Déposé à la SACD
DEBUSSY COMPOSE PELLEAS
ET MELISANDE.
par Michel fustier
(toutes les pièces de M.F. sur : http://theatre.enfant.free.fr )
PERSONNAGES
Debussy, "musicien français", âgé d'une trentaine
d'années au début de l'action.
Henri de Régnier, poète, ami intime de Debussy.
Maeterlinck, poète belge auteur de la pièce Pelléas et
Mélisande.
Madame Debussy.
L'HISTORIEN SE SERVICE – Je suis l'historien de service et je suis chargé
de vous présenter la pièce qui va être jouée... Nous
sommes dans les années I890-1900. Le musicien français Claude
Debussy cherche à faire un opéra... c'était une époque
ou tout musicien sérieux se devait d'avoir fait au moins un opéra.
Mais Debussy n'arrive pas à trouver un livret qui lui convienne. Jusqu'à
ce qu'un jour son ami, Henri de Régner, vienne le tirer par la manche...
- 1 –
HENRI DE REGNIER - Mon cher Debussy, je viens d'assister à une répétition
générale étonnante. Tu devrais aller voir la représentation.
Une pièce, mais une pièce… (il bafouille)
DEBUSSY - Henri, tu m'as l'air tout bouleversé…
HENRI DE REGNIER - En effet. Une pièce… infiniment touchante, d'une
simplicité et d'une profondeur…
DEBUSSY - Comment s'appelle-t-elle?
HENRI DE REGNIER - Pelléas et Mélisande… De Maurice Maeterlinck,
un poète belge.
DEBUSSY - Connais pas…
HENRI DE REGNIER - Je crois que ce sublime livret d'opéra après
lequel tu cours sans réussir à l'attraper, tu le tiens.
DEBUSSY - Vraiment? J'ai tellement cherché. Dis m'en un peu plus.
HENRI DE REGNIER - C'est une histoire très simple, pas du tout héroïque,
très humaine, une histoire sans aucune emphase… Une jeune femme
s'est perdue dans la forêt. Elle ne sait plus du tout ni qui elle est,
ni d'où elle vient… Passe par là le vieux roi du pays…
Oui, il est vieux, il a déjà des cheveux blancs, "surtout
près des tempes"… Oui, c'est dit dans le texte, tu vois comme
c'est quotidien.
DEBUSSY - Oui, en effet…
HENRI DE REGNIER - Et naturellement, le vieux roi - qui est veuf, rassure-toi
- tombe amoureux de la si mystérieuse et si belle jeune femme. Et, sans
qu'elle sache bien ce qu'il lui fait faire – car c'est une femme-enfant
- il l'épouse.
DEBUSSY - Je le sentais venir.
HENRI DE REGNIER - Oui, mais c'est si simplement et si tendrement fait…
DEBUSSY - Et naturellement, il y a un amant qui rôde par là?
HENRI DE REGNIER - Eh oui! Eternelle histoire… L'amant, c'est Pelléas,
le jeune frère du vieux roi, qui habite lui aussi dans le château.
Les deux jeunes gens, donc, tombent très innocemment amoureux l'un de
l'autre…
DEBUSSY - Très innocemment?
HENRI DE REGNIER - Oui, je t'assure. Et c'est d'une poésie… Mais
comme tu pouvais t'y attendre, le vieux roi devient terriblement jaloux de son
frère et sur le simple soupçon qu'il a conçu, il le tue.
La jeune femme meurt de chagrin et le vieux roi, repentant, lui demande pardon.
On sent qu'il ne va pas tarder à mourir lui aussi… Je t'assure,
c'est pour toi.
DEBUSSY - Tu as le texte?
HENRI DE REGNIER - Non, pas encore… Mais surtout va voir la pièce.
Elle doit être jouée demain au théâtre d'Art…
- 2 -
L'HISTORIEN SE SERVICE – Le lendemain Debussy se plongea dans le texte
de la pièce qu'il avait vue la veille...
DEBUSSY – (aux spectateurs) J'ai vu la pièce de Maeterlinck et
j'ai déniché le livret. Ce qui m'enchante, c'est en effet la langue…
Non pas l'emphase des faiseurs d'opéras, mais une langue toute simple,
celle que l'on parle tous les jours.
Ecoutez (il reprend le texte)… Mélisande se coiffe et elle a laissé
ses longs cheveux blonds pendre à la fenêtre. Elle dit: "J'arrange
mes cheveux pour la nuit" Quelle femme ne pourrait dire cela? Et Pelléas,
qui passe par là, lui parle d'en bas et démêle ses cheveux
qui se sont accrochés aux branches…
Et le vieux roi arrive… Il ne se doute de rien, pas plus que les deux
autres, et il les gronde gentiment: "Vous êtes des enfants. Mélisande,
ne te penche pas ainsi à la fenêtre, tu vas tomber… Vous
ne savez pas qu'il est tard. Il est plus de minuit, ne jouez pas ainsi dans
l'obscurité. Vous êtes des enfants, des enfants, des enfants…"
Comme c'est discret, ce langage, comme c'est naturel…
Et ici… je prends au hasard : "Tiens, on vient d'arroser les fleurs
au bord de la terrasse. Il est midi et les enfants descendent vers la plage
pour se baigner." …Cela plairait à Verlaine : "Prends
l'éloquence et tords-lui son cou…!" Voilà, il est tordu!
Surtout, pas de grands mots. Quand je pense à l'emphase de Wagner…
O Gloire à toi, gloire à toi, ma déesse.
Heureux celui dont tu combles les vœux,
Qui, près de toi, subtile enchanteresse,
A partagé la volupté des dieux.
C'est creux, c'est boursouflé. Jamais aucun être humain n'a parlé
et ne parlera comme ça.
Maeterlinck au contraire… (il feuillette): "Je ne savais pas que
tu étais si belle. Je n'avais jamais rien vu d'aussi beau que toi. Je
cherchais partout la beauté et je ne la trouvais pas. Et maintenant,
je l'ai trouvée, je l'ai trouvée… Viens dans la lumière,
ici nous ne pouvons pas voir comme nous sommes heureux." Pas de phrases
ampoulées, la poésie naît simplement de ces mots quotidiens.
Et à la fin, la mort de Mélisande! Le vieux Wagner aurait fait
une scène déchirante et interminable. Et là…: "Attention,
attention, il faut parler à voix basse, maintenant. Il ne faut plus l'inquiéter.
L'âme humaine est très silencieuse. L'âme humaine aime à
s'en aller toute seule… elle souffre si timidement…" Et Mélisande
meurt. Meurt discrètement de chagrin. Chaque fois que je lis cette scène,
je pleure. Si touchant! C'est ça qu'il me faut.
- 3 –
L'HISTORIEN SE SERVICE – Et sans plus attendre, Debussy se rendit en Belgique
chez Maurice Maeterlinck pour lui demander la permission de faire un opéra
avec sa pièce...
DEBUSSY – Monsieur Maeterlinck, je m'appelle Claude Debussy et je suis
un musicien français…
MAETERLINCK - Je n'avais pas le plaisir…
DEBUSSY - J'ai vu hier à Paris votre pièce. J'étais sceptique
et j'ai été enthousiasmé… Je sollicite de vous l'autorisation
d'avoir l'honneur de faire de Pelléas un opéra.
MAETERLINCK - Mon dieu, un opéra…!
DEBUSSY - Vous avez écrit un texte splendide. Une vraie simplicité
et une très grande profondeur! Il est en parfait accord avec ma sensibilité.
Je crois que je pourrai faire quelque chose qui sera… très beau.
MAETERLINCK - Moi qui ai eu tant de peine à le faire jouer en tant que
pièce de théâtre… Un opéra! Et un opéra
qui sera joué? Cela me paraîtrait extraordinaire…
DEBUSSY - Vous pouvez y compter.
MAETERLINCK - Monsieur je vous remercie de tout mon cœur et je vous prie
de savoir que tout l'honneur est pour moi. J'accepte avec gratitude.
- 4 –
L'HISTORIEN SE SERVICE – Mais les choses ne se passèrent pas bien.
Debussy se permit de faire des modifications au texte de Maeterlinck. Celui-ci,
furieux, vint voir le musicien, qui malheureusement, ou heureusement! n'était
pas chez lui. Il fut reçu par Henri de Régner...
MAETERLINCK - Monsieur, voilà deux ans que votre ami Debussy travaille
sur Pelléas. Je regrette qu'il soit sorti, car j'apprends qu'il a eu
l'audace d'y faire des retouches que je n'approuve pas…
HENRI DE REGNIER - Oui, c'est vrai, quelques-unes… Mais je vous l'assure,
rien d'essentiel… Oui, quelques retouches qui vont dans votre sens, pour
resserrer l'action, la rendre plus intense…
MAETERLINCK - C'est bien à lui d'en juger!
HENRI DE REGNIER - Vous savez, il a probablement passé plus de temps
que vous sur votre œuvre… Et il est obligé de tenir compte
des contraintes de la musique… Il n'avait certainement pas l'intention
de vous blesser. D'ailleurs vous savez qu'il éprouve pour vous une très
grande admiration.
MAETERLINCK - Je vous avoue qu'en apprenant ce qu'il avait fait, j'ai été
sur le point de le provoquer en duel. Je suis très en colère.
Et je suis une fine lame… Mais autre chose: nous étions convenus
que ce serait mon amie, Georgette Leblanc, qui tiendrait le rôle de Mélisande.
Et j'apprends que…
HENRI DE REGNIER - Oui, c'est une certaine miss Mary Garden…
MAETERLINCK - Qui a été choisie, oui. Vous êtes au courant!
Et qui de plus est une Anglaise!
HENRI DE REGNIER - Puis-je vous parler en confidence: Georgette Leblanc est
une admirable cantatrice, tout le monde le reconnaît, mais, pour le bien
de l'œuvre, c'est Mary Garden que notre musicien a préférée,
car c'est Mary Garden qui "est" Mélisande. Et de plus le directeur
de l'opéra tenait à ce qu'il y ait ce petit accent étranger
qui ajoute au mystère de votre héroïne.
MAETERLINCK - Je ne me laisse pas prendre à vos raisons. Elles sont mauvaises.
Je ne peux plus retirer à monsieur Debussy les droits que je lui ai accordés,
mais je vous avertis, je vais tout faire pour que cette représentation
soit un fiasco. (il sort puis rentre) Et je tiendrai ma promesse.
- 5 –
L'HISTORIEN SE SERVICE – Pelléas et Mélisande fut finalement
composé et joué en 1902 avec un énorme succès. Lorsque
Debussy, vers la fin de la guerre de 14, mourut d'un cancer, Maeterlinck rendit
visite à sa veuve...
MAETERLINCK - Madame Debussy, je dois faire amende honorable. Cela fait vingt
ans que je me suis, hélas, disputé avec votre mari… Mais
tout d'abord, laissez-moi vous dire la très grande peine que m'a causée
sa disparition.
MADAME DEBUSSY - Merci, monsieur. Ces derniers mois, je devrais dire ces dernières
années, ont été épouvantables. Cet affreux cancer
qui l'avait horriblement diminué… Et il savait qu'il était
condamné! Sans parler de cette terrible grande guerre qui n'en finissait
pas… Elle a hâté sa fin.
MAETERLINCK - Comme si la Providence ne pouvait laisser les génies achever
tranquillement leur œuvre!
MADAME DEBUSSY - Hélas! A moins que la maladie ne soit simplement l'aiguillon
dont elle les pique.
MAETERLINCK - Peut-être, chère madame, peut-être. En tout
cas, en ce qui concerne Pelléas, Il avait mille fois raison. Il en a
fait non seulement un chef-d'œuvre, mais le chef-d'œuvre absolu qui
a marqué un tournant de la musique: le naturel, la sensibilité,
la vraie poésie, bref la fin du tonitruant dix-neuvième siècle.
MADAME DEBUSSY - Merci encore de m'apporter votre témoignage.
MAETERLINCK - Et je tiens à ajouter que Pelléas, c'est bien plus
son œuvre que la mienne. Sans lui, malgré mon prix Nobel, ce que
j'avais fait n'était rien. Et ce rien serait tombé immanquablement
dans l'oubli. J'avais infiniment tort. Je dois à votre mari d'exister
encore dans la mémoire des hommes. C'est donc moi qui vous remercie.
RAPPEL HISTORIQUE
Debussy est dans l'histoire de la musique un cas exceptionnel. Il descendait
non pas d'une famille de musiciens, qui l'aurait poussé et soutenu dans
ses études musicales, mais d'une famille très modeste sans aucune
culture musicale. Et c'est tout a fait par hasard qu'une de ses tantes, ayant
remarqué ses dons musicaux, lui fit donner des leçons de piano.
Cependant c'est lui qui va découvrir un style musical entièrement
nouveau. Il est vrai que Debussy par la suite connut la plupart des artistes
et écrivains de cette exceptionnelle époque: Paul Valery, Verlaine,
Henri de Régnier, Pierre Louÿs, Stéphane Mallarmé,
Ernest Chausson, Paul Dukas, Igor Stravinsky, Maurice Ravel… Leur fréquentation
lui apporta probablement ce que son milieu d'origine n'avait pas pu lui donner.
Les compositeurs de la fin du XIXème siècle, certains d'entre
eux du moins, tels Berlioz, Wagner, Gounod, Liszt, Mahler… aiment la force,
le rythme, l'emphase. Debussy, dans la ligne des poètes symboliques,
va créer au contraire un langage qui vise au contraire au dépouillement
et à la simplicité, un style essentiellement "évocateur",
selon lequel on cherche à dire moins pour faire entendre plus. C'est
la raison pour laquelle Debussy fut si sensible à la simplicité
du Pelléas et Mélisande de Maurice Maeterlinck, qu'il découvrit
en 1892 et fit représenter comme opéra en 1902: le tournant du
siècle.
Les grandes œuvres de Debussy sont, en sus de Pelléas, des pièces
pour orchestre et des poèmes symphoniques: La mer, La valse, Prélude
à l'après-midi d'un faune, un grand nombre de mélodies
sur des poèmes de ses amis (Mallarmé, Verlaine, Pierre Louÿs…)
et un nombre important de pièces pour le piano, instrument dont il renouvela
complètement l'usage.
Dans les années 1910, Debussy découvrit qu'il était atteint
d'un cancer. La fin de sa vie en fut obscurcie. Il était né en
1862, il mourut en 1918 sans avoir vu la fin de cette "grande guerre"
qui le bouleversa profondément.
Maurice Maeterlinck (1862-1949) est souvent considéré comme le
fondateur du symbolisme. Il écrivit d'abord des poèmes (Douze
chansons, Serres chaudes), puis une série de pièces de théâtre
dont: La princesse Malène, Pelléas, L'oiseau bleu, dans lesquelles
il aimait à exprimer les états d'âme mystérieux de
personnages en proie à des forces obscures et malveillantes. Il avait
des tendances mystiques et pensait que c'est toujours dans la vérité
la plus humble et la plus resserrée qu'un homme peut s'exprimer le plus
authentiquement. Ayant ensuite écrit un nombre important d'ouvrages sur
le mystère de l'homme, il obtint en 1911 le prix Nobel, fut anobli par
le roi des Belges et entra à l'Académie française.