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Déposé à la SACD


LEON BLUM ET LE FRONT POPULAIRE
***
MIchel Fustier
(toutes les pièces de M.F. sur : http://theatre.enfant.free.fr )


PERSONNAGES
L'historien de service, Léon Blum du parti socialiste,
Maurice Thorez du parti communiste,
Camille Chautemps du parti radical-socialiste,
un militant d'extrême-droite, un français moyen, un journaliste,
le président du tribunal.


1 - L'état de l'Europe en 1936
L'HISTORIEN DE SERVICE - Après la Première Guerre mondiale, qui avait été en quelque sorte le "suicide de l'Europe", le monde se préparait, faisant face à des multitudes de problèmes non résolus, à entrer dans la Seconde Guerre mondiale. C'est dans ces moments si graves que Léon Blum à la tête des forces de gauche apporta en 1936 des modifications décisives au fonctionnement de la société française… Nous sommes donc en 1936, 17 ans après la fin de la guerre de 14. La situation de l'Europe est très inquiétante et la France se trouve en grande difficulté. Alors que la menace nazie grandit chaque jour et que de nombreux Juifs allemands viennent chercher refuge en France, alors que l'Italie mussolinienne roule les mécaniques et envahit l'Ethiopie, alors qu'en Espagne commencent à se manifester des signes inquiétants de guerre civile... les Français ne sont pas encore sortis de leur guerre de 14 et, devenus profondément pacifistes, ils ont négligé leur armée. Même le maréchal Pétain, le glorieux vainqueur de Verdun, nommé ministre de la guerre, n'a pas levé le petit doigt pour essayer de renouveler les méthodes et les moyens de l'armée. L'aviation française ne tiendrait pas cinq minutes devant l'aviation allemande! Quant aux chars, personne n'entend les appels du colonel de Gaulle. …Cependant qu'à l'intérieur, les nationalistes de droite ont depuis la guerre gouverné sans discontinuer, ou presque. Et ce avec l'appui de redoutables ligues patriotiques fascisantes et antisémites, tels les Croix-de-feu, les Camelots du roi, les Cagoulards ou L'Action française. Ils ont fait si bien que l'économie est en très mauvais état, les usines tournent au ralenti, les caisses sont vides, la bourse dégringole, les capitaux prennent la fuite, il faudrait dévaluer le franc. Quant à la classe ouvrière, déjà tellement touchée par la guerre, elle s'est encore appauvrie honteusement... Il n'est donc pas étonnant que de très graves émeutes de la misère aient éclaté en 1934. D'une ampleur inattendue! Les ouvriers ont pris conscience d'eux-mêmes. Pas étonnant non plus qu'à la suite de cette prise de conscience, l'électorat se soit retourné et se prépare à envoyer à la Chambre, en 1936, une majorité de gauche, le Front populaire... Mais que va faire la gauche dans cette galère où dominent de fait les forces de droite et en particulier un patronat puissant et réactionnaire (les 200 familles!) qui régit l'industrie et la banque...?

2 - Après les émeutes
LE MILITANT D'EXTRËME DROITE - Vous avez entendu dire qu'ils ont rédigé un programme commun?
LE FRANCAIS MOYEN - Qui?
LE MILITANT - Mais les socialistes, les radicaux et les communistes... Vous tombez de la lune?
LE FRANCAIS MOYEN - Les communistes aussi?
LE MILITANT - Mais oui.
LE FRANCAIS MOYEN - Cela veut dire qu'ils gouverneraient ensemble? Les communistes, les socialistes et les radicaux?
LE MILITANT - S'ils sont élus, oui! Mais, après les honteuses et monstrueuses émeutes de l'an passé, ils ont beaucoup de chances de l'être aux prochaines élections.
LE FRANCAIS MOYEN - Dites donc, vous ne seriez pas de droite, vous? Un cagoulard, peut-être?
LE MILITANT - Bien sûr que si. Et je m'en vante…
LE FRANCAIS MOYEN - Ah, je comprends tout! Donc, après un si long règne de la droite, la gauche d'après vous viendrait au pouvoir?
LE MILITANT - Le risque est grand. Mais jamais nous ne soutiendrons un gouvernement dans lequel il y aurait des communistes, ou même qui serait sous influence communiste.
LE FRANCAIS MOYEN - Et Blum en ferait parti?
LE MILITANT - Sans doute... Il s'est toujours mis en avant.
LE FRANCAIS MOYEN - Après la correction qu'il a reçue?
LE MILITANT - Ce stupide attentat! C'est la plus grosse bêtise que nous ayons faite. Il est guéri de ses blessures maintenant...
LE FRANCAIS MOYEN - Sa mésaventure en tout cas l'a rendu très populaire!
LE MILITANT - Hélas! Les manifestants de l'Action française ne pèsent pas les conséquences de ce qu'ils font... Mais Blum est un Juif, et un Juif, c'est un Juif...
LE FRANCAIS MOYEN - Il a aussi été un très brillant auditeur au Conseil d'Etat. Et c'est un esprit très perspicace. Et ça fait quand même 16 ou 17 ans qu'il est un député très actif… Le rescapé du congrès de Tours, le fondateur de la SFIO.
LE MILITANT - Cela ne change rien. C'est un Juif. Ce vieux pays catholique et gaulois ne peut pas être gouverné par un Juif.
LE FRANCAIS MOYEN - Je vous trouve bien catégorique!
LE MILITANT - Il y en a beaucoup qui sont encore plus catégoriques et qui proposent, à titre préventif, de lui coller dès maintenant douze balles dans la peau.

3 - Le Front populaire: comment gouverner?
MAURICE THOREZ - Vous êtes Juif, Blum, et moi, Thorez, je suis communiste... Dans la France d'aujourd'hui, cela ne nous donne pas beaucoup de chances!
LEON BLUM - Ne soyez pas mauvais prophète...
CAMILLE CHAUTEMPS - Le peuple a fait son choix! Il faut y aller. Je suis seulement surpris du tour que les choses ont pris. Vous, les socialistes, vous avez 149 sièges... Et nous, les radicaux, qui aurions dû être les premiers, nous n'en avons que 116.
MAURICE THOREZ - Chautemps, ne nous oubliez pas! Nous en avons de notre côté récolté 70. Pour des communistes, ça n'est pas si mal!
CAMILLE CHAUTEMPS - C'est vrai. En tout cas, cela fait 376 députés pour notre entente de gauche et seulement 220 pour la droite!
LEON BLUM - C'est le Front populaire! Un retournement historique!
CAMILLE CHAUTEMPS - Pourvu que ça dure... Je plaisantais... Mais je ne m'attendais pas à une victoire pareille.
MAURICE THOREZ - Je dois cependant vous le confirmer: nous, les communistes, nous n'entrerons pas comme ministres dans le gouvernement.
CAMILLE CHAUTEMPS - Conformément aux ordres de Moscou?
MAURICE THOREZ - Pourquoi cette question? Mais, toujours conformément aux mêmes ordres, si nous n'entrons pas dans le gouvernement, nous cesserons de vous mettre des bâtons dans les roues et, de l'extérieur, nous vous soutiendrons de toutes nos forces.
LEON BLUM - Nous aurions préféré vous avoir à l'intérieur.
MAURICE THOREZ - Je ne sais pas si, même pour vous, il ne vaut pas mieux que nous nous abstenions. La France d'aujourd'hui ne supporterait pas des ministres communistes.
CAMILLE CHAUTEMPS - Etant donnée la stupeur dans laquelle sont plongés nos adversaires.... je ne suis pas sûr qu'ils auraient réagi.
LEON BLUM - Ils le feraient certainement, et plus vite que vous ne pensez.
MAURICE THOREZ - En tout cas, Staline a trop peur de la montée du nazisme en Allemagne, et même en Italie, pour ne pas donner, en France, toutes ses chances à un gouvernement fort qui serait capable de réarmer. Ce ne sont pas des paroles en l'air. Nous ne pensons pas comme vous, mais nous savons être très pragmatiques! C'est pourquoi, nous vous soutiendrons.
CAMILLE CHAUTEMPS - Quoiqu'il en soit, étant données les forces en présence, il vous revient donc, Blum, selon les conventions républicaines, de prendre la tête du nouveau gouvernement.
LEON BLUM - Je n'y suis nullement préparé. Je m'attendais à ce que le parti radical soit le premier en nombre de sièges et que par conséquent, ce soit vous, Chautemps, qui deveniez président du conseil.
CAMILLE CHAUTEMPS - Savez-vous que je ne suis pas fâché de vous laisser cette infiniment difficile responsabilité! Mon cher Blum, les élections ne vous permettent aucune échappatoire. C'est à vous de jouer. Nous sommes le 3 mai 1936: selon la constitution, vous avez jusqu'au 6 juin pour vous mettre au point votre dispositif....

4 - Au pied du mur
LEON BLUM - C'est donc moi qui dois prendre la tête de ce Front populaire et accepter la présidence du gouvernement! J'ai un mois pour cela. Bien que je n'aie pas le tempérament d'un "chef" et que je sois déjà âgé de soixante-quatre ans, j'assumerai ma fonction avec toute mon énergie et toute mon intelligence... Cependant que, durant ce mois d'attente, les ouvriers me soutiennent à leur façon et mettent la pression sur leurs patrons en déclenchant toute une série de grèves avec, le concept est nouveau, "occupation des lieux de travail"... Les patrons sont très traumatisés. Ils ont peur. Les ouvriers prennent conscience de leur pouvoir et commencent ça et là à obtenir quelques avantages non négligeables. Le rapport de forces s'est inversé. J'ai l'impression que la droite est prête à céder beaucoup de terrain!


5 - Ce qu'a fait Léon Blum
JOURNALISTE - Effectivement, monsieur Blum, voilà à peine quelques mois que vous êtes au pouvoir et déjà vous avez obtenu tout ce que vous vouliez. Ou presque! Vous avez pris tout le monde de vitesse. Puis-je vous interviewer...? Quelles ont été vos lignes directrices?
LEON BLUM - Tout simplement tenter, dans ce monde gouverné par l'argent et le désespoir, d'y mettre un peu d'humanité, de morale, de courage, de liberté...
LE JOURNALISTE - Ce sont des grands mots.
LEON BLUM - Ce sont de hautes leçons... Au nom des quelles...
LE JOURNALISTE - Vous avez révolutionné le pays!
LEON BLUM - C'est vous qui employez des grands mots... Mais c'était bien là notre intention.
LE JOURNALISTE - Au nom desquelles donc, vous avez mis les doigts dans les mécanismes si subtils de la politique et de l'économie. Vous êtes bien sûrs de vous! Au risque de tout détraquer. Les quarante heures, d'abord?
LEON BLUM - Il fallait d'urgence soulager les ouvriers écrasés par des horaires de travail inhumains... Ce qui de plus était très mauvais pour le rendement.
LE JOURNALISTE - Comme si vous aviez le moindre souci des patrons!
LEON BLUM - Détrompez-vous: nous avons essayé de les rendre plus intelligents. La passion de l'argent les aveuglait.
LE JOURNALISTE - Merci pour eux! Décidément vous voulez le bien de tout le monde! Cela risque de vous perdre. Et les augmentations de salaire, les congés payés?
LEON BLUM - Même raisonnement: permettre à la France de relever la tête... Voyez-vous, monsieur, les choses humaines sont telles que tout excès les détruit. Trop de travail détruit le travail. L'excès des petites économies détruit la grande économie. La prospérité des usines repose sur la bonne santé et l'épanouissement de leurs clients, qui sont aussi leurs employés. Nous avons tenté de rétablir un équilibre que... j'hésite... la rapacité de certains avait compromis.
LE JOURNALISTE - C'est encore cela que vous appelez "rendre les patrons plus intelligents"?
LEON BLUM - Le mot est peut-être un peu fort, mais... oui, c'est ça. Mais je ne sais pas encore si on peut vraiment changer l'homme... Peut-être un peu...! Quelques-uns... Enfin! ...Nous avons aussi défini la place du syndicat dans les entreprises et établi les règles de la négociation collective
LE JOURNALISTE - Toujours pour rendre le patron plus intelligent?
LEON BLUM - Oui. Cela vous obsède... Il y a en effet beaucoup à faire.
LE JOURNALISTE - Et pourquoi mettre des femmes dans le gouvernement! Elles qui n'ont même pas le droit de vote...
LEON BLUM - Elles qui sont la moitié du monde! Pourquoi non? Irène Joliot-Curie, cela ne vous dit rien?
LE JOURNALISTE - Oh que si... Une gauchiste! Et que me direz-vous de la réforme de la Banque de France?
LEON BLUM - Il fallait qu'elle cesse d'être la forteresse des riches, mais qu'elle devienne la servante des intérêts de la nation toute entière.
LE JOURNALISTE - Vous voulez dire du gouvernement, de "votre" gouvernement! Vous avez aussi osé nationaliser les industries de guerre.
LEON BLUM - Oui, j'ai aussi osé nationaliser les industries de guerre.
LE JOURNALISTE - Sans plus de commentaires?
LEON BLUM - Si vous en voulez, je vous en donne! C'est tellement évident! La victoire ne se remporte pas seulement là où le soldat tient le fusil, mais là où l'ouvrier fabrique le fusil. La nation doit être maîtresse non seulement de ses armées, mais de ses armements. Et nul ne doit pouvoir s'enrichir de la guerre. Ce serait tenter le diable! Et nous avons bien assez de diables ici et là... même à l'intérieur de nous-mêmes.
LE JOURNALISTE - Et votre ministère "Sports et loisirs"...? Dites-moi, ce Leo Lagrange... c'est une plaisanterie?
LEON BLUM - Pas du tout. Nous considérons que l'Etat, de même qu'il a la responsabilité de l'enseignement, doit prendre aussi celle de ce prolongement de l'enseignement que sont la culture et les sports. Au moins de les organiser! Mais c'est un point de vue que la droite peut avoir de la peine à adopter. La santé, l'enseignement et la culture sont en effet à la racine de la liberté de penser!
LE JOURNALISTE - Vous tournez en rond.
LEON BLUM - Non, nous sommes seulement conséquents avec nous-mêmes.
LE JOURNALISTE - Voltaire disait déjà: si le peuple s'instruit, il deviendra insolent!
LEON BLUM - Peut-être le préférons-nous ainsi. Nous saurions qu'il est libre. Mais nous n'en serions pas les premières victimes.
LE JOURNALISTE - Monsieur le président du conseil, je vous remercie.
LEON BLUM - Encore un mot, s'il vous plaît… Si nous devions avoir une guerre avec l'Allemagne et que nous la perdions, je ne sais pas ce qu'il adviendrait du capitalisme, mais je sais très bien ce qu'il adviendrait du socialisme: partout où sont passés les Attila motorisés, les mouvements ouvriers ont été anéantis. Donc, nous nous battrions sans hésiter

6 - La guerre
L'HISTORIEN DE SERVICE - La courte présidence de Léon Blum marque un tournant dans l'histoire de la France. Mais, à peine les décisions importantes prises, le pays se trouva en effet emporté dans la tourmente mondiale. Quelques mois après son arrivée au pouvoir, Blum dut dévaluer le franc. En juillet, un mois après les accords de Matignon (les congés payés, les quarante heures), éclata la guerre d'Espagne... Le gouvernement français s'apprêtait à venir au secours du gouvernement légitime espagnol, mais il en fut empêché par les radicaux. Ainsi une troisième puissance fasciste, l'Espagne, après l'Italie et l'Allemagne, vint prendre place aux frontières françaises. Cependant la France avait pris conscience de sa faiblesse militaire et des programmes d'armements de dernière heure furent lancés. Blum démissionna en Juin 37. Il fut remplacé par Daladier. En mars 38, il forma son deuxième gouvernement avec la participation de Mendès-France au Trésor. Mais trois semaines plus tard, il était renversé par le Sénat, cependant que le 12 mars 1938 les nazis avaient envahi l'Autriche. En septembre 38, Daladier devenu président du conseil, signa les accords de Munich qui ouvrirent à l'Allemagne la porte de la Tchécoslovaquie. Puis ce fut la guerre en 1939. Après la défaite de 1940, au grand désespoir de certains, le vieillissant maréchal Pétain se vit offrir le pouvoir… Après une défaite il faut en trouver les responsables. On arrêta Daladier, Gamelin et celui sur lequel on pensait faire porter tout le poids de la défaite, Blum… Il fut convoqué devant un tribunal spécial, en même temps que Daladier et Gamelin et quelques autres seconds rôles… Ce procès est connu comme le procès de Riom. La salle était pleine et les débats furent difficiles. Blum était évidemment au cœur de l'affaire. Mais, bien qu'assisté par trois avocats, il se défendit vigoureusement lui-même et nous ferons ici comme si lui et son juge s'étaient trouvés seuls face à face…

7 - Le procès de Riom
LEON BLUM - Monsieur le président, je vous demande la permission de faire une déclaration préliminaire…
LE PRESIDENT DU TRIBUNAL - Ce n'est pas l'usage, mais si vous y tenez et compte tenu de…
LEON BLUM - Je vous remercie… Je suis heureux de comparaître devant ce tribunal… Il était temps! J'ai appris pendant ma détention que j'étais condamné, que j'avais eu l'honneur d'être condamné par le maréchal Pétain à la prison à vie. Mais personne ne m'avait encore dit que j'étais coupable. C'est une énorme lacune… La condamnation avant le jugement, cela ne s'était jamais vu! Maintenant vous allez avoir à réparer cette omission. Je m'en réjouis! Jugez-moi enfin. J'ai été arrêté le dimanche 15 septembre 1940 à six heures du matin, inculpé le 23 octobre et un an après, le 16 octobre de l'année suivante, le 16 octobre 1941, j'ai donc été condamné. Il manquait une pièce au puzzle et j'ai craint un instant pour ma santé mentale: avais-je été jugé sans m'en apercevoir? Mais non… Notre présence ici, à vous et à moi, démontre clairement que rien n'a été oublié, même si l'ordre des séquences est tant soit peu bouleversé…
LE PRESIDENT DU TRIBUNAL - Monsieur Blum… Quoi que vous ayez dit… Cette cour fera son devoir.
LEON BLUM - Entre nous, messieurs, messieurs dont je ne connais officiellement ni les noms ni les qualités, puis-je prendre au sérieux une cour saisie d'un procès déjà jugé?
LE PRESIDENT DU TRIBUNAL - Je ne répondrai pas. S'il vous plaît, faisons comme si rien n'était… Vous êtes donc accusé d'avoir, par le laxisme de votre politique sociale et les négligences de votre politique militaire, sapé les forces morales de la nation et provoqué la honteuse défaite militaire de juin 1940.
LEON BLUM - J'ai bien entendu l'accusation. Avant de présenter ma défense… on m'a fait passer une note, que je viens de lire et selon laquelle l'intention de ce procès est aussi de déculpabiliser l'armée, que sa défaite a traumatisée, et de montrer que le principal responsable de nos malheurs est un gouvernement civil qui a manqué à ses devoirs.
LE PRESIDENT DU TRIBUNAL - Je n'ai pas connaissance de cette note et je ne sais pas de qui elle émane.
LEON BLUM - Me voilà rassuré. J'ai eu peur que vous ayez eu comme seul but, non la recherche de la vérité, mais la disculpation de l'armée et que ce procès soit en réalité politique? Vraiment, n'auriez-vous pas mieux fait de me juger immédiatement après l'armistice et de m'exécuter dans les vingt-quatre heures?
LE PRESIDENT DU TRIBUNAL - Je ne tolèrerai pas longtemps une pareille arrogance. Mettez de côté toute autre considération. Oui, beaucoup de choses ont été dites. Oubliez-les. Vous êtes là.
LEON BLUM - Oui, je suis là, moi, le Juif, le socialiste, le prisonnier, le déjà condamné, je suis là et je plaiderai non pour cette cour, mais pour être entendu par les nations qui s'interrogent sur les événements dramatiques que nous avons vécus. Et tout d'abord…
LE PRESIDENT DU TRIBUNAL - Allez-y, monsieur Blum… Je vous aurais mis en garde…
LEON BLUM - Je me garderai très bien tout seul, monsieur le président. Et tout d'abord… Vous me reprochez la défaite de 1940. Or Hitler a obtenu les pleins pouvoirs, quitté la Société des Nations et commencé à réarmer en 1933. Et moi, je suis devenu président du conseil en 1936. Que s'est-il donc passé entre ces deux dates? Rien. Le gouvernement, dont M. le maréchal Pétain était ministre de la guerre, n'a pas bougé. La ligne Maginot a absorbé tous nos efforts et l'armée et ses armements sont restés dans le piteux état ou les avait mis notre pacifisme défensif… Pourquoi les membres de ces gouvernements ne sont-ils pas ici à mes côtés, accusés comme moi?
LE PRESIDENT DU TRIBUNAL - Vous n'avez pas à juger des dispositions de la justice…
LEON BLUM - Alors qu'au contraire, c'est moi qui, au lendemain de mon élection, ai organisé la coordination des ministères chargés de la défense, qui ai fait voter sans détour le programme de réarmement massif, dit programme des quatorze milliards, qui ai fait dériver vers la défense une partie des crédits alloués à la lutte contre le chômage, qui ai considérablement augmenté les cadences de production d'avions, de chars et de canons... Je tiens les preuves de tout ceci à la disposition des juges…
LE PRESIDENT DU TRIBUNAL - Parlons plutôt, monsieur Blum, de vos programmes dits sociaux, les congés payés, les quarante heures, les comités d'entreprise, le ministère des sports et de la culture… Vous avez détendu les ressorts de l'âme française, vous avez mentalement rendu la défaite, je ne dis pas seulement possible, mais inéluctable.
LEON BLUM - Allons, allons, monsieur le président. Quand je suis arrivé au pouvoir la classe ouvrière, pressurée par les patrons des grandes entreprises, était au contraire au bord de l'effondrement, dans un état de misère telle qu'elle ne se serait pas même levée pour prendre les armes. Les grandes grèves auxquelles nous avons dû faire face en sont la preuve.
LE PRESIDENT DU TRIBUNAL - Vous n'y avez guère fait de démonstration d'autorité.
LEON BLUM - Vous voulez dire que je n'ai pas envoyé la troupe. Cela n'est pas dans ma philosophie… La loi des quarante heures et celles qui l'ont accompagnée ont représenté au contraire une chance pour la classe ouvrière de participer au progrès de l'économie, elles ont restauré sa dignité, sa santé et sa confiance, ainsi que son attachement à la patrie commune. Et qui plus est, elles ont augmenté la production… Mais ce sont des choses que les comptables ne savent pas compter.
LE PRESIDENT DU TRIBUNAL - Il n'en reste pas moins… je vais être très clair… euh… que vous avez trahi les devoirs de votre charge.
LEON BLUM - Quels devoirs? Vous n'êtes pas clair du tout, monsieur le Président… Je défie quiconque de me faire le moindre reproche. Quand on juge un meurtrier, on sait quelle loi il a violée. En tant qu'homme politique, dites-moi s'il vous plaît à quels devoirs j'aurais manqué? Faites-en la liste et répondez-moi… Vous découvrirez que c'est ma fidélité dont vous voulez faire une trahison. Ce procès que vous m'avez intenté n'est en réalité pas dirigé contre moi, il est dirigé contre la République, contre ses institutions. Et je vous le dis, il contribuera à rétablir cette République que vous avez remplacée par un état totalitaire…
LE PRESIDENT DU TRIBUNAL - Allons, allons, Silence, messieurs, silence… ou je vais faire évacuer la salle…

8 - Le procès retourné
HISTORIEN DE SERVICE -. Le procès tournait à la confusion de ses juges et de ceux qui l'avaient organisé, à savoir le maréchal Pétain et le chancelier Hitler Le procès avait commencé le 19 février 1942. Blum avait si bien réussi à retourner la situation et à ridiculiser ses accusateurs que le 15 mars, à Berlin, le chancelier Hitler, qui suivait l'affaire de près, exprima dans un de ses discours publiques son indignation contre ce procès "où les charges sont dirigées non contre ceux qui par leur décision démentielle sont cause de cette guerre, mais contre la négligence de ceux qui l'ont mal préparée…" Pas très claire, cette phrase, mais il est facile de voir que ça ne lui plaisait pas. A la suite de quoi, Otto Abetz, ambassadeur du Reich, fit pression sur le maréchal Pétain pour qu'il suspende les débats. C'était une victoire! Léon Blum ne fut donc pas jugé, mais cependant plus tard déporté en Allemagne à Buchenwald. Quand il revint, en 1945, et bien qu'il se soit trouvé une nouvelle fois à la tête du gouvernement, il ne joua plus en politique qu'un rôle secondaire. Le général de Gaulle et le Comité de Libération confortèrent et amplifièrent encore les mesures sociales et économiques (Sécurité sociale, retraite, allocations familiales, nationalisations...) que Léon Blum avait initialisées et qui servirent de fondement aux trente glorieuses années de prospérité qui suivirent.

RAPPEL HISTORIQUE

Toute société humaine se divise inéluctablement en deux groupes: ceux qui, ayant réussi grâce aux circonstances, ou par leur habilité, ou par héritage à prendre quelque avantage sur les autres, se fédèrent pour conserver et augmenter leur pouvoir: par convention, la Droite. Ceux qui, moins chanceux ou moins aptes, se trouvent obligés d'avoir, pour vivre, à se mettre au service des premiers, qui ne leur consentent spontanément que le minimum de ce qui est possible de leur donner: par la même convention, la Gauche. Les dominants et les dominés. L'histoire de l'humanité est faite des tentatives toujours renouvelées des hommes de gauche pour essayer de partager plus équitablement les richesses produites en commun.... Léon Blum est un moment important de cette inlassable reconquête.
Pour ne pas remonter au déluge, c'est dans la seconde moitié du XIXème siècle que commence, avec Marx, le mouvement international de lutte de la classe ouvrière pour la reconnaissance de ses droits (première et deuxième Internationales communistes, Commune de 1871). En 1917 la révolution marxiste triomphe trompeusement en Russie. En 1920, au congrès de Tours, sous l'influence de Léon Blum, le socialisme français se détache du mouvement international (troisième Internationale), dominé par Moscou, et, refusant la centralisation, prend son indépendance. En 1936, Léon Blum, devenu président du conseil dans un gouvernement de Front populaire, jette les bases en France d'une véritable politique sociale (augmentations de salaire, 40 heures, congés payés, représentation syndicale...) Après la guerre, de Gaulle complète le dispositif (sécurité sociale, allocations familiales, retraites, nationalisations diverses...). Ainsi se trouvent instaurées un certain de nombre de règles qui encadrent l'intransigeance et la dureté du capitalisme libéral (la grande main invisible!) et concourent à la renaissance française dans les années 60-90...
Léon Blum, né à Paris en 1872, d'une famille de Juifs libéraux, devint, après des études de Lettres et de Droit, auditeur au Conseil d'Etat où il fit toute sa carrière. Ce qui ne l'empêcha pas de poursuivre une activité de critique littéraire (particulièrement au théâtre) et d'entretenir des relations étroites avec les milieux intellectuels et politiques de l'époque (Lucien Herr, André Gide...). Il collabora aussi à la fameuse Revue blanche où se retrouvaient nombre d'artistes et d'écrivains. Il fut, au tournant du siècle un chaud partisan de Dreyfus et de Zola et un admirateur de Jaurès, en qui il voyait son maître en socialisme et un modèle qu'il aurait voulu imiter. En 1904 il aida le même Jaurès à fonder le journal L'Humanité. En 1916 il fonda lui-même le journal Le Populaire dans lequel il s'exprimera tout au long de sa carrière. En 1919 il fut élu député à Paris. En 1920, au congrès de Tour, il provoqua, comme il est dit plus haut, la naissance du socialisme français. Lorsqu'il devint président du conseil en 1936, il avait soixante-quatre ans.

Quelques citations:

"Le régime où nous vivons est fait pour certains de profits démesurés et pour la masse des autres de chômage, de sous-consommation, de pauvreté, de misère... Il ne durera pas éternellement. Un état viendra où ce qui est l'héritage de tous les hommes deviendra le bénéfice, le profit de chaque homme, où chacun touchera sa quote-part, son supplément de bien-être et de loisir... Il faut étaler sur l'humanité entière les bienfaits de la nature et du progrès!"
"Dans une bataille aussi difficile, il faut un chef... Je ne sais pas si j'ai les qualités d'un chef, je ne peux pas le savoir, pas plus exactement qu'aucun de vous. Mais il y a quelque chose qui ne me manquera jamais, c'est la résolution, c'est le courage, c'est la fidélité."
"Le mouvement socialiste veut désagréger tous les systèmes d'idées et les systèmes sociaux qui entravent le développement d'un homme qui est la mesure de toutes choses. La mesure de la patrie, de la famille, de la propriété, de l'humanité, de Dieu même. Voilà ce qu'est le socialisme."