Déposé à la SACD
KEYNES ET LE TRAITE DE VERSAILLES
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Michel Fustier
(toutes les pièces de M.F. sur : http://theatre.enfant.free.fr )
Mais ne pouvant faire qu'il soit forcé d'obéir à la justice, on a fait qu'il soit juste d'obéir à la force; ne pouvant fortifier la justice on a justifié la force, afin que la justice et la force fussent ensemble et que la paix fût, qui est le souverain bien. (Pascal)
PERSONNAGES;
L'historien de service, Keynes, Lloyd George, Clemenceau, Wilson.
trois soldats: un français, un anglais et un américain.
1 - Maintenant, il faut faire la paix
L'HISTORIEN DE SERVICE - La guerre de 14-18 est finie! La dernière des
dernières, la der des ders, comme disaient les poilus, celle qu'on appellera
d'abord La Grande Guerre, et plus tard La Première Guerre mondiale. Hélas!
…Ils sont trois sur la scène, trois soldats, un français,
un autre anglais et le troisième américain, qui se félicitent
mutuellement de leur victoire.
SOLDAT FRANÇAIS - Onze novembre 1918… Maintenant qu'elle est finie…
on n'aurait jamais pensé qu'elle allait durer aussi longtemps, cette
guerre… Heureusement que vous êtes arrivés!
SOLDAT ANGLAIS - Sans vous, les Américains, on ne sait pas ce qui se
serait passé! C'est un Anglais qui vous le dit.
SOLDAT AMERICAIN - On a mis un peu de temps à traverser l'océan,
Mais finalement, on est contents d'être venus… Nous étions
tout de même un million pour commencer, et maintenant nous sommes deux
millions. Deux millions pour célébrer la victoire!
SOLDAT FRANÇAIS - C'est que nous, on est au boulot depuis 1914…!
Saloperie de guerre. La Marne d'abord. Deux millions de Boches qui nous tombaient
tous ensemble sur le râble… On les a arrêtés…
Je ne sais pas comment, mais on les a arrêtés!
SOLDAT AMERICAIN - Je sais. C'a été magnifique… La victoire
de la Marne… Marne, c'est un mot très difficile à prononcer
pour un Américain!
SOLDAT ANGLAIS - Nous, les Anglais, nous commencions seulement à arriver.
C'est eux, les Français, qui ont tout pris…
SOLDAT FRANÇAIS - Après, on s'est tous enterrés…
Les tranchées, avec le froid, dans la boue, sous la pluie, sous la neige,
sous les obus, l'hiver, l'été, la nuit, le jour… On a tenu!
Les Allemands occupaient tout le Nord de la France. Puis il y a eu Verdun…
Terrible, Verdun!
SOLDAT ANGLAIS - Verdun, oui, et ensuite la bataille de la Somme. Cette fois-ci,
nous les Anglais, nous étions bien là. Terrible elle aussi, la
bataille de la Somme.
SOLDAT FRANÇAIS - Je ne sais pas laquelle a été la plus
terrible. Et puis pour nous, le Chemin des Dames, une affaire loupée!
Presque autant de morts, et pour rien! Et ensuite on s'est re-enterrés
dans les tranchées.
SOLDAT AMERICAIN - Et c'est là que nous, les Américains, nous
avons commencé à arriver.
SOLDAT ANGLAIS - 1917, il était temps! Et vous étiez de plus en
plus nombreux…
SOLDAT FRANÇAIS - Et en effet vous étiez là pour le coup
de reins final, l'offensive de 1918. Après que les Allemands aient tenté
leur dernière chance.
SOLDAT ANGLAIS - Et ensuite, ç'a été fini.
SOLDAT FRANÇAIS - Et voilà que maintenant, on va faire la paix.
Et faire la paix, c'est tout de même moins difficile que de faire la guerre...
J'espère! Et on va faire les comptes. Et faire les comptes, c'est tout
de même moins difficile que de faire la paix. Mais après tout,
je n'en sais rien. Jusqu'au jour de l'Armistice on n'y avait pas tellement pensé,
aux comptes. Et puis ça s'est mis à nous travailler…
SOLDAT AMERICAIN - C'est-à-dire…
SOLDAT ANGLAIS - C'est-à-dire que…
SOLDAT FRANÇAIS - Je vais vous expliquer…
2 - Les comptes de la guerre
L'HISTORIEN DE SERVICE - Je reprends la main, parce que tout seuls, vous ne
vous en sortiriez jamais… D'abord, les pertes humaines. Il y a eu, dans
toutes les nations qui ont participé au conflit, environ plusieurs millions
de morts. Pour la France seule, 1 400 000, pour l'Angleterre, 800 000, pour
les Etats-Unis, 100 000. Et ces morts, ils ne vont pas se contenter d'être
morts et de ne plus travailler, ils ne vont pas non plus faire d'enfants. Quel
trou dans la succession des générations! Combien ça coûte,
un homme? Terrible déficit.… Quant aux blessés et aux handicapés,
ils sont largement aussi nombreux, si ce n'est plus, et il va falloir les soigner,
les pensionner, ainsi que les veuves de ceux qui ont été tués.
Et là aussi, pour chiffrer… En tout cas, beaucoup plus cher pour
les blessés que pour les morts! Quant aux territoires, la Belgique et
le nord de la France sont dévastés: il faut tout reconstruire.
Et il n'y a pas que là…! Rien que toutes ces tranchées et
tous ces trous d'obus qu'il va falloir boucher! Quant au nombre de bateaux coulés,
en particulier par les sous-marins allemands, il est considérable. Sans
parler de toutes les richesses qui du fait de la guerre n'ont pas été
produites, le manque à gagner! parce qu'il fallait faire des canons,
des obus, des tanks, des fusils, des camions, des mitrailleuses… instruments
eux-mêmes voués à la destruction. Combien coûte la
destruction? On n'en sort plus. Quel monde on aurait pu construire s'il n'y
avait pas eu la guerre? Un paradis, sans aucun doute! De plus, l'Europe est
à refaire: La France et l'Allemagne, bien sûr, mais aussi la Pologne,
l'Autriche, la Hongrie, la Tchécoslovaquie, l'Italie, la Russie - qui
entre temps est devenue soviétique et qui ne le serait peut-être
pas devenue s'il n'y avait pas eu de guerre! Enorme problème… Et
hors d'Europe, la Palestine, et la Syrie, et l'Empire ottoman, et les Royaumes
arabes, et l'Afrique… et j'en oublie certainement… Vous avez pensé
à tout ça?
SOLDAT FRANÇAIS - Ça ne fait rien, ça ne fait rien, maintenant
on est les vainqueurs…
SOLDAT AMERICAIN - On ne veut pas en savoir plus…
SOLDAT ANGLAIS - L'Allemagne paiera!
3 - Regards sur la conférence de la paix à Paris
JOHN MAYNARD KEYNES - Les alliés se réunirent donc à Paris
pour discuter de la Paix et des dommages que les Allemands, qui ne furent pas
invités aux discussions, auraient à payer. Moi, John Maynard Keynes,
j'étais un modeste conseiller du gouvernement anglais, aux premières
loges du spectacle. Mais Paris était un cauchemar et tous les participants
y étaient mal à l'aise. Ce n'était pas seulement un monde
à refaire, c'était un chaos à ordonner! La vanité
et la petitesse de l'homme en face des grands événements s'y montraient
sans pudeur, la légèreté, l'aveuglement, l'arrogance, les
cris confus de l'extérieur, tous les éléments de la tragédie
s'y trouvaient réunis. Le sentiment d'une catastrophe imminente dominait
la frivolité du spectacle. Assis au milieu des ornements théâtraux
des salons officiels des ministères français, on pouvait se demander
si les figures extraordinaires du président américain Wilson,
du premier ministre anglais Lloyd George et du président du Conseil français
Clemenceau, chacun si différent des autres, n'étaient pas en réalité
les masques tragi-comiques d'acteurs s'apprêtant à jouer ce qui
serait une terrible tragédie.
4 - Chiffonniers
SOLDAT FRANÇAIS - Allons, allons, pas tant de baratin.
SOLDAT AMERICAIN - L'Allemagne paiera!
SOLDAT ANGLAIS - Dites-nous combien elle nous doit. C'est tout de même
par là qu'il faut commencer!
LLOYD GEORGE - Je suis Lloyd George… Nous autres, les Anglais, avons chiffré
tout ça… Les dépenses de guerre représentent environ
700 milliards, 703 pour être exact. Quant aux frais de la reconstruction,
ce qu'on appelle les dommages, ils sont de l'ordre de 300 milliards. Ce qui
fait un total de 1 000 milliards.
CLEMENCEAU - Je suis Clemenceau… Notre pays, la France, est celui qui
de tous a subi les plus grands dommages. Le sentiment général
est en effet que l'Allemagne doit réparer. Comme le dit notre code pénal:
celui qui a causé un tort à autrui est tenu de le réparer.
Mille milliards… C'est une bien grosse somme, mais…
WILSON - Je suis le président Wilson… Je comprends vos positions…
Cependant, moi, l'Américain, je vous rappelle que nous sommes entrés
en guerre à vos côtés sous les strictes conditions qu'il
n'y aurait à ce conflit ni vainqueurs, ni vaincus et que, même
si des dommages pouvaient être demandés, toutes les nations seraient
traitées sur pied d'égalité… Ce qui me paraît
loin d'être le cas.
CLEMENCEAU - Bien sûr, vous, vous n'avez rien perdu, ou si peu!
LLOYD GEORGE - Cependant, nous maintenons…
CLEMENCEAU - Nous aussi, évidemment.
WILSON - Comment pourrais-je me désolidariser? Allez-y, faites…
Je vous aurais avertis. Je n'insiste pas. Vous verrez!
CLEMENCEAU - Puisque nous sommes d'accord, faites entrer les représentants
allemands.
LE COMTE BROCDORF-RANTZAU - (entre) Je suis le comte Brocdorf-Rantzau et je
représente l'Allemagne. Vous nous avez fait venir nous, les Allemands,
devant… oserais-je dire votre "tribunal", pour nous communiquer
votre "sentence", comme si nous étions les seuls "coupables"…Nous
aurions aimé prendre part aux discussions que vous avez eues entre vous,
elles auraient été plus pertinentes. Mille milliards, plus notre
flotte, plus nos colonies, plus nos canons, plus notre charbon! Votre condamnation
est inadmissible et, ici et maintenant, nous la refusons totalement. Nous ne
pouvons accepter que l'Allemagne soit définitivement ruinée ni
que votre vengeance s'étende sur les générations à
venir. Il vous reste, messieurs, ou à reprendre la guerre - nous sommes
prêts! - ou à revoir et à négocier vos conditions.
Je vous salue. (sort)
5 - C'est dit, l'Allemagne paiera
LLOYD GEORGE - Quelle arrogance!
WILSON - Oui, il est arrogant, mais je pense qu'il n'a pas totalement tort et
que nous devrions davantage prendre en compte les conséquences à
long terme. Messieurs les Européens, songez que vous allez avoir à
vivre avec les Allemands et que, plutôt que de vous venger, il faut que
vous tous vous vous prépariez à vous réconcilier avec eux,
quelque pénible que ce soit.
CLEMENCEAU - Qu'en pensez-vous, monsieur le premier ministre, qu'en pensent
les Anglais?
LLOYD GEORGE - Ce que j'en pense…? Je vous prie d'entendre la réponse
que je vous propose de faire au comte Brocdorf-Rantzau : "Dans l'opinion
des puissances alliées, la guerre qui a éclaté le premier
août 1914 a été le plus grand crime jamais commis contre
l'humanité et la liberté des peuples. D'autant que la responsabilité
de l'Allemagne ne s'est pas limitée au fait d'avoir déchaîné
la guerre. Elle est également responsable de la manière sauvage
et inhumaine dont elle l'a conduite. Cette responsabilité est sans exemple
dans l'histoire de l'humanité. Sept millions de morts sont enterrés
en Europe et plus de vingt millions de vivants témoignent par leurs blessures
et par leur souffrance du fait que l'Allemagne a voulu, par la guerre, satisfaire
sa passion pour la domination. En conséquence la justice est la seule
base possible pour le règlement de ce terrible conflit. L'Allemagne elle-même
demande cette justice et elle l'aura. Mais il faut que la justice soit pour
tous, pour les morts, pour les blessés, pour les veuves, pour les orphelins
dont les pays chancellent sous le poids des dettes contractées pour faire
la guerre et sauver la liberté, pour les millions d'êtres humains
dont la sauvagerie allemande a pillé et détruit les foyers, la
terre, les vaisseaux, les biens…"
LES TROIS SOLDATS - Quelle éloquence! Il a très bien parlé.
Oui, la justice, nous voulons la justice. L'Allemagne paiera. Il n'y a pas à
revenir là-dessus. Fini de discuter!
6 - John Maynard Keynes exhorte les alliés à devenir raisonnables
JOHN MAYNARD KEYNES - Voulez-vous me donner la parole?
CLEMENCEAU - De toute façon, monsieur Keynes, vous allez la prendre…
Ou vous écrirez, ce qui revient au même… Nous sous écoutons.
JOHN MAYNARD KEYNES - Je vous remercie… Le premier ministre Lloyd George,
qui est mon supérieur, et monsieur Clemenceau et toutes les victimes
de ce conflit ont raison de réclamer justice. S'il est vrai qu'ils ne
réclament pas de couper la tête à tous les Allemands, ce
dont je suis très soulagé, je pense toutefois qu'il faut amener
les Alliés à envisager les choses autrement. Ce qui est juste,
ou supposé tel, n'est pas toujours possible. Je plaide pour le possible,
et même pour le souhaitable. Aujourd'hui, la totalité des biens
de l'Allemagne n'excède pas 600 milliards: comment pourrait-elle donc
nous donner les 1 000 milliards que nous réclamons? De toute façon,
même si nous en rabattons sur nos prétentions, le paiement d'indemnités
trop élevées plongerait l'Allemagne dans le chaos économique
et social. Comment ne nous ressentirions-nous pas d'un pareil voisinage. Notre
intérêt est d'avoir des voisins apaisés et prospères.
Le danger est d'autant plus grand que la Russie est maintenant aux mains des
Bolcheviques et que des mouvements favorables aux Bolcheviques se développent
actuellement en Allemagne. Que se passerait-il si les Allemands et les Soviets
faisaient alliance et qu'à l'enthousiasme soviétique, l'Allemagne
vienne apporter sa puissance industrielle et son sens de l'organisation? Je
n'ose y penser. Mais je vais être encore plus réaliste… Supposons
que nous maintenions nos prétentions! L'Allemagne n'a pas d'argent. Pour
en trouver, il faudrait qu'elle nous vende les produits qu'elle se mettrait
à fabriquer. Et cela provoquerait chez nous du chômage. Et bien
plus, il faudrait qu'elle paye pour acheter les matières premières
nécessaires à la fabrication de ces produits et elle n'a encore
une fois plus d'argent. Et nous, pour lui payer les produits qu'elle nous vendrait,
il nous faudrait aussi de l'argent. Et précisément, de l'argent,
nous n'en avons plus non plus, nous n'avons que des dettes! Et avec l'argent
qu'elle n'aurait pas reçu de nous, puisque nous n'en avons plus, elle
devrait alors nous payer des indemnités de guerre qu'elle ne pourrait
pas payer? Cela ne tient pas debout. En vérité, notre seul objectif
doit être aujourd'hui, effaçant le passé et renonçant
à nos vengeances, de remettre tous les peuples au travail pour qu'ils
puissent, ensemble, retrouver la prospérité, qui est une des conditions
de la paix. Ça n'est pas juste, mais c'est salutaire. Et pour faire un
pas de plus et que les choses repartent encore plus vite, j'irai jusqu'à
demander que toutes les dettes des alliés et de tous les peuples les
uns envers les autres soient annulées. Laissons le passé, regardons
l'avenir. C'est notre intérêt à tous.
7 - Keynes désapprouve est se retire
L'HISTORIEN DE SERVICE - Pour information, John Maynard Keynes est ce grand
économiste qui sauvera plus tard les démocraties en péril,
l'américaine en 29 et ensuite les européennes, en prônant
non le libre marché, mais l'intervention direct de l'Etat dans l'économie…
Cela donne du relief à ce qu'il vient de dire!
LLOYD GEORGE - Monsieur Keynes, nous vous remercions pour cet exposé
lucide et courageux.
JOHN MAYNARD KEYNES - Je précise, monsieur le premier Ministre, que j'ai
parlé non comme représentant du gouvernement anglais, mais en
mon nom et sous ma seule responsabilité.
LLOYD GEORGE - Je vous remercie de cette clarification… J'allais la faire.
Cependant, je confirme que, pour l'Angleterre, il est impossible de renoncer
aux conditions que nous avons mis quatre mois à définir et calculer.
Nous aurions l'air ridicule, ce que nous n'aimons pas. Et, entre nous, laissez-moi
ajouter que je pense que, pendant que nous y sommes, il faut presser le citron
jusqu'à ce que les pépins craquent!
CLEMENCEAU - La comparaison me parait tant soit peu exagérée,
mais au nom de la France, je ne peux que soutenir mon collègue et ami,
le premier ministre Lloyd George. Nos conditions sont ce qu'elles sont. Nous
n'accepterons pas de commettre l'erreur de revenir sur nos demandes. Nous les
maintenons.
WILSON - En ce qui me concerne, j'apprécie les intentions de notre ami…
comment s'appelle-t-il déjà? oui, Keynes. Les Américains
sont généreux, ils l'ont prouvé. Nous voulons la paix entre
les peuples. Mais il n'y a aucune raison pour que les Etats-Unis en ce qui les
concerne renoncent à se faire rembourser les énormes sommes qu'ils
ont prêtées aux Alliés, ni que par ce biais-là, ils
admettent de financer l'Allemagne. Nous ne sommes pas des philanthropes!
JOHN MAYNARD KEYNES - Nous vous avions plus ou moins pris pour tels. Quelle
erreur! Dans ce cas, messieurs, je vous prie d'accepter ma démission.
Cette paix est scandaleuse et impossible. Vous allez démanteler l'Europe,
l'entraîner dans le bourbier de la destruction et elle finira dans l'anarchie
ou la tyrannie. Si j'étais à la place de l'Allemagne, je préfèrerais
mourir plutôt que de signer une telle paix. (sort)
8 - Hésitations
SOLDAT FRANÇAIS - Je ne comprends plus très bien où nous
en sommes!
SOLDAT AMERICAIN - Le moins qu'on puisse dire, c'est qu'ils ne sont pas du même
avis…
SOLDAT ANGLAIS - Moi vraiment, je ne sais pas s'il faut signer ou s'il ne faut
pas signer. L'Allemand, il avait plutôt l'air d'être en colère.
SOLDAT AMERICAIN - Peut-être que c'est simplement du chantage.
SOLDAT FRANÇAIS - Chantage, chantage… Il ne faut pas oublier que
l'armée allemande s'est repliée en bon ordre. On dit même
qu'ils sont tellement furieux, les soldats allemands, d'avoir été
vaincus sans avoir été réellement vaincus, qu'ils seraient
vraiment prêts à repartir!
SOLDAT AMERICAIN - Tu plaisantes! Alors, il faudrait remettre ça?
SOLDAT FRANÇAIS - Ce n'est pas que je le voudrais mais… Et puis
tout leur territoire est intact, il n'y a pas eu la guerre chez eux. Et toutes
leurs usines tournent.
SOLDAT ANGLAIS - Si c'est ça, pourquoi est-ce qu'ils ne paieraient pas?
SOLDAT AMERICAIN - Je n'en connais pas qui aiment payer. Et pour ce qui est
de discuter, ils savent faire. De toute façon, ils n'ont pas d'argent.
SOLDAT ANGLAIS - Va savoir!
SOLDAT FRANÇAIS - Il n'y a qu'une chose de sûre: ils crèvent
de faim, ils n'ont littéralement plus rien à manger. Les troupes
comme la population. Alors aller se battre ou travailler le ventre vide…
SOLDAT AMERICAIN - Quand je pense que, chez nous, il y a tout le blé
qu'on veut… et pas seulement du blé. On ne sait plus qu'en faire
et on le jette ou on le brûle. On le leur vendrait bien!
SOLDAT FRANÇAIS - Après ce qu'ils ont fait, il faudrait les nourrir?
SOLDAT ANGLAIS - Si on veut qu'ils se mettent au travail pour nous rembourser,
on sera bien obligés… Ecoute, écoute, il se passe quelque
chose…
9 - Le traité de Versailles
L'HISTORIEN DE SERVICE - Après sa fracassante déclaration, Keynes
se retira donc.
CLEMENCEAU - Messieurs, messieurs, nous reprenons nos travaux…
L'HISTORIEN DE SERVICE - Huit jours après, dans la galerie des glaces,
à Versailles, l'Allemagne, tout bien pesé, signa le traité…
LES TROIS SOLDATS - Hurrah, Hurrah… Maintenant, c'est fait, c'est signé…
Ils se sont mis d'accord. Tout va reprendre comme avant. Maintenant, ce sera
toujours la paix. Ah oui, c'était réellement la der des ders!
La paix…
CLEMENCEAU - Je ne voudrais pas contrarier votre enthousiasme, mais ne croyez
pas ça. La paix n'est pas faite une fois pour toutes, elle n'est pas
inscrite sur un petit cahier d'écolier définitif. La paix, dirais-je
en parodiant un mot célèbre, n'est que la guerre continuée
par d'autres moyens. Le traité que nous avons signé doit être
soutenu, poursuivi, exécuté. La paix n'est pas maintenant faite,
elle reste à faire… Ce traité, si complexe, vaudra par ce
que vous vaudrez vous-même. Il sera ce que vous le ferez. Ce n'est même
pas un commencement, c'est le commencement d'un commencement…
L'HISTORIEN DE SERVICE - Clemenceau avait raison… Et en effet, la paix
ne fut jamais réellement faite. L'Allemagne livra ses colonies, ses bateaux,
ses armes, son charbon et commença à payer… un petit peu.
Comme ils ne payaient pas assez vite, les Français occupèrent
aussi la Ruhr… Mais les difficultés surgirent bientôt. Ce
que Keynes avait prédit commença à se produire et en 1922
il fallut faire un nouveau traité, moins inhumain. Ce qui n'empêcha
pas l'Allemagne de sombrer dans le désordre politique et économique.
La monnaie perdit toute sa valeur, le chômage y devint terrifiant, le
communisme frappa à la porte, il y eut des émeutes un peu partout.
En 1923, un agitateur politique nommé Hitler fut brièvement emprisonné.
Il en profita pour écrire un livre-programme nommé Mein Kampf,
"Mes combats", où il décrivait très clairement
comment il allait conquérir le monde. Après dix ans d'incertitudes
et de désordres, en 1933, le chancelier Hindenburg céda sa place
en toute légalité à Adolf Hitler. Celui-ci, profitant du
désordre, s'empara de tous les pouvoirs, annula le traité, écrasa
les opposants, ferma son pays sur lui-même, réussit à rétablir
l'économie, supprima le chômage et, grâce à la fascination
qu'il exerçait sur le peuple allemand, se mit à préparer
les guerres qu'il avait annoncées. Et en effet, en 1939, après
quelques coups de force préliminaires en Autriche et en Tchécoslovaquie,
refusant d'attendre plus longtemps de peur de devenir personnellement trop âgé
pour oser la guerre, Hitler déclencha la terrifiante Seconde Guerre Mondiale…
C'était précisément ce qu'avaient refusé d'envisager
les négociateurs de Versailles. Si Keynes avait été entendu,
si on avait bien lu et compris le petit livre qu'il publia peu après,
Les conséquences économiques de la paix, toutes ces choses ne
seraient peut-être pas arrivées!