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Déposé à la SACD,


L'INVENTION DE DON QUICHOTTE.

par Michel Fustier
(toutes les pièces de M.F. sur : http://theatre.enfant.free.fr )


PERSONNAGES:
Cervantès, l'auteur qui prend ses idées de roman dans la réalité.
Sancho, l'aubergiste plein de bon sens et qui a la manie de répéter ce qu'il vient de dire.
L'hidalgo, un vieillard de petite noblesse qui donnera à Cervantès l'idée d'écrire don Quichotte.
L'hôtesse, la femme de l'aubergiste. Maritorne, la servante.…
L'action se déroule dans une auberge


L'HISTORIEN SE SERVICE – Cervantès, qui ne sait pas encore qu'il écrira un jour le célèbre don Quichotte, rencontre un jour dans une auberge un vieillard un peu simple d'esprit qui rêve de devenir un Chevalier errant. L'aventure tourne court, mais tout à coup vient de germer dans l'esprit de l'écrivain l'idée de faire de ce personnage singulier le héros de son futur roman.

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L'AUBERGISTE - Mais que vois-je? Seigneur Cervantès, vous? Vous de retour…?
CERVANTES - Mais oui, c'est moi, mon bon Sancho. Pas fâché de revenir au pays. Dans ta bonne auberge!
L'AUBERGISTE - Après toutes ces guerres que vous avez gagnées…
CERVANTES – Oui. Et aussi après toutes celles que j'ai perdues!
L'AUBERGISTE - C'est bien normal, cavalier, c'est bien normal: un soldat ne peut pas toujours gagner! Et tout le monde ne peut pas non plus se vanter d'avoir laissé un bras à l'illustre bataille de Lépante… Ah, quelle gloire vous avez acquise! Mais dites-donc, ce séjour que vous avez fait chez les Turcs…?
CERVANTES - Ah, ce séjour, ce séjour-là, pas drôle: prisonnier pendant cinq ans dans le bagne d'Alger, pas drôle du tout! Mais je me suis évadé, n'en parlons plus. Ne parlons pas non plus de la vie errante que j'ai menée en Espagne depuis 15 ans… Je vieillis. Ce qu'il me faut maintenant, c'est un bon dîner et un lit…
L'AUBERGISTE - Prenez place, seigneur Cervantès, prenez place… Et vous écrivez toujours? Des poèmes, des romans?
CERVANTES - Ca me reprend de temps en temps. Quand j'en trouve le temps… et l'occasion.

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L'HIDALGO - (il est revêtu de quelques pièces d'armure en carton et se tient sur le pas de la porte comme s'il était à cheval) Mes princes, je vous salue.
L'AUBERGISTE - Ah voilà le vieux fou… Entrez, seigneur cavalier.
LA FEMME DE L'AUBERGISTE - (accourt en entendant l'hidalgo) Notre hidalgo, seigneur Jésus!
L'HIDALGO - Et je vous salue aussi, grande, grande dame...
LA FEMME DE L'AUBERGISTE - (appelant) Viens, Maritorne, il est revenu. Viens vite… Nous allons encore nous payer une bonne pinte de rire.
LA SERVANTE - (de la coulisse) J'arrive tout de suite.
L'HIDALGO - Mais pour que je puisse entrer, seigneur Duc, je vous serais reconnaissant de me faire baisser le pont-levis.
L'AUBERGISTE - Tout de suite, seigneur cavalier, tout de suite… (il fait le geste de tourner une manivelle) Il grince un peu, mais ce n'est rien, c'est une façon de vous saluer.
L'HIDALGO - Seigneur Duc, vous transmettrez mes remerciements à votre portier. (il fait au petit trot le tour de la salle pendant qu'arrive la servante Maritorne)… Et à vous, dame de mon cœur, je vous offre du bout de ma lance cette couronne de fleurs. Mettez-moi à l'épreuve…
L'AUBERGISTE - Tout à l'heure, seigneur cavalier, tout à l'heure. Les écuries sont là, si vous voulez bien (il montre un coin de la scène) y mettre votre glorieuse monture.
L'HIDALGO - Oui, fort bien! Holà, que l'on m'aide à descendre de cheval… Attention, il est vif… (les deux femmes aident l'hidalgo à descendre de cheval, et par plaisanterie elles le poussent de droite et de gauche et le font tomber) Aïe, aïe, aïe… (elles le relèvent) Je vous le disais bien qu'il était vif.
LA SERVANTE - Ce n'est rien, mon prince. J'aime les chevaux vifs. (flattant l'encolure du cheval imaginaire) Bonne bête, bonne bête… (suivie de l'hidalgo, elle mène le cheval à l'écurie et l'attache)

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CERVANTES - Qu'est-ce que c'est que ce pantin, cette figure de carême?
L'AUBERGISTE - C'est un des vieillards du village. Il est un petit peu dérangé. Il a eu la tête gâtée par tous les romans de chevalerie qu'il a lus. Habituellement il se comporte raisonnablement, mais de temps en temps… Par exemple, il s'est mis dans l'idée que cette auberge était un château, que j'en étais le seigneur et que ma servante était une grande dame dont il est tombé amoureux…
L'HIDALGO – (revenant de l'écurie) Et maintenant, qu'on m'enlève mon armure… (les deux femmes la lui enlèvent, pièce par pièce).
L'AUBERGISTE - Et si on lui dit que ce n'est ici qu'une modeste auberge, il répond que ce sont des enchanteurs qui veulent le tromper, mais qu'il sait bien, lui, que c'est un château et que je suis son seigneur. Tellement il a envie de s'ennoblir lui-même par la fréquentation des grands!
CERVANTES - Et alors, que se passe-t-il?
L'AUBERGISTE - Eh bien, nous nous prêtons au jeu. Nous nous prêtons au jeu et le laissons dans son illusion. Pourquoi vouloir qu'il soit sage et à quoi cela servirait-il?
CERVANTES – Ce sont des paroles d'un grand bon sens. Mais le voilà qui vient vers nous…

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L'HIDALGO - O illustrissime Duc…
L'AUBERGISTE – Je suis Duc aujourd'hui!
L'HIDALGO - …je viens à vous aujourd'hui, parce que, sur le conseil des bons auteurs, j'ai pris la résolution d'embrasser la noble profession de Chevalier Errant. C'est à dire de chevalier qui va de ci de là dans le monde pour faire justice des méchants et défendre la veuve et l'orphelin.
L'AUBERGISTE – (en aparté) A l'âge qu'il a, le bonhomme n'ira pas loin, à l'âge qu'il a… Mais poursuivez.
L'HIDALGO - Or j'ai découvert que pour devenir Chevalier Errant. Il fallait d'abord avoir été fait chevalier. Je viens donc vous prier, de par les pouvoirs qui vous ont été conférés et au nom de notre amitié, de m'armer chevalier.
L'AUBERGISTE - Moi?
L'HIDALGO - Oui, vous. Et cela en présence de ce noble étranger… car il est noble, je le vois à sa figure. Et en présence de ces illustres dames…
L'AUBERGISTE - Moi, vous armer chevalier! Mais, mais, mais… Mais volontiers, mais volontiers! (en aparté) Seigneur Cervantès, venez à mon secours… Tirez-moi de ce mauvais pas.
CERVANTES - (de même) J'y viens, mon bon Sancho… (haut) Noble hidalgo, il est aussi dit dans les romans de chevalerie que la décision de se faire armer chevalier est une décision qui ne doit pas se prendre le ventre creux…
L'HIDALGO - Cela est-il vraiment dit dans les romans de chevalerie?
L'AUBERGISTE - Dans beaucoup d'entre eux, en tout cas, je m'en souviens tout à coup.
CERVANTES - Et pour ceci je suggère au seigneur Duc de vous inviter à passer d'abord à table… (en aparté) Le pauvre diable n'a pas dû faire aujourd'hui un solide déjeuner.
L'AUBERGISTE - (en aparté) C'est une excellente idée: il crève la faim. (haut) Holà, Maritorne et vous ma femme, donnez votre bras au seigneur cavalier et menez-le d'abord à la cuisine se refaire une santé.
L'HIDALGO - Oui, mais à condition que vous m'armiez ensuite chevalier.
CERVANTES - Mais naturellement!
L'HIDALGO - Et qu'après, vous me mettiez à l'épreuve. Car c'est la coutume des chevaliers errants que d'être mis à l'épreuve. (il sort avec les deux femmes)

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L'AUBERGISTE - Eh bien, monsieur l'écrivain, vous avez un beau talent pour enchaîner les histoires et bien les conduire. Mais, que ferons-nous pour finir, dites, que ferons-nous pour finir?
CERVANTES - Je n'en sais rien. Mais ce que je sais, c'est que j'ai trouvé ici un beau sujet de roman.
L'AUBERGISTE - Ce simple d'esprit, un beau sujet de roman…?
CERVANTES - Oui: je raconterais son histoire… Mon Chevalier Errant, lui, s'en irait vraiment de par l'Espagne pour y redresser les torts. C'est une idée merveilleuse, bien propre à critiquer tout le monde tout en donnant à rire à chacun. Chevalier Errant, oui, de nos jours, quelle extraordinaire invention!
L'AUBERGISTE - Mais il ferait quoi, par exemple?
CERVANTES - Je ne sais pas… Il rencontrerait des cuistres, il se battrait avec des armées de moutons, il se ferait rosser, il chargerait des moulins à vent… Ah! Et, j'y suis, dans sa folie, il aurait un compagnon plein de bon sens, aussi gras que lui serait maigre, qui lui servirait de faire valoir et d'écuyer. Et ils chevaucheraient ensemble en devisant.
L'AUBERGISTE - Après tout, c'est vous qui décidez… c'est vous qui décidez
CERVANTES - Et, réflexion faite, cet écuyer plein de bon sens pourrait fort bien vous ressembler, maître Sancho… Ah, ah… (imitant l'aubergiste) pourrait fort bien vous ressembler!
LA SERVANTE - (entrant) Notre homme vient de s'endormir, le nez dans son assiette… Il faut dire qu'il avait bu tout son content.
L'AUBERGISTE - Cela nous tire d'affaire pour cette fois. Maritorne, va dire qu'on attelle le mulet, nous le ramènerons chez lui avant qu'il ait pu reprendre ses idées de chevalerie.
CERVANTES - Sancho, tu arrêtes l'histoire, c'est bien! Mais moi, je vais la continuer… Et je vous promets que ce sera gratiné!
L'HISTORIEN SE SERVICE – Et Cervantès se mit au travail et pour des générations et des générations écrivit l'histoire de don Quichotte, le chevalier à la triste figure.


RAPPEL HISTORIQUE

Don Quichotte n'est en fait que le héros d'un roman: mais il a pris tant de place dans l'imaginaire collectif qu'il fait presque figure de personnage historique. A tel point qu'un auteur espagnol de XXème siècle, Miguel de Unamuno, a pu malicieusement avancer qu'un beau jour on finirait par découvrir quelque part le "tombeau" de don Quichotte.
Cervantès, lui est un personnage bien réel. Il a vécu dans cette Espagne du XVIème siècle qui a vu:
- En Espagne: le développement de la conquête de l'Amérique et l'affermissement, sous Philippe II, de l'empire de Charles Quint, l'enrichissement factice dû au pillage de l'Amérique, la lutte sur mer contre les pirates barbaresques, la montée en puissance de l'intégrisme religieux et de l'Inquisition, d'où découla la persécution des juifs convertis (les conversos) et des anciennes populations musulmanes (les morisques).
- Hors d'Espagne: le plein développement de la Renaissance, la Réforme protestante de Luther et Calvin et en réponse le concile de Trente, la fondation de la compagnie de Jésus (partie d'Espagne), la lutte contre les empiétements territoriaux des infidèles (les Turcs), contenus à la fameuse bataille navale de Lépante (gagnée par don Juan d'Espagne). L'Angleterre, concurrente de l'Espagne sur les mers et contre laquelle l'Espagne lancera sans succès "l'invincible Armada", est gouvernée par Elisabeth I. La France a vécu une période intense de guerres de religion auxquelles a mis fin Henri IV…
Tel est le contexte, très conflictuel, très passionné et très intolérant, dans lequel grandira et écrira Cervantès, contemporain assez exact, sur le plan littéraire, de Lope de Vega, de Shakespeare et de Montaigne.
Cervantès est né vers 1554 en Andalousie. Son père exerçait la modeste profession de chirurgien… Enfance mal connue. Peut-être élève des Jésuites à Cordoue, puis semble-t-il à Séville. Ensuite Madrid. Penchants littéraires prononcés: quelques poésies… En 69, il disparaît subitement d'Espagne (peut-être à la suite d'un meurtre?) et on le retrouve en Italie, secrétaire d'un futur cardinal. Après quoi, il s'engage dans les armées espagnoles, qui occupent l'Italie, prend part à la bataille de Lépante où il perd un bras. Sur le point de rentrer en Espagne, il est fait prisonnier par des corsaires barbaresques (1580). Cinq ans de captivité à Alger, d'où il finit par s'évader. Retour en Espagne où il n'arrive pas à trouver de poste stable, alors que blessé à Lépante il aurait dû en être récompensé… (On se demande s'il n'appartenait pas à la catégorie des "conversos" ou "nouveaux chrétiens" -c'est à dire à une famille d'origine juive- et si telle n'est pas la raison des ces échecs). D'où quinze ans d'errance pendant lesquels, sans renoncer à la littérature, il fait souvent office d'employé du fisc espagnol, chargé de faire rentrer les impôts, et en particulier ceux qui sont destinés à financer l'Invincible Armada!… Et c'est ensuite qu'il écrit don Quichotte, œuvre de vieillesse, publiée en deux parties (1605 et 1615)… On voit que Cervantès n'a pas été un homme de cabinet, mais qu'avant de se lancer dans la confection de son chef-d'œuvre il a été profondément immergé dans la vie diverse et grouillante de son siècle. Il n'est en effet pas un trait dans son œuvre dont on ne sente qu'il a été extrait directement d'une expérience personnelle.
Cervantès a vécu dans un siècle et dans un pays où il était difficile à un écrivain de critiquer de front les institutions établies. Le personnage de don Quichotte, le fou qui se croit un "chevalier errant" et prétend redresser les torts sans jamais y parvenir, lui apporte la possibilité de parler librement de la société de son temps. Le fou voudrait changer la société, mais comme c'est un fou qui parle on n'accorde officiellement pas d'importance à ce qu'il dit. La critique n'en a pas moins été faite.
Deux mots des romans de chevalerie qui sont censé avoir provoqué la folie du héros: c'était un genre littéraire très factice qui développait ses intrigues compliquées dans un monde imaginaire et merveilleux de princes, d'enchanteurs, de fées, de géants, de sortilèges… et naturellement de chevaliers errants: une sorte de science-fiction de l'époque! L'originalité de Cervantès, c'est au contraire d'avoir placé son héros dans le monde le plus quotidien et de lui faire rencontrer des personnages de chair et de sang, ceux que l'auteur a fréquenté toute sa vie: seul le cerveau de son héros est malade…