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Déposé à la SACD


LAWRENCE D'ARABIE
***
Michel Fustier
(toutes les pièces de M.F. sur : http://theatre.enfant.free.fr )


PERSONNAGES
L'historien de service,
Lawrence d'Arabie, le général Murray, l'émir Fayçal,
trois officiers anglais, un lieutenant et un général turcs.

1 - (au Caire, Lawrence est reçu par le général Murray)
L'HISTORIEN DE SERVICE - Nous sommes en I916, pendant ce qui sera appelé La Grande Guerre. Les Français et les Anglais combattent en France contre les Allemands. Mais les Anglais ont aussi ouvert un second front en Egypte, où ils ont l'intention de s'opposer à l'Empire ottoman, qui est un allié de l'Allemagne. Au Caire, Thomas Edward Lawrence, qui sera plus connu sous le nom de Lawrence d'Arabie, s'apprête à collaborer avec le Bureau arabe de l'armée anglaise. Il est reçu par le général Murray...
LE GENERAL MURRAY - Si je comprends bien, capitaine, vous êtes essentiellement un archéologue?
LAWRENCE - Un archéologue... Oui, c'est une façon de considérer les choses. Mais pas seulement...
LE GENERAL MURRAY - Ah oui?
LAWRENCE - J'ai aussi beaucoup lu, beaucoup travaillé... J'ai étudié à Oxford, où j'ai soutenu une thèse d'histoire.
LE GENERAL MURRAY - Sur quoi?
LAWRENCE - Sur "L'influence des Croisades sur l'architecture militaire européenne."
LE GENERAL MURRAY - Oui! Les choses ont bien changé. Quoi encore...? Vous avez quel âge?
LAWRENCE - Vingt-cinq ans.
LE GENERAL MURRAY - Donnez-moi quelques détails. Puisqu'il est question que vous collaboriez avec l'armée d'Egypte, il faut que je voie comment vous employer.
LAWRENCE - Je connais bien le Moyen-Orient. J'y ai travaillé depuis 1909. D'abord à Beyrouth, puis à Byblos...
LE GENERAL MURRAY - Et vous y avez fait quoi?
LAWRENCE - Des fouilles. Des fouilles archéologiques...
LE GENERAL MURRAY - Ah! Des fouilles...
LAWRENCE - Ensuite j'ai travaillé à Karkemish en Turquie avec Hogarth.
LE GENERAL MURRAY - Chez les Hittites! ...Toujours des fouilles?
LAWRENCE - Oui! Puis, j'ai été nommé en Egypte et juste avant la guerre, sous couvert de fouilles - je vous demande pardon - j'ai été en mission de renseignement pour le compte de l'armée dans le Sinaï où nous avons établi des cartes qui nous manquaient...
LE GENERAL MURRAY - C'est déjà mieux. Avez-vous aussi profité de vos voyages pour apprendre l'arabe?
LAWRENCE - J'ai non seulement appris l'arabe au point de le parler parfaitement, mais j'ai vécu avec des Arabes, comme un Arabe. Je me suis promené un peu partout dans le Moyen-Orient, de l'Egypte à l'Irak, de l'Arabie à Constantinople, j'ai parcouru les déserts à dos de chameau, je sais me contenter, pour me désaltérer, de l'eau croupie des puits des Arabes, je mange ce qu'ils mangent. Je suis presque devenu un Arabe
LE GENERAL MURRAY - Donc, pas que des fouilles?
LAWRENCE - Non, des voyages, de l'histoire et de l'ethnologie... Et je me suis passionné pour ces peuples du désert. Je crois que je commence à les comprendre.
LE GENERAL MURRAY - Vous avez de la chance. Et depuis que la guerre a commencé?
LAWRENCE - Diverses missions en liaison avec le Service géographique. Rien de très précis...
LE GENERAL MURRAY - Je comprends que vous ne vouliez pas en dire plus! Je n'insiste pas. Avez-vous une certaine connaissance de l'art de la guerre?
LAWRENCE - Hélas... Livresque seulement. Comme tout bon étudiant d'Oxford, j'ai lu. J'ai lu Clausewitz, Guibert, le prince de Saxe... Mais j'étais très intéressé.
LE GENERAL MURRAY - Le prince de Saxe! Avez-vous de l'ambition?
LAWRENCE - Au sens courant du mot, non. Mais j'ai une immense curiosité d'esprit et j'attache une certaine importance à l'œuvre que je pourrais accomplir, si j'en ai l'occasion. En réalité, il y a peu d'hommes au monde qui soient aussi peu et aussi immensément ambitieux que moi.
LE GENERAL MURRAY - Ah! (silence) Que savez-vous de l'Empire ottoman?
LAWRENCE - Je l'ai rencontré partout dans mes voyages, il administre tout le pays, avec un curieux mélange de nonchalance et de férocité... Mais maintenant, ils sont les alliés de l'Allemagne avec laquelle nous sommes en guerre. Leur armée est nombreuse!
LE GENERAL MURRAY - Notre objectif, à nous Anglais d'Egypte... pendant que le principal de nos forces est occupé à se battre en France contre les Allemands, est de... je dois personnellement contrer le Turc et si possible le chasser d'Arabie, de Palestine et de Syrie... Et même pousser au-delà, jusqu'à Constantinople... Pensez-vous, puisque vous les connaissez bien, que nous puissions nous appuyer sur les Arabes...?
LAWRENCE - Ils ne nous ressemblent pas du tout. Ce sont tout naturellement de splendides guerriers, et parfaitement entraînés, mais tellement individualistes qu'il leur est bien difficile de former une armée... D'autant plus qu'ils sont divisés en une multitude de tribus qui se jalousent et parfois se combattent. Telle est d'ailleurs la raison pour laquelle ils n'ont pas réussi jusqu'ici à se libérer du joug de l'Empire ottoman.
LE GENERAL MURRAY - Je dois avouer que depuis longtemps nos relations avec eux sont exécrables... Pensez-vous que nous pourrions arriver tout de même à les fédérer pour nous aider à combattre les Turcs?
LAWRENCE - Difficile question, pour un simple ethnologue... Si l'Empire britannique n'a pas l'ambition, après la guerre de s'approprier les pays des Arabes... alors, peut-être y a-t-il ici une ouverture.
LE GENERAL MURRAY - Je n'ai connaissance d'aucun plan britannique concernant les Arabes. Ils seront libres. Que demanderaient-ils en échange de leur aide?
LAWRENCE - Précisément, la liberté! C'est ce à quoi ils aspirent et c'est la seule chose qui puisse les fédérer. La liberté et la constitution d'un Etat arabe indépendant.
LE GENERAL MURRAY - Pourquoi pas? Nous ne risquons rien à leur faire des promesses. Capitaine Lawrence, je n'ai rien à perdre! je vous désigne pour partir en mission d'observation auprès du prince Fayçal. Il vient d'échouer à reprendre Médine aux Turcs... Examinez la situation et revenez me rendre compte. Peut-être apporterez-vous une réponse aux questions du prince Fayçal... et aux nôtres! Je vous remercie.

2 - (le combattant arabe)
L'HISTORIEN DE SERVICE - Là où le Turc a besoin de dix hommes pour qu'au moins un soldat puisse combattre, il suffit à l'Arabe d'un seul homme. Un homme avec son chameau! Le Turc doit transporter son combattant, le nourrir, le ravitailler, le commander pendant la bataille, lui porter ses armes, le ramasser sur le champ de bataille, le soigner... Une lourde et couteuse intendance! Les Arabes n'ont pas d'intendance. Aucun système de ravitaillement. Chaque homme transporte, accroché à sa selle, six semaines de nourriture: vingt kilos de farine, un peu de riz, quelques dates. A l'étape, il est son propre cuisinier et confectionne ses galettes sur un feu de brindilles. En ce qui concerne l'eau, il y a dans le désert assez du puits d'étape pour que chacun se contente d'emporter un demi-litre d'eau. De toute façon, il faut abreuver les chameaux au moins tous les deux jours, alors à quoi bon emporter davantage... Les chameaux peuvent aller jusqu'à faire, si nécessaire, 350 kilomètres entre deux points d'eau. En temps normal, ils parcourent aisément 70, 100, voire 150 kilomètres par jour... Et pour se nourrir, ils se contentent de brouter ce qu'ils trouvent au passage. Et ils n'ont pas besoin de routes pour aller là où ils le veulent. Tout cela donne aux Arabes, à partir de leurs bases, un rayon d'action de 1500 kilomètres, ce qui est amplement suffisant pour atteindre n'importe quel point du champ de bataille. Si un problème imprévu survient, ils sacrifient le plus faible de leurs chameaux et l'homme démonté grimpe sur la bête d'un de ses compagnons. Quant à l'armement, chaque homme peut emporter six cents cartouches et son fusil. Plus une couverture. Pour les fusils mitrailleurs, ils forment une équipe de deux, l'un avec le fusil, l'autre avec les cartouches. D'autre part, il n'y a pas de discipline, le sens de l'honneur en tient lieu... Ainsi, la guerre arabe est individuelle et simple. Pour cette raison, si le combattant arabe entre mal dans une armée, il fait merveille au sein de petite bandes, des rezzous ou razzias. On lui désigne et il accepte un objectif. Il suffit alors qu'on lui donne des explications sur ce qu'on attend de lui. Il va, frappe et revient, aucun ennemi n'a même eu le temps de lui tirer dessus. Si l'un d'eux est malgré tout blessé au combat et s'il ne peut être transporté, ses compagnons l'achèvent pour ne pas le laisser aux mains de l'ennemi.

3 - (conversation avec Fayçal)
L'HISTORIEN DE SERVICE - Pendant ce temps, Lawrence est arrivé dans le camp du prince Fayçal, le chef le plus important de la rébellion arabe.
L'EMIR FAYÇAL - Eh bien capitaine, que pensez-vous de mes troupes et de notre camp?
LAWRENCE - Monseigneur, si votre capitale de Damas est votre destination, je trouve que vos troupes et votre camp sont bien loin de Damas.
L'EMIR FAYÇAL - Loin de Damas, oui... Mais cela ne nous empêche pas d'être proches des Turcs, terriblement proches... Je suis heureux de pouvoir parler avec vous... Certes, vous autres, Anglais, vous avez une expérience de la guerre que nous n'avons pas et...
LAWRENCE - Monseigneur, notre expérience de la guerre, telle qu'elle se déroule en Europe, n'a aucun intérêt pour vous. Surtout, ne nous imitez pas.
L'EMIR FAYÇAL - Que voulez-vous dire?
LAWRENCE - Regardez ce qui se passe à Verdun. Nous faisons une guerre en force et nous nous y épuisons. Vous, devez faire une autre guerre, une guerre tout en finesse, toute en intelligence. Vous avez pris la Mecque par surprise. Vous avez eu de la chance et c'est très bien... Et, vous imitant vous-mêmes, vous voulez maintenant prendre Médine. Je vous dis: surtout, ne prenez pas Médine! Elle est trop bien défendue, vous y anéantiriez votre armée. Vous n'êtes pas faits pour livrer des combats frontaux et vous n'avez pas l'artillerie qu'il faudrait pour les remporter...
L'EMIR FAYÇAL - Alors, pour quels combats sommes-nous faits?
LAWRENCE - Vous ne devez pas prendre Médine. Les Turcs qui sont là-bas ne nous font aucun mal... Ils pensent être maîtres de l'Arabie... En réalité ils occupent un pour cent du territoire de l'Arabie, c'est-à-dire Médine, précisément, qui est à trois mille kilomètres de leurs bases. Médine et les quelques garnisons sans importance qui sont nécessaires pour protéger une ligne de chemin de fer dont l'objectif est précisément d'approvisionner Médine... Surtout ne prenons pas Médine. C'est le piège dans lequel ils se sont enfermés. Les quarante mille Turcs qui sont là-bas pour occuper la place ne nous gênent nullement. Que ferions-nous d'eux si nous les faisions prisonniers: il faudrait les nourrir et les garder. Et s'ils réussissaient à se replier sur la Palestine et la Syrie, cela raccourcirait leurs lignes de défense et leur permettrait de concentrer leurs forces. Ne prenons pas Médine, mais à l'inverse, attaquons la ligne de chemin de fer et ne laissons aux Turcs que ce qui est nécessaire pour subvenir chichement aux besoins de Médine, ou en tout cas pour rendre une éventuelle évacuation très difficile...
L'EMIR FAYÇAL - Je pèse la sagesse de votre parole... Ce qui fait la puissance de l'Angleterre, c'est qu'avec sa flotte, elle peut aller et venir sur les mers et frapper où elle veut. Mais nous n'avons pas de flotte!
LAWRENCE - Vos chameaux sont comme des vaisseaux de haute ligne qui naviguent sur la mer du désert. Ils peuvent se déplacer à leur guise et frapper où ils le veulent. C'est cela votre guerre. Vous piquez ici, vous piquez là... et dès que vous avez piqué, vous vous retirez pour aller piquer ailleurs, là où personne ne vous attend. Jamais l'ennemi ne devrait avoir un Arabe dans sa ligne de mire.
L'EMIR FAYÇAL - Vous dites donc: aucune bataille frontale, mais une sorte de harcèlement indéfini...?
LAWRENCE - C'est ce que je dis. Pas de front, seulement des flancs. Et il y a eu en effet dans l'histoire certains grands généraux qui se sont fait fort de gagner une guerre sans livrer une seule bataille! De plus, les Turcs ont une armée nombreuse de soldats tenaces. Ils sont capables de remplacer aussitôt chacun des hommes que vous pourriez leur tuer. A l'inverse, ce qui est rare chez eux, c'est le matériel... Donc visez la destruction du matériel, les trains, les chevaux, les locomotives, les rails, les armes, les approvisionnements... A faire cette guerre-là, vous subirez le minimum de pertes et vos expéditions victorieuses renforceront le moral de vos hommes. Quand à celui de vos ennemis, il sera fortement atteint. A la fin, il ne vous restera plus qu'à leur donner la poussée finale...

4 - (la prise d'Akaba)
L'HISTORIEN DE SERVICE - Lawrence n'a pas perdu de temps. Il a conquis le cœur des Arabes et a réussi à les entraîner dans uns première expédition inimaginable…
PREMIER OFFICIER ANGLAIS - Lawrence sort du mess des officiers... Ici, au Caire… Mon Dieu, quelle affaire!
DEUXIEME OFFICIER ANGLAIS - Oui, j'ai entendu... Il a pris Akaba?
PREMIER OFFICIER ANGLAIS - Oui, il a pris Akaba. C'est prodigieux!
TROISIEME OFFICIER ANGLAIS - Est-ce si important...? Ce petit port, au fond d'un golfe étroit, le long des côtes de l'Arabie? Les Turcs l'occupaient, mais ils n'en faisaient rien...
PREMIER OFFICIER ANGLAIS - Oui, mais de là ils menaçaient notre flanc droit. Il nous était impossible, Akaba étant à eux, de marcher sur Jérusalem. Et ils menaçaient aussi le canal de Suez lui-même! Alors que leurs puissants canons braqués vers la mer empêchaient notre flotte d'en prendre possession, Lawrence, lui, a attaqué par l'arrière, après avoir franchi avec deux ou trois cents Arabes un désert réputé infranchissable.
TROISIEME OFFICIER ANGLAIS - Si infranchissable que ça?
PREMIER OFFICIER ANGLAIS - Oui, un désert qui est comme l'enclume sur laquelle tape le marteau du soleil! De ce côté, les Turcs n'avaient pas fortifié la ville
TROISIEME OFFICIER ANGLAIS - C'est un exploit insensé!
DEUXIEME OFFICIER ANGLAIS - Dites-en nous un peu plus...
PREMIER OFFICIER ANGLAIS - Ce fut d'abord un défi... Lawrence... A propos, vous savez, je pense, que le général Allenby vient de le nommer major...? Donc Lawrence, le capitaine Lawrence, était dans le camp du prince Fayçal, lequel était tout marri d'avoir échoué devant Médine... Là, son neveu, Ali, un fier guerrier... Lawrence, qui ferait faire n'importe quoi à n'importe qui, le met au défi de franchir les 1500 kilomètres du désert du Hedjaz pour aller libérer Akaba. Quelle folie! Ils se montent le cou tous les deux et ils réussissent à entraîner quelques centaines de chameliers...
DEUXIEME OFFICIER ANGLAIS - Ça faisait partie d'un plan quelconque?
PREMIER OFFICIER ANGLAIS - Non. L'intuition de Lawrence, uniquement. Il se contente d'envoyer une lettre aux autorités pour les informer de son départ et ils partent. Autant dire qu'il n'en fait qu'à sa tête. Quand ils partent, la lettre n'a peut-être pas encore pas encore atteint son destinataire! Et ils ont la chance de recruter au passage une sorte de brigand du nom d'Aouda, un magnifique guerrier qui, pour son bon plaisir, mais moyennant promesse de récompense, se joint à eux avec sa tribu. Ils partent donc! L'expédition dure deux mois! Et ils arrivent. Ils ont traversé l'intraversable désert…
TROISIEME OFFICIER ANGLAIS - Et Alors?
PREMIER OFFICIER ANGLAIS - Et alors, après avoir festoyé, mais avant que leur présence ait pu être décelée, ils se lancent dans une charge furieuse et occupent les positions turques. Avec ses longs canons de marine qui n'ont servi à rien, Akaba est prise!
DEUXIEME OFFICIER ANGLAIS - Ça, pour un coup d'audace! C'est ce qu'on appelle dans les manuels une stratégie de contournement.
TROISIEME OFFICIER ANGLAIS - Et ensuite?
PREMIER OFFICIER ANGLAIS - Eh bien, le plus étrange... Ils sont à Akaba, là-bas, au fond du désert, mais personne n'en sait rien... Ni nous, ni les Turcs. Il faut pourtant que d'urgence la flotte anglaise vienne occuper et organiser la place, puisqu'elle est prise. Comment avertir les autorités...? Comme il pense qu'aucun messager arabe n'arrivera à convaincre l'Etat-major du Caire qu'Akaba est tombée, Lawrence y va lui-même. Quelques journées de plus à dos de chameau à travers le Sinaï. Il a du mal à franchir le canal de Suez, trop bien gardé, mais, prenant ensuite tout bêtement le train d'Ismaïlia au Caire, il finit quand même par arriver et raconte la chose au général Allenby... D'ailleurs, il semble qu'il éprouve autant de plaisir à raconter qu'à faire. Le bruit s'en répand dans les couloirs et vous avez entendu l'ovation que viennent de lui faire les officiers de l'Etat-major... Allenby a cédé à toutes ses demandes de renfort. Lui, il est allé se coucher. Il a tant de nuits à rattraper! Et pendant qu'il dort, la flotte Anglaise se prépare en vitesse à occuper Akaba... et accessoirement à honorer là-bas les promesses financières que Lawrence a faites aux Arabes. Je crois que c'est un des tournants de la guerre.


5 - (l'attaque d'un train turc)
L'HISTORIEN DE SERVICE - Mettant en pratique le conseil qu'il a donné à Fayçal, Lawrence attaque la ligne de chemin de fer turque. Il vient de réussir un de ses plus beaux coups. Un général turc se fait faire un rapport par le lieutenant commandant le poste de Mudowwara...
LE GENERAL TURC - Je veux un rapport détaillé...
LE LIEUTENANT TURC - Bien, votre Excellence... Je tâcherai d'être précis et... pas trop long. Nous étions donc en poste dans la petite gare de Mudawwara. Environ deux cents hommes. Nous gardions la ligne. C'était la nuit. Tout était calme, les hommes avaient allumé des feux et préparaient leur repas... La nuit précédente, j'avais eu des problèmes de digestion et j'avais fait quelques pas dans le désert pour me soulager. Rien d'anormal.
LE GENERAL TURC - Et alors...
LE LIEUTENANT TURC - Mais le soir, dans le soleil couchant, nous aperçûmes soudain une dizaine d'Arabes, comme des corneilles sur un fil électrique, qui nous observaient du haut d'une crête de sable. Etrange! Le lendemain, à neuf heures, j'envoie 40 hommes pour inspecter les lieux et en effet, ils découvrent un petit groupe d'Arabes qui prennent la fuite. Nous les poursuivons dans le désert, il y a quelques coups de feu d'échangés, mais sans résultat. Ils nous avaient distancés sur leurs chameaux rapides. Nous en restons là.
LE GENERAL TURC - Mais c'était une feinte, me disiez-vous?
LE LIEUTENANT TURC - Oui. Je le compris plus tard... En fait le gros de la troupe - une centaine d'hommes au plus - s'était caché derrière un pli du terrain... Ce qui est d'autant plus étonnant que d'ordinaire les Bédouins sont incapables de rester tranquilles en embuscade... Enfin le fait est là! Et pendant la nuit, ils avaient enterré une mine sous la voie ferrée. Une mine reliée à un détonateur électrique qu'ils pouvaient manœuvrer à distance... Ils l'avaient mise à cinq ou six kilomètres du poste, là où la ligne de chemin de fer s'incurve avant de passer sur un petit pont...! Et au dessus une arête de sable derrière laquelle ils avaient placé leurs mitrailleuses et leur petit canon.
LE GENERAL TURC - Tout ceci sent diablement l'Anglais!
LE LIEUTENANT TURC - Effectivement, nous en vîmes clairement trois ou quatre pendant l'attaque... Mais nous n'en sommes pas encore là. Vers onze heures du matin je décidai d'aller tout de même voir les choses de plus près et je rassemblai un peloton d'une centaine d'hommes. Il commençait à faire chaud, ils renâclaient... Et à peine avions-nous quitté le poste, qu'arrive derrière nous le train de Médine, traîné par deux locomotives. Nous n'avions pas de raison objective de l'arrêter... Il nous dépasse... Quelques minutes encore, et juste avant d'arriver au petit pont, les Arabes font sauter leur mine. Sous la seconde locomotive! Le train était bourré de soldats, et sur le toit des wagons se trouvaient des mitrailleurs prêts à l'action... Ils n'ont même pas le temps de tirer, ils sont fauchés par les mitrailleuses ennemies dissimulées derrière l'arête... Les soldats tâchent de se réfugier derrière le train, à moitié déraillé, et juste à ce moment-là, le canon anglais entre en action. Un véritable carnage... Le premier wagon était bourré de malades du typhus qu'on évacuait... Les Arabes se précipitent, y compris ceux qui nous avaient joyeusement égarés quelques heures auparavant. Ils achèvent nos hommes épouvantés et s'en vont piller le train. Ma petite colonne était encore à vingt minutes de la catastrophe. Nous pressons le pas. Mais quand nous arrivons, les Arabes se sont déjà enfuis avec leur butin.
LE GENERAL TURC - Pensez-vous qu'il y ait Lawrence derrière ce coup-là?
LE LIEUTENANT TURC - Je n'en serais pas étonné. C'était si bien monté....
LE GENERAL TURC - Lieutenant, maintenant que j'ai compris ce qui s'est passé, allons sur place faire les derniers constats et voir comment nous pouvons réparer les dégâts.

6 - (la trahison)
L'HISTORIEN DE SERVICE - Cependant, les combats continuent, dans le même style. Les Arabes escomptent leur future liberté, un Etat arabe unifié… Malheureusement, Lawrence ne savait pas tout des projets des alliés… Lorsqu'il en est informé, il s'en va trouver le roi Faycal.
LAWRENCE - Monseigneur...?
L'EMIR FAYÇAL - Avez-vous quelque chose de particulier à me dire, Lawrence.
LAWRENCE - Oui… Quelque chose de bien particulier... et de très embarrassant!
L'EMIR FAYÇAL - Allez-y...
LAWRENCE - Jusqu'ici, sur les promesses du général Murray et du général Allenby, je vous ai toujours dit que vous et vos Arabes combattiez pour votre liberté, pour la fondation après la guerre d'un grand Etat national dans la péninsule arabique.
L'EMIR FAYÇAL - Oui, c'est une convention qui a été signée avec le roi Hussein, mon père, par Sir Henry mac Mahon. Il se passe quelque chose?
LAWRENCE - Oui. D'abord, j'ai appris qu'en 1916, c'est-à-dire bien avant que nous ne nous rencontrions, les puissances de l'Entente, Russie, France, Angleterre s'étaient, par un traité secret, partagé les territoires du Moyen-Orient...
L'EMIR FAYÇAL - Je suis au courant. Lorsque l'Empire russe est tombé, les Bolcheviques n'ont eu de cesse qu'ils aient informé toutes les nations concernées du cynisme des pays capitalistes. J'ai moi-même reçu une copie de ce traité secret.
LAWRENCE - Moi qui ne suis pas une nation concernée, je ne le savais pas...
L'EMIR FAYÇAL - Mais après la chute du gouvernement russe, ce traité était automatiquement devenu caduque.
LAWRENCE - Effectivement, caduque. Mais ce n'est pas tout. Têtus comme il n'est pas possible, nos ministères des affaires étrangères anglais et français ont ensuite conclu un autre traité secret - les accords Sykes-Picot - dont je viens juste d'être informé et que vous, bien sûr vous ignorez, établissant un nouveau partage d'influence...
L'EMIR FAYÇAL - Ah! (long silence) Et alors?
LAWRENCE - Ce traité définit en Arabie, selon les cas, des zones d'occupation ou des zones de protectorat... Dont la Palestine aux Anglais, la Syrie et le Liban aux Français. Plus une zone d'administration internationale: Jérusalem, Haiffa, Saint-Jean d'Acre...
L'EMIR FAYÇAL - Nous avons donc été trompés....
LAWRENCE - Au minimum, mal informés... Mais non, vous avez raison, trompés. Ma seule excuse, mais elle ne vaut rien, c'est que je l'ai été moi-aussi. (silence) Je n'étais pas supposé vous parler, mais je ne pouvais pas ne pas le faire.
L'EMIR FAYÇAL - Je vous remercie de l'avoir fait...
LAWRENCE - Et malheureusement, ce n'est pas tout!
L'EMIR FAYÇAL - A quoi dois-je m'attendre?
LAWRENCE - Sous l'influence des Américains, l'Angleterre a dû accepter la fondation d'un foyer national juif en Palestine. Le docteur Weismann et Lloyd George ont échangé des lettres sur ce sujet et maintenant l'Amérique, où l'influence juive est très forte, en fait presque une condition de son entrée en guerre.
L'EMIR FAYÇAL - Ce sont beaucoup de mauvaises nouvelles. On nous refuse la création d'un Etat arabe et on introduit sur nos terres des occupants qui, n'en doutons pas, auront envie de se créer eux-mêmes un Etat à eux sur les dites terres.
LAWRENCE - Monseigneur, je suis aussi atterré que vous pouvez l'être. Ma bonne foi a été abusée... (long silence)
L'EMIR FAYÇAL - Mon bon ami, prenons ceci comme une donnée nouvelle. Je vous remercie de me l'avoir communiquée. Mais la victoire de nos troupes peut être capable de balayer tous les traités secrets de l'univers. Il n'y a pas d'autre solution que de continuer à combattre, quelque profonde que puisse être notre amertume.
LAWRENCE - Je vous remercie.
L'HISTORIEN DE SERVICE - A la fin de la guerre, après que les troupes alliées et les Arabes eurent conquis victorieusement Damas et Jérusalem, pour ne rien dire de la Turquie, Lawrence et Fayçal se rendirent à Paris, puis à Londres... Mais, malgré l'appui de Churchill, ils ne purent obtenir satisfaction. Les Etats arabes demeurèrent divisés, occupés ou surveillés. Quant à la déclaration fondatrice du fameux "Foyer juif", qui est connue dans l'Histoire du monde comme la "Déclaration Balfour", elle aboutit beaucoup plus tard, en 1947, après la Seconde Guerre mondiale, à la fondation de l'Etat d'Israël, si dommageable aux Etats arabes. Lawrence, lui, de désespoir et de déshonneur, travailla patiemment à expier sa faute et à anéantir sa vie. Il mourut en 1935 d'un accident de moto.

RAPPEL HISTORIQUE.

Thomas Edward Lawrence naquit en 1888 au pays de Galles dans une famille dont le père, d'origine irlandaise, était un authentique baronnet. Mais celui-ci, las de sa femme légitime, avait décidé de partir vivre avec une gouvernante, dont il eut cinq enfants... naturellement illégitimes, dont précisément Thomas Edward. Cette illégitimité, qui, dans la puritaine Angleterre de l'époque, ne pardonnait pas, pesa très lourd dans la destinée de ce dernier.
Inscrit pour la forme à Oxford, Thomas Edward fut un écolier très irrégulier mais qui, par ses lectures et grâce à son exceptionnelle mémoire et à sa curiosité, réussit à acquérir une éblouissante culture. Entre vingt et vingt-cinq ans, de 1909 à 1914, il voyagea beaucoup, en particulier en France et au Moyen-Orient, et pratiqua de nombreuses langues. La guerre le trouva en Egypte où il intégra le Bureau arabe de l'armée anglaise.
La pièce ci-dessus décrit quelques épisodes de la lutte qu'il inspira et mena aux côtés de ses frères arabes. Pour être complet, il faut ajouter que les campagnes commencées avec eux au bas de la péninsule arabique, à Djeddah, se terminèrent en 1918 à Jérusalem et Damas, où entrèrent en vainqueurs Anglais et Arabes... Ensuite Lawrence, avec l'aide de Churchill, tenta sans y réussir de façon satisfaisante, d'honorer les promesses faites aux Arabes pendant la guerre.
Grace à des dons humains exceptionnels... mémoire, don des langues, simplicité et sincérité, bonne humeur, intelligence, résistance physique et surtout colossale énergie, Lawrence réussit dans une entreprise quasi-surhumaine (nietzschéenne!), à travers des difficultés et des épreuves difficilement imaginables. Mais pour des raisons psychologiques tenant probablement à ses origines et à son éducation, il se brisa pour ainsi dire après l'effort et pour expier la faute qu'il estimait avoir commise en trompant les Arabes sur le sort qui leur serait réservé après la guerre, se condamna à une vie de souffrance et d'humiliation sans aucun rapport avec l'immense renommée qui était devenue la sienne.
En effet, dans la période la plus désespérée de la guerre, son héroïque mais, somme toute, modeste aventure avec les Arabes fut élevée au rang de "l'Exploit" de la guerre. Cette opération de communication est en particulier due au journaliste américain Lowell Thomas, qui fit de la carrière de Lawrence une "Epopée" qu'il alla chanter aux quatre coins de l'univers et valut à son héros une gloire qu'il s'efforça, pendant toute le reste de sa vie, de fuir. Lawrence fut sans doute plus ou moins volontairement un guerrier: il fut aussi et peut-être surtout un écrivain et son livre Les sept piliers de la Sagesse (The Seven Pillars of Wisdom) est, aux dires mêmes de Bernard Shaw (qui en corrigea les épreuves et y rajouta nombre de virgules) et de Churchill, un des grands textes de la littérature anglaise…Il y aurait encore beaucoup à dire sur ce grand personnage mystérieux. Mais nombreux sont les livres qui ont été écrits sur lui.