telecharger au format word

Déposé à la SACD


LES REMORDS D'EINSTEIN.
*
Michel Fustier
(toutes les pièces de M.F. sur : http://theatre.enfant.free.fr )


PERSONNAGES
Einstein enfant, sa mère,
premier professeur suisse, second professeur suisse,
le président de la Société Royale d'Astronomie et Sir Arthur Eddington,
Einstein âgé, Sa femme. L’historien de service.


- 1-
L'HISTORIEN DE SERVICE - Albert Einstein, qui au début du vingtième siècle, découvrit la relativité, reçut le prix Nobel et contribua aux inventions atomiques, n'en fut pas moins pour commencer un enfant lent d'esprit et mal adapté à la vie scolaire... Il était déjà plongé dans les méditations qui le conduisirent peu après à ouvrir sur le monde un regard complètement nouveau...
EINSTEIN enfant - Dis, maman, quand je tourne avec ma cuiller, pourquoi est-ce que le sucre fond dans ma tasse de thé?
LA MERE D'EINSTEIN - Albert, tu me casses les oreilles… Pourquoi, pourquoi? Prends les choses comme elles sont: le sucre fond dans l'eau, et encore plus dans l'eau chaude. Ça ne te suffit pas?
EINSTEIN - Et justement, pourquoi encore plus dans l'eau chaude?
LA MERE D'EINSTEIN - Tu vois, tu recommences. Tu ne seras donc jamais normal: regarde les autres enfants… Ils tournent leur cuiller dans leur tasse sans poser de questions.
EINSTEIN - Mais tu as une explication, toi? Et dis, maman, quand je regarde la fumée de la pipe de Papa, pourquoi est-ce qu’elle s’envole sans bien savoir où elle va? Ou bien le sait-elle?
LA MERE D'EINSTEIN - La fumée est… volatile. C’est pour ça.
EINSTEIN - Qu’est ce que ça veut dire: volatile?
LA MERE D'EINSTEIN - Tu ne me laisseras pas tranquille. Volatile, cela veut dire qu’elle… vole.
EINSTEIN - Ah, cela veut dire que tu ne sais pas. .. Et dis, maman, si je poursuivais dans le ciel un rayon de lumière, est-ce que je pourrais le rattraper?
LA MERE D'EINSTEIN - Il faudrait que tu coures drôlement vite.
EINSTEIN - Aussi vite que la lumière, je suppose. Et si, courant aussi vite que la lumière, je le rattrapais et que je monte dessus, est-ce que j’irais deux fois plus vite?
LA MERE D'EINSTEIN - Cet enfant est définitivement complètement idiot. Tu n’as pas encore touché ton violon aujourd’hui… Va donc faire tes gammes.

- 2 -
L'HISTORIEN DE SERVICE - Einstein, qui était né allemand, se fixa néanmoins en Suisse. Et justement, vous allez entendre deux professeurs suisses, dans un café, à Berne, qui font part de leur étonnement à la lecture du compte-rendu des découvertes d'Einstein.
PREMIER PROFESSEUR - Je l'ai bien connu, cet Einstein: nous étions collègues au Bureau des brevets… C'était un jean-foutre. J'étais juste en face de lui… Enfin quand je dis que j'étais en face: il était ailleurs, toujours ailleurs, et pas moyen de le coincer. Il rêvait… Il rêvait la plupart du temps. Nous autres, Suisses, nous avons les deux pieds sur terre.
SECOND PROFESSEUR - Oui, mais ces quatre articles qu'il vient de publier…
PREMIER PROFESSEUR - De la spéculation pure et simple. Ridicule!
SECOND PROFESSEUR - On en parle, pourtant. Tu as vu le journal? On dit que c'est un génie.
PREMIER PROFESSEUR - C'est facile de faire parler de soi.
SECOND PROFESSEUR - Pas tellement. Tu as déjà essayé?
PREMIER PROFESSEUR - Oh, il ne me faudrait pas longtemps… Tu sais qu'à Munich ils l'avaient foutu à la porte de son école?
SECOND PROFESSEUR - Allons donc?
PREMIER PROFESSEUR - Avec la mention : "Nuit au respect dû aux professeurs".
SECOND PROFESSEUR - Dans les lycées allemands, ça ne pardonne pas!
PREMIER PROFESSEUR - Oui, tandis que nous en Suisse, nous accueillons toute la raclure… Les marginaux, les anarchistes, les utopistes, les fouteurs de merde…
SECOND PROFESSEUR - … Il a quel âge exactement?
PREMIER PROFESSEUR - Dans les 25, 26 ans.
SECOND PROFESSEUR - Moi, ce qui m’inquiète, c’est son équation : E=MV2… D'autres disent E=MC2! Établir, comme il le fait, une équivalence entre la masse M et l’énergie E, cela me fait frémir. V étant la vitesse de la lumière…
PREMIER PROFESSEUR - C’est purement théorique… ne t'affole pas.
SECOND PROFESSEUR - Je me méfie de ce qui est purement théorique, parce que le jour où ça devient pratique…
PREMIER PROFESSEUR - Ridicule! Je prendrais dans mes mains un ou deux gros cailloux et tout à coup ils m’éclateraient au nez…?
SECOND PROFESSEUR - Tu rêves! Pas n'importe quels cailloux… Mais oui, ce serait de la masse qui se transformerait en énergie. Et d’après mes calculs, ça péterait très fort.

- 3 -
L'HISTORIEN DE SERVICE - Cependant que vingt ans plus tard, en 1919, à Londres, à la Société royale d'astronomie, les découvertes d'Einstein sont passionnément commentées.
SIR ARTHUR EDINGTON - (avec l'accent anglais) Je suis le professeur Arthur Eddington, de la Société royale d'astronomie de Londres. J'ai toujours été un admirateur du grand Einstein et, bien que nos deux nations sortent à peine de la plus grande guerre que le monde ait connue… nous sommes en I919! je reste un chaud partisan des théories de la Relativité.
L'ASTRONOME ROYAL - (entrant) …Vous voulez dire Einstein, ce Juif allemand. How shocking! Si vous voulez mon avis, toutes ces inventions, ce sont de fariboles…
SIR ARTHUR EDINGTON - Justement, monsieur le président de la Société royale d'astronomie…
L'ASTRONOME ROYAL - Songez, Sir Arthur, un homme qui attente à l'honneur de notre Newton, qui prétend que la notion de pesanteur est périmée, que l'espace est courbe, que la ligne droite n'est pas le plus court chemin d'un point à un autre, que les parallèles se rejoignent…
SIR ARTHUR EDINGTON - Permettez-moi de vous le faire remarquer, vous en oubliez.
L'ASTRONOME ROYAL - Tant mieux! Et tout cela sans avoir fait la moindre expérimentation! Vous savez que ce fantaisiste se vante même de n'avoir jamais travaillé qu'avec son stylo. Pas d'instruments, pas de laboratoire… des calculs! Je vous le dis, ce sont des fariboles! En tout cas, de la science-fiction. Il faudrait tout de même pouvoir vérifier.
SIR ARTHUR EDINGTON - Justement, nous venons de faire un test décisif. Dans sa théorie, il affirme que les rayons lumineux peuvent s'infléchir au voisinage d'une masse importante, le soleil, par exemple.
L'ASTRONOME ROYAL - Foutaises. Le soleil est tellement brillant que l'on ne peut rien observer dans son voisinage.
SIR ARTHUR EDINGTON - Habituellement, c'est vrai. Mais justement, grâce à une éclipse du soleil par la lune, nous avons quand même pu observer et vérifier. Il a raison.
L'ASTRONOME ROYAL - Je n'en crois rien. Il faudra refaire vos calculs et mettre un point final à toute cette agitation. J'y veillerai.

- 4 -
L'HISTORIEN DE SERVICE - Mais la deuxième guerre mondiale vient d'éclater et Einstein craint que les nazis ne parviennent à utiliser ses découvertes à des fins militaires. Il écrit au président des Etats-Unis.
EINSTEIN - (il lit) Monsieur le président des États-Unis, je crois qu'il est de mon devoir de citoyen du monde de vous avertir: des savants allemands ont découvert qu’il pourrait y avoir des applications pratiques terrifiantes à ma formule: E=MV2. Ou pour parler plus clair, ils s’appuieraient sur mes découvertes pour créer une bombe d’une extraordinaire puissance. Ils pourraient ainsi gagner la guerre. Je suis attaché à la sauvegarde du monde libre, dont vous êtes, vous autres Américains, les premiers garants. Je ne veux pas qu’il soit écrasé par le nazisme. Je vous supplie donc instamment d’organiser aux États-Unis une recherche qui permette de prévenir leurs efforts… C’est moi, Albert Einstein, savant juif allemand, viscéralement attaché à la paix, qui vous en supplie.

- 5 -
L'HISTORIEN DE SERVICE - Vers la fin de sa vie, à Princeton, aux Etats-Unis où il s'est réfugié, Einstein jette un regard sur son passé. Ses découvertes ont effectivement été utilisées par les Américains pour fabriquer l'arme atomique. Il est terrifié...
MADAME EINSTEIN - La première a explosé le 6 août 1945 à Hiroshima. Tu le sais bien!
EINSTEIN - Oui, je le sais. Mon Dieu, mon Dieu, je n'aurais jamais dû…
MADAME EINSTEIN - Et la seconde, trois jours après, à Nagasaki.
EINSTEIN - Hiroshima, Nagasaki…
MADAME EINSTEIN - Deux villes japonaises…
EINSTEIN - Et des cibles civiles! Je me sens toujours aussi coupable. Je ne peux pas m’empêcher de le penser: c’est comme si c’était moi qui avais appuyé sur le bouton.
MADAME EINSTEIN - Tu es un savant… Rien d’autre.
EINSTEIN - Main non, je suis un imbécile, un ignorant. On commence sa vie tout innocemment, on est un bon petit chercheur, très pacifiste, on déteste l’armée et la guerre, on est passionné par la science, on regarde fondre le sucre dans sa tasse, on poursuit un rayon de lumière… Ensuite on essaye d’expliquer intelligemment ce que l’on croit avoir compris… Et puis on publie quelques articles sans importance réelle… Mais ça fait du bruit. On reçoit même le prix Nobel… Et combien de morts?
MADAME EINSTEIN - On a peine encore à la savoir exactement… Cent mille peut-être d'un côté, trente mille dit-on de l'autre. Ou plus!
EINSTEIN - C'est horrible! …Et tout à coup on s’aperçoit, qu’avec ses découvertes, pendant qu’on avait le dos tourné, il y en a qui en ont profité pour mettre au point des bombes capables de détruire des villes entières. Vraiment j'aurais aimé que tout ceci ne soit qu'une fiction!
MADAME EINSTEIN - N’exagère pas: ce n’est pas toi qui les a fait exploser.
EINSTEIN - Oui, mais sans moi, elles n’auraient jamais explosé.
MADAME EINSTEIN - Qu’en sais-tu. Si tu n’avais pas trouvé, un autre aurait trouvé…
EINSTEIN - C'est vrai. Bien sûr qu’un autre aurait trouvé, c'était dans l'air et ce n’était pas si malin. Mais en fait, celui qui a trouvé, c’est moi. Je suis mêlé à toute cette épouvantable histoire…
MADAME EINSTEIN - Tu ne crois plus en l'homme?
EINSTEIN - Si… tout de même, j'y crois. Il ne faut pas désespérer. Mais je ne peux m'empêcher de mettre dans ma croyance une forte dose de… Relativité!

RAPPEL HISTORIQUE

Il y a eu trois grandes révolutions scientifiques dans le monde: celle de Copernic qui affirma que la terre tournait autour du soleil; celle de Newton qui établit les lois de l'attraction des corps célestes; celle d’Einstein qui découvrit qu’il y a une équivalence entre la matière et l’énergie. La première révolution n’eut pas d’autre effet, dans l’immédiat, que d’émouvoir les philosophes. La seconde passionna progressivement les astronomes et les physiciens. La troisième toucha presque instantanément le monde entier puisqu’elle conduisit non seulement à une révision de la conception du monde, mais à l’invention de la bombe atomique…
Einstein est né dans le sud de l’Allemagne, à Ulm en 1879. C’était un Souabe, proche des Suisses, des Alsaciens, des Bavarois. Il détestait par tempérament la discipline et l’organisation de l’Allemagne du Nord, c’est à dire de la Prusse. Enfant taciturne et légèrement retardé, il se découvrit en grandissant pacifiste et quasi-anarchiste. Et c’est là une des raisons qui le fit se réfugier en Suisse, à Zurich, avec ses parents, où, remarquablement doué en mathématiques, il finit par rentrer au Polytechnicum, une fameuse école d’ingénieurs. A la sortie de cette école, en 1905, il ne trouva cependant qu’un modeste poste d’employé au bureau des brevets à Berne. Ce furent paradoxalement pour lui des années très fécondes, car d’une part il voyait passer entre ses mains la description de nombre d’inventions originales dans le domaine de l’électricité, d’autre part il jouissait de beaucoup de loisirs.
C'est pendant cette période qu’il publia les quatre ou cinq premiers articles qui le rendirent très rapidement célèbre dans le monde scientifique. Dans ces articles figure pour la première fois la formule E=MV2 qui établissait une équivalence entre la matière et l’énergie. Cette équation était pour lui purement spéculative. C'est d'elle pourtant que plus tard surgit dans l’esprit des physiciens l’idée d’une bombe surpuissante.
Très rapidement sa gloire naissante lui valut d'abord d'être nommé professeur à l’université de Prague, puis très rapidement à celle de Berlin, où on lui offrit la direction d’un nouvel institut, l'Institut Kaiser Wilhelm, dont il démissionna en 1933, à l'arrivée d'Hitler au pouvoir, pour se réfugier aux États-Unis, à Princeton. Devant la montée de l'hitlérisme et les persécutions contre les Juifs, il cessa d'être un pacifiste inconditionnel et conseilla à la jeunesse du monde libre de servir sous les armes. Dès qu'il eût connaissance des travaux faits en Allemagne pour essayer de fabriquer un explosif terrifiant en bombardant des noyaux d'uranium 235 avec des neutrons, il écrivit au président des États-Unis pour l'avertir du danger. Celui-ci chargea Oppenheimer de prendre les nazis de vitesse et ce furent effectivement les Américains qui en 1945 firent exploser sur le Japon les deux premières bombes atomiques.
Très déprimé d'avoir (dans quelle mesure?) contribué à cette dramatique issue de la guerre, Einstein mourut en 1955 aux États-Unis, non sans avoir repris sa campagne pacifiste contre les perspectives de la nouvelle bombe H.