Déposé à la SACD
PANTAGRUEL A L'ECOLE.
*
par Michel Fustier
(toutes les pièces de M.F. sur : http://theatre.enfant.free.fr )
PERSONNAGES.
L'historien de service; Gargantua, gros géant débonnaire,
Pantagruel, son fils à la personnalité déjà très
affirmée,
Panurge, ancêtre de Scapin, le serviteur débrouillard qui se tire
toujours d'affaire
La scène représente la maison de Gargantua
Prologue
L'HISTORIEN DE SERVICE - Gargantua, Pantagruel et Panurge, les héros
des romans de Rabelais, ne sont évidemment pas des personnages historiques,
mais ils occupent dans la mémoire collective plus de place que bien des
personnages qui ont vraiment existé. La pièce qui suit n'est pas
extraite des écrits de Rabelais, mais elle traite "à la manière
de Rabelais", d'un sujet cher à la fois à Rabelais et aux
hommes d'aujourd'hui: l'école et l'éducation des enfants. Rabelais
était un auteur très critique, très satirique, très
fantasque. Imité du sien, le style de cette pièce pourra sembler
un peu décalé aux enfants, mais c'est précisément
cela qui est amusant.
- 1 -
GARGANTUA - Mon fils Pantagruel, je crois qu'il est temps de songer à
t'envoyer à l'école…
PANTAGRUEL - C'est que je ne veux pas y aller, ô mon père Gargantua.
GARGANTUA - Et pourquoi cela, mon fils: est-ce que tu trouves que tu n'as pas
passé assez de temps à te baguenauder avec des galopins de ton
espèce?
PANTAGRUEL - Non, ce n'est pas cela… et si, pour vous faire plaisir, je
veux bien aller chaque jour à l'école, et de même en revenir,
je ne veux surtout pas y rester. Pour rien au monde, absolument, définitivement,
catégoriquement.
GARGANTUA - Mais encore une fois, pourquoi, ô fils de mon cœur?
PANTAGRUEL - Hier, m'en fus visiter le boucher qui m'a montré sa machine,
sa machine à faire des saucisses. Et j'ai vu comment il y fait rentrer
moutons entiers, ou vaches, ou cochons et comment il en ressort à l'autre
bout chair à saucisse. Et elle est si bien moulinée qu'on ne peut
plus distinguer vache de cochon, ni mouton de vache, ni cochon de mouton.
GARGANTUA - Que me parles-tu de boucher et de boucherie?
PANTAGRUEL - Parce que l'école, à ce que j'en sais, est boucherie.
Et, le maître tient la manivelle et il la tourne en conscience, sans se
préoccuper des cris ni des garçons, ni même de ceux des
filles, qui sont pourtant très aigus. Or ne me plait pas, outre crier,
devenir chair à saucisse: Pantagruel suis et Pantagruel veux rester,
avec ma propre viande dans ma propre peau.
GARGANTUA - (au public) Voilà que ce maudit fils de moi ne veut pas,
comme tous les autres, avoir la chance d'être transformé un jour
en saucisse, saucisson, rosette, mortadelle, jésus, bâton de berger,
merguez et bien d'autres, de toutes tailles et de toutes formes... Tous bien
étiquetés, bien empaquetés et sachant aussi lire, écrire
et compter. Quelques-uns même argumenter gentiment. Saucisses bien gaillardes,
andouilles pour les meilleurs…
PANTAGRUEL - Il n'est pas utile que je sache argumenter, ni gentiment, ni méchamment,
car raison j'ai toujours.
GARGANTUA - Vous voyez comme il est insolent, n'ayant pas appris le respect
qu'il doit à son père, ni que ce sont les pères qui doivent
l'emporter.
- 2 -
GARGANTUA - (entre Panurge) Or ça, mon bon Panurge, toi qui as des solutions
pour tous les problèmes, il faut venir nous aider. Nous ne sommes pas
d'accord, Pantagruel et moi.
PANURGE - Ô mon excellent maître Gargantua, si vous n'êtes
pas d'accord, c'est sans doute que vous avez tous deux raison. Dites-moi quel
est le sujet de notre querelle.
GARGANTUA - Je veux qu'il aille à l'école, en bon enfant que je
veux qu'il soit.
PANTAGRUEL - Et moi, en mauvais fils, je ne veux pas y aller et être transformé
en andouille.
PANURGE - Je vois. Or donc, vous mon maître Gargantua, vous avez raison
en ce que vous voulez envoyer votre progéniture à l'école.
Et votre progéniture, elle aussi a raison en ce qu'elle ne veut pas être
changée en andouille, encore qu'il y en ait de fort bonnes…
GARGANTUA - De bonnes andouilles, veux-tu dire?
PANURGE - Sans doute.
GARGANTUA - J'en suis content. Mais concernant notre affaire, existe-t-il une
troisième solution?
PANURGE - Il existe toujours une troisième solution par laquelle on peut
s'évader de la nécessité des deux premières.
PANTAGRUEL - Vas-tu nous la dire bientôt?
PANURGE - Tout de suite: il vous faut fonder une nouvelle école à
votre manière dans laquelle vous voudrez aller, ce qui plaira à
votre père, mais qui ne vous transformera pas en andouille, puisque c'est
cela qui vous craignez.
GARGANTUA - Et à quoi ressemblera-t-elle, cette école?
- 3 -
PANURGE - Eh bien, il n'y a qu'à prendre l'inverse de ce qui se fait
d'habitude, comme vous l'imaginâtes quand vous fondîtes votre célèbre
abbaye de Thélème, qui se fit au contraire de toutes autres.
GARGANTUA - Je me souviens. Et comment est, dans les écoles, l'inverse
de ce qui se fait d'habitude?
PANURGE - L'inverse est que l'occupation principale ne serait pas de leçons,
mais de récréation… Et de temps en temps, pour reposer les
élèves de leurs jeux, il se ferait ici ou là un petit cours,
ou une modeste leçon. Le temps de reprendre souffle, et à la demande
expresse des dits élèves. Aussi longtemps qu'ils le veulent, mais
pas davantage non plus, pour qu'ils gardent la soif de savoir…
GARGANTUA - Cela n'est pas mauvais en soi. Allons plus outre.
PANURGE - De plus, il n'y aurait plus d'horaire et chacun, selon les conseils
de son oreiller, pourrait arriver quand il le voudrait ou quand il s'ennuierait
d'être à la maison. De même partir.
GARGANTUA - Plutôt racoleur. Est-ce tout ce qu'il y aurait de nouveau?
PANURGE - Non, bien sûr, faites confiance à mon génie. Point
non plus de notes et de classement. Chacun serait premier de sa façon,
ce qui est l'image de la vie… A moins que l'on ne décrète
que ce serait les sots qui seraient premiers, ce qui serait une juste compensation
pour leur sottise. Les malins n'ont pas besoin d'être premiers, les sots,
si.
GARGANTUA - Que nous parles-tu encore de saucisses… Elles n'ont plus cours.
PANURGE - La langue m'a fourché. Mais concernant mon école, je
n'ai pas fini: les tables et les tabourets seraient remplacés par des
fauteuils profonds et des coussins moelleux, et le temps se passerait parmi
des jardins et des vergers dans lesquels couleraient de rafraîchissantes
fontaines.
GARGANTUA - Plaisant, ma foi, très plaisant. Est-ce tout?
PANURGE - Non certes, mais cela je vous le dis tout bas… Il pourrait arriver
que, dans cette école, ce soit les élèves qui enseignent
les professeurs. Et à la fin de l'année, les professeurs devraient
passer des examens pour montrer comment les élèves les ont bien
instruits. Sinon seraient punis. Et à ce que sauraient les professeurs,
on verrait ce que les élèves auraient appris.
GARGANTUA - C'est un bon tour que celui-ci!
PANURGE - Encore un point, le plus important peut-être: la principale
leçon serait de désobéir, sachant que ce qui est le plus
utile à l'homme est de savoir être libre. Or qu'est-ce qu'être
libre, sinon désobéir?
GARGANTUA - Voilà qui sent son sophisme. Et ceux qui ne voudraient pas
être libres?
PANURGE - Ils retourneraient sur le champ dans les écoles à moulinettes.
- 4 -
PANTAGRUEL - Je vous ai écouté de toutes mes oreilles. Qu'en dites-vous,
mon père Gargantua?
GARGANTUA - Je dis d'un côté que ce Panurge est d'une certaine
façon un insolent… Et de l'autre côté, je dis qu'il
a fort bien parlé et que c'est sagesse que ce qu'il dit. Et combien cela
coûterait-il d'argent pour entrer dans cette école?
PANURGE - Oh, beaucoup, mon bon seigneur: pour la bonne raison que cette école
ne pourrait plus vendre et faire profit de ses saucissons, boudins et andouillettes,
parce qu'à la fin leurs élèves, qui seraient bien dans
leur propre peau, s'en retourneraient tout gambadant et chantant.
PANTAGRUEL - Cela n'est-il pas bien?
PANURGE - Cela est bien, cela est mal, je ne sais. Mais cela ne ferait pas l'affaire
des princes et des rois qui sont les habituels clients pour des saucisses diplômées
et bien obéissantes.
GARGANTUA - Je comprends. Mais en ce qui me concerne, je suis prêt à
payer très cher pour voir mon fils chéri sortir de l'école
gambadant et chantant… (prenant Panurge à part) Mais dis-moi, Panurge…
PANURGE - Je vous écoute.
GARGANTUA - Maintenant que tu t'es occupé des fils, ne pourrais-tu pas
t'occuper des pères.
PANURGE - C'est à dire?
GARGANTUA - C'est à dire que le père que je suis voudrait bien
pouvoir passer lui aussi son temps dans une école aussi plaisante, dont
il s'en retournerait chaque jour gambadant et chantant, comme son fils. Car
je suis las des soucis dont je suis accablé.
PANURGE - Non, cela ne se peut pas.
GARGANTUA - Pourquoi? Je te délèguerais mes pouvoirs et pendant
que je me divertirais à l'école, toi, tu gouvernerais le royaume,
faisant la guerre, pendant les larrons et brûlant les hérétiques.
PANURGE - Pourquoi… Parce que d'abord, je n'ai pas vocation ni à
faire la guerre, ni à me pendre ou à me brûler moi-même.
Et ensuite, parce que ce qui a été une fois tordu - je veux dire,
votre nature - ne peut être détordu… Non, mettez tous vos
soins sur votre fils Pantagruel et vous verrez que lorsque lui, ainsi que beaucoup
d'autres, sortira de sa nouvelle école, il n'y aura plus de guerres,
ni de larrons, ni d'hérétiques.
RAPPEL HISTORIQUE
Rabelais, qui vécut au XVIème, siècle est contemporain
de François Ier, de Charles Quint, de Luther, d'Erasme, d'Ignace de Loyola,
de la Réforme et de la Contre-réforme, de la conquête de
l'Amérique, de la guerre contre les Turcs. Il a donc vécu dans
une époque très troublée, celle de la Renaissance. Époque
où, de plus, toutes les vieilles valeurs du Moyen-âge se heurtèrent
à la redécouverte de l'Antiquité et à l'Humanisme
naissant. L'Église elle-même en vacilla sur son trône.
Rabelais (1495 - 1553), né en Touraine, commence par entrer dans les
ordres et devient moine cordelier, puis moine bénédictin. Étude
du latin et du grec, qui le passionnent. Puis, en 1530 il choisit de devenir
médecin. Il étudie à Montpellier et ensuite en 1532 à
l'hôtel-Dieu de Lyon, ville alors ouverte et vivante. Il a trente-sept
ans. Il publie Pantagruel. Il accompagne ensuite à Rome l'évêque
Jean du Bellay, où il est absous par le pape de sa faute d'avoir quitté
les ordres. Pendant les dix années suivantes il se consacre à
la médecine, à Lyon principalement, et publie de nouveaux romans
(Gargantua, Le tiers livre, Le quart livre et Le cinquième livre). Mais
progressivement le climat s'alourdit, l'Église, fortement ébranlée
par Luther et Calvin se ressaisit et les plaisanteries ambiguës de Rabelais,
malgré les précautions qu'il prend pour les faire apparaître
comme anodines, deviennent suspectes. Il est à plusieurs reprises censuré.
Ce qui ne l'empêchera pas de recevoir finalement les bénéfices
de deux cures de la région parisienne.
Rabelais se trouve pris entre quatre influences principales: d'abord sa formation
théologique et sa fidélité, maintes fois proclamée,
à l'Église; ensuite son immense culture livresque et sa connaissance
en particulier des auteurs latins et grecs, qui ne s'accommodent pas toujours
de la théologie; puis son expérience directe de la vie du peuple,
en relation avec l'apprentissage et l'exercice de la médecine; enfin
une puissante liberté d'esprit qui le porte à toujours vouloir
que les choses soient autrement qu'elles ne sont. A cela s'ajoute un tempérament
fort, un grand appétit des choses terrestres, nourriture, boisson, sexe…
Mais rien ne peut mieux en quelques mots rendre compte de la manière
de Rabelais que le relevé du titre de quelques-uns de ses chapitres:
Comment Gargantua déroba les cloches de Notre-Dame et les mit au cou
de sa jument.
Comment Gargantua, en se peignant, faisait tomber les boulets de canon de ses
cheveux.
Comment Pichrocole prit d'assaut la Roche Clermauld.
Comment, en haute mer, Pantagruel ouit diverses paroles dégelées.
Comment inventa messer Gaster le moyen de ne pas être blessé par
coups de canon.
Comment Panurge fit noyer le marchand et ses moutons.
Comment Gargantua mangea en salade six pèlerins.
Comment la Quinte Essence guérissait les maladies par chansons...
… Sans que le lecteur ne puisse jamais savoir si c'est du lard ou du cochon,
c'est à dire si ce qu'il dit à travers ses extravagances doit
être considéré comme plaisanterie innocente ou comme critique
subversive.