tout le monde voit,
Ce qui est inscrit sur la surface de la terre,
Ce qui va à coup sûr vous arriver demain soir,
Si ce n'est demain matin, ou même ce soir,
Pour avoir trop aimé ce qui n'est pas à vous.
Vous dites: tout va bien, alors que tout va mal.
Vous ajoutez: Dieu nous protège, pourquoi se gêner?
Et ce Dieu ne vous punirait pas pour vos méfaits?
Et ce Dieu que vous prétendez religieusement être le vôtre
Vous laisserait vous enfoncer dans votre méchanceté?
Vous laisserait échapper aux conséquences de vos actes?
Il y a dans le monde des lois qui sont inéluctables.
Oui, à force de se nier, Israël tombera de lui-même
Et l'échafaudage branlant de ses crimes se défera.
Et cela sera aussi inattendu qu'un tremblement de terre.

MINISTRE - Je vous ai laissé aller jusqu'au bout. Est-ce là tout ce que Jérémie avait à nous dire… Si cela lui plaît de jouer au prophète! Montrez-moi ce papier! Si vous vous imaginez que vous allez être autorisé à publier ça. Les journalistes sont des rêveurs… Voilà ce que j'en fais, de son papier. (il le déchire et le met à la corbeille). Et vous feriez mieux d'aller vous-même vous cacher… Que je ne vous trouve pas, je serais obligé de vous faire arrêter. Rejoignez Jérémie et dites-lui comment a fini sa "prophétie".
BARUCH - Il aura bien vite fait de se souvenir de sa prophétie et de me la dicter à nouveau.…


5 - Jérémie devant le nouveau président.
L'HISTORIEN DE SERVICE - Jérémie fut cependant découvert dans sa cachette et arrêté de nouveau…
PRESIDENT - Je n'aurai pas pour vous la même indulgence que l'ancien président, dont vous étiez le neveu.
JEREMIE - Monsieur le président, je viens de m'en apercevoir. Je connaissais déjà les prisons israéliennes. Mais je ne connaissais pas tout des prisons israéliennes!
PRESIDENT - Oui, je sais que sous la pression des circonstances… Mais assez de tout cela! J'ai demandé à vous voir… Ne craignez rien! Je voudrais au contraire connaître le secret de vos pensées, qui sont étrangement inconvenantes… et avoir votre avis de déviant sur la situation que nous vivons.
JEREMIE - Il est bien tard!
PRESIDENT - Trop tard?
JEREMIE - Lorsque la fusée est partie et qu'elle va éclater, peut-on encore s'interroger?
PRESIDENT - Je suis pris dans le quotidien de l'action et j'ai besoin de prendre du recul… Où allons-nous? Je ne le sais pas.
JEREMIE - Ne dites pas cela… S'il est un peuple qui, dès ses commencements, a su ce qu'il voulait et continue à le vouloir, c'est bien le nôtre, monsieur le président. Nous sommes des Arabes entourés d'Arabes. Mais nous sommes des Arabes différents… Inassimilables par les autres, oui, mais surtout refusant énergiquement d'être assimilés. Bien plus: haïs!
PRESIDENT - Pourquoi cette haine? Contrairement aux chrétiens, les Arabes ne peuvent nous accuser de leur avoir tué quelque "Messie". Yahvé et Allah sont en bons termes…
JEREMIE - C'est bien plus grave que ça. Si nous sommes haïs, c'est parce que le peuple juif représente une sorte d'idéal qui est une insulte au reste du monde.
PRESIDENT - Expliquez-moi ça…
JEREMIE - L'idéal, c'est que… Nous sommes censés nous astreindre à un grand nombre de minutieuses obligations visant à faire de nous des hommes parfaits. Cela est une insulte, pas seulement aux Arabes, mais au reste de l'humanité. Des obligations que nous ne respectons d'ailleurs bien mal, mais qui nous séparent, qui font de nous des étrangers…
PRESIDENT - Vous croyez que c'est ça qui…
JEREMIE - Je le crains! Heureux encore qu'on ne nous impute pas l'idéal chrétien, bien juif lui aussi, de dépouillement et d'abnégation totale, qui est insupportable. Ou encore l'idéal marxiste - combien de Juifs, de Marx à Trotski, l'ont forgé? - l'idéal de refus de la propriété individuelle, qui nie les lois de la nature. Ces idéals sont insupportables!
PRESIDENT - Revenons-en à notre problème…
JEREMIE - Laissez-moi encore ajouter que, depuis que nous sommes revenus en Palestine, nous avons trouvé le moyen de nous rendre encore plus odieux à nos frères. Ne serait-ce que par le nombre de victoires que nous avons remporté sur eux… Mais encore plus par notre politique de vengeance systématique, bombardement contre attentat, guerre contre provocation. Autour de nous, un mur de haine. Quel aveuglement!
PRESIDENT - Vous savez bien que ces gens-là ne comprennent que la force!
JEREMIE - Je ne m'attendais pas à ce que vous, vous me ressortiez cet argument!
PRESIDENT - Comment voudriez-vous faire autrement?
JEREMIE - Regardons la situation en face. Jusqu'ici nous n'avons pu survivre que grâce à la protection des Etats-Unis. Les Etats-Unis étaient et sont encore la plus puissante nation du monde. Mais ils en ont abusé et les équilibres sont en train de changer. L'Amérique a perdu sa suprématie et devra bientôt combattre sur d'autres fronts. Et surtout, les nations arabes qui nous entourent s'enrichissent. Elles vont, avec le pétrole, devenir de plus en plus puissantes. La Syrie, le Liban, les Emirats, l'Egypte… même l'Iran! Alors, nous compterons bien peu…! Vous savez à quoi cette situation me fait penser?
PRESIDENT - Dites toujours…
JEREMIE - A la bombe atomique! Au centre un petit noyau de matière fissile entouré par de fortes charges explosives qui, se déclenchant en même temps, le fait éclater. Le jour où les Arabes, exaspérés, synchroniseront leurs efforts, Israël, matière infiniment fissile, explosera…
PRESIDENT - En entraînant le monde dans la catastrophe?
JEREMIE - Probablement! Dans une grande catastrophe…
PRESIDENT - Mais précisément, nous avons la bombe atomique…
JEREMIE - L'explosion n'en sera que plus terrifiante. C'est un terrible défi que d'avoir la bombe atomique. Ils finiront par ne plus pouvoir le supporter. Cela aussi est une chose qui nous rend haïssables. Et déjà ils ne le supportent plus. D'autre part, je ne crois pas que nous soyons faits, nous autres Juifs, pour avoir un Etat. L'Etat nous corrompt. Avec ses frontières qu'il faut garder, ses canons, ses astuces politiques, ses lois, sa justice… Quelle violence! Et déjà, il est difficile de croire que la possession d'un Etat nous ait désagrégés si profondément. La politique a toujours les mains sales. Le Jésus des chrétiens, qui est aussi le nôtre, disait: nous sommes le sel de la terre. Que faisons-nous à entasser sel sur sel en un grand tas inutile au lieu de nous répandre parmi les Nations?
PRESIDENT - Et alors, que faire?
JEREMIE - Retirons-nous de ce territoire…
PRESIDENT - C'est là votre conseil? Vous rêvez! C'est un conseil impossible.
JEREMIE - C'est la situation que nous avons créée qui est impossible! Oui, je rêve… Mais n'est-ce pas ma mission?
PRESIDENT - Dites-moi des choses qui me plaisent… comme disait le Prophète.
JEREMIE - A quoi cela vous servirait-il? Ou alors, s'il en est encore temps, déclarez qu'Israël est un état laïque - que la religion n'y soit plus mêlée à la politique - changez-en le nom s'il le faut, celui que nous lui avons donné draine trop de haine! Pourquoi pas "Palestine" - ce nom convient aux uns comme aux autres - une Palestine donc où chacun également aurait gardé sa religion et ses coutumes, apporté ses talents son énergie, en toute fraternité… Evacuez les colonies, détruisez les murs qui les enferment, ouvrez vos frontières, acceptez comme citoyens à part entière, non seulement nos Arabes, que nous traitons en citoyens de seconde zone, mais les Palestiniens auxquels vous ouvrirez les maisons abandonnées par les colons, cela aurait du panache! formez une seule nation, soumettez-la au suffrage universel, donnez-la en exemple de paix et de prospérité. Si vous faites cela, alors nous serons peut-être épargnés.
PRESIDENT - J'écoute vos paroles. C'est cela surtout que je n'aurais pas voulu entendre… Sinon?
JEREMIE - Qu'est-ce que perdre un Etat pour retrouver son âme? Sinon… nous serons effacés de cette terre. Je n'en sais pas plus… Je vous ai parlé en toute confiance, puis-je en retour vous demander… Si je retourne dans cette prison, j'y mourrai.
PRESIDENT - Bien entendu. Voici votre passeport. Vous êtes libre, vous pouvez même vous rendre à l'étranger si vous le voulez. Je vous le demande même…
JEREMIE - Je vous remercie, mais n'ai pas l'intention de fuir.
PRESIDENT - Alors, je ne réponds de rien.


6 - Jérémie, sur le point de mourir…
L'HISTORIEN DE SERVICE - Beaucoup de temps s'écoula et rien n'avait encore changé…
JEREMIE - Cette fois-ci, je n'y échapperai pas. Je suis vieux et malade… Je pense que nous n'aurons pas à attendre longtemps…
MERE - Non, je le crains. Ils vont venir te chercher.
JEREMIE - Il ne faut pas le craindre. La vie… On n'arrive jamais jusqu'au bout …
MERE - Tu ne peux être sûr de rien…
JEREMIE - Une fin, ce serait trop beau. La vie de l'homme est toujours une chose inachevée. Une chose sans fin. On est obligé de s'arrêter, mais ce n'est pas fini. On a beau avoir lutté, on n'arrive jamais au bout, on doit abandonner en cours de route. Tel est l'homme, il passe, il a déjà passé. Ce n'est plus l'heure de la volonté, c'est l'heure de l'abandon… Et cahin-caha le monde s'en va, d'inachèvements en inachèvements… Un amoncellement de débris dans lequel se perdront les générations à venir. Qu'avons-nous à leur donner? Tous ces vaincus de la vie… Est-ce là notre victoire? Mais qui parle de victoire? Et moi, suis-je même sûr, comme je le voulais, d'avoir agi en conformité avec moi-même? Dans les derniers temps, il n'y a plus de lumière. L'obscurité tombe sûrement… Pourquoi avons-nous donc espéré? Nous étions comme des enfants.
MERE - Des enfants! Tu n'en as pas eu.
JEREMIE - Non. Non sans raison. Une chose en tout cas est sûre: le monde tel que nous le connaissons est incompatible avec un Dieu juste et bon. Mais si l'on fait l'hypothèse qu'il n'existe pas de Dieu, alors tout s'éclaire: c'est nous qui sommes seuls responsables de nos malheurs… Ce que je viens de dire est horrible! Tu as des nouvelles de Mona?
MERE - Oui, elle a trouvé un pays où l'on peut essayer de construire sur des fondations plus solides.
JEREMIE - Elle a eu raison… J'aurais bien aimé… Non! J'ai fait ce que j'avais à faire… Maintenant, il faut que je m'en aille. Le moment est venu.