Déclaré à la SACD
UNE COLERE DE BEETHOVEN
par Michel Fustier
(toutes les pièces de M.F. sur : http://theatre.enfant.free.fr )
PERSONNAGES:
Beethoven. Il a trente-six ans, en pleine possession de ses moyens, en train
de composer la quatrième
et la cinquième symphonie. Il est reconnu comme le plus grand compositeur
vivant.
Le prince Lichnowsky, bienfaiteur de Beethoven, il l'apprécie et l'invite
volontiers chez lui.
Le comte von Oppersdorf, ami et admirateur de Beethoven, chez qui ce dernier
passe l'été.
L'HISTORIEN SE SERVICE – Voici une anecdote caractéristique: invité
au château du prince Lichnowsky en Silésie, Beethoven refuse de
jouer du piano pour les éminents convives de son hôte… Beethoven
n'aimait pas en effet, lui, l'homme libre, recevoir ce qui pouvait lui apparaître
comme un ordre. Une scène violente s'ensuit au terme de laquelle Beethoven
quittera précipitamment les lieux et écrira le lendemain au prince
une lettre vengeresse. Mais voici que, dans le château du prince Lichnowsky,
en Silésie, non loin d'Iéna, le prince Lichnowsky et le comte
von Oppersdorf préparent leur réception.
- 1 -
LE PRINCE - Ce Napoléon, quel général! Il vient de nettoyer
les troupes prussiennes. Je suis vraiment admiratif, mon cher comte!
LE COMTE - Oui, prince. On parlera certainement longtemps de la bataille d'Iéna.
Mais nous autres, Autrichiens, nous aurions tort de nous réjouir. Les
Prussiens sont nos cousins et ils parlent l'allemand, comme nous.
LE PRINCE – Vous avez raison, mais ce sont des Prussiens… De toute
façon, je ne peux pas me dispenser d'inviter à ma prochaine soirée
les officiers français qui cantonnent par ici. D'ailleurs, j'aimerais
les voir de près, ces soldats victorieux. Il paraît que ce sont
des forces de la nature.
LE COMTE – Je n'en ai jamais vu. Ils en ont la réputation. Mais
savez-vous ce que me disait l'autre jour notre ami Beethoven?
LE PRINCE - Habituellement il ne mâche pas ses mots.
LE COMTE - Il m'a dit que s'il s'y connaissait aussi bien en stratégie
qu'en musique, il battrait Napoléon.
LE PRINCE - Il ne manque pas d'audace. Mais après tout, il en serait
bien capable.
LE COMTE - C'est vraiment un très grand bonhomme, vous le savez aussi
bien que moi.
LE PRINCE - Bien sûr que je le sais. En reconnaissance de ses mérites…
ou plutôt pour le libérer de ses soucis matériels, je lui
verse même une petite pension… Tiens, si nous l'invitions aussi
à cette soirée…
LE COMTE - Avec les officiers français?
LE PRINCE - Oui, pourquoi pas? Je suis sûr qu'il aimerait les rencontrer…
avec ses idées libérales! Et d'un autre côté, cela
ferait une attraction. A moi, prince Lichnowsky, il n'a rien à refuser.
On le mettrait au piano et il jouerait une de ses sonates. Par exemple, sa dernière.
(éventuellement il se met au piano et joue quelques notes de la sonate
appassionata)… Admirable, cette sonate. Elle a quelque chose de passionné…
LE COMTE - Il n'aime pas jouer ses propres oeuvres. Mais il improvise volontiers,
et c'est plus étonnant que tout.
LE PRINCE - Oui, invitons les Français. Nous leur montrerons notre ours
et ces féroces colonels nous apparaîtront comme de petits agneaux.
Venez, nous allons préparer nos festivités.
- 2 -
L'HISTORIEN SE SERVICE – Et voici que le comte, dans le château
duquel séjourne Beethoven, porte au musicien l'invitation du prince...
LE COMTE - Mon cher Beethoven, le prince Lichnowsky aimerait que vous assistiez
à la soirée qu'il se propose de donner.
BEETHOVEN - Vous savez que je me comporte dans un salon comme un chien dans
un jeu de quilles. Je ne suis pas très gracieux. Et puis, je suis à
moitié sourd.
LE COMTE - On vous connaît et on vous aime comme vous êtes.
BEETHOVEN - Je n'en suis pas sûr. J'ai une tête de cochon. Mais
le prince Lichnowsky est mon bienfaiteur… difficile de refuser…
Quoique je n'aime pas beaucoup cette noblesse dont il s'entoure… Des bouches
inutiles.
LE COMTE - Il y aura aussi des officiers français… Un tout autre
genre d'hommes.
BEETHOVEN - Des officiers français! Si j'étais sûr, avec
leur Napoléon, qu'ils combattent vraiment pour la liberté des
peuples… Je parle le français, vous savez, et ils me fascinent
autant qu'ils me répugnent.
LE COMTE – Pour une fois laissez-vous fasciner.
BEETHOVEN – C'est entendu, j'irai.
- 3 –
L'HISTORIEN SE SERVICE – Nous sommes maintenant dans les salons ou le
prince Lichnowsky donne sa grande réception. Beethoven, attablé
seul devant un verre de bière, bougonne...
LE PRINCE - (entrant) Mon cher Beethoven, on insiste pour vous entendre.
BEETHOVEN - Pour m'entendre, moi qui n'entend rien! Non, je ne suis pas un chien
savant et je ne me dresse pas sur mes pattes de derrière pour faire plaisir
à qui que ce soit.
LE PRINCE - Oppersdorf prétend que vous n'aimez pas jouer vos sonates
en public…
BEETHOVEN - C'est vrai. Une fois qu'elles sont écrites, pour moi c'est
du réchauffé.
LE PRINCE - …mais que vous vous laissez aller quelquefois à des
improvisations qui sont des merveilles. Soyez bon prince, mettez-vous au piano.
BEETHOVEN - Je ne suis pas bon prince, je ne suis même pas prince du tout
et d'une façon générale, vous et deux ou trois autres mis
à part, je déteste les princes et tutti quanti.
LE PRINCE - Ne faites pas la mauvaise tête… Jouez.
BEETHOVEN - Non, je n'ai pas envie… Vous savez ce que c'est que l'inspiration
pour un musicien?
LE PRINCE - Mauvais prétexte. D'ailleurs il n'y a pas que des princes,
il y a aussi une dizaine d'officiers français…
BEETHOVEN - Raison de plus. Des sabreurs, ni plus ni moins.
LE PRINCE - Ils sont de votre race, de celle qui remporte des victoires.
BEETHOVEN - Je ne voudrais pas des leurs, dégouttantes du sang des peuples.
LE PRINCE - Beethoven, j'ai l'honneur de vous aider un peu en vous versant…
une petite pension. Faites-moi ce plaisir.
BEETHOVEN - Vous m'aidez, mais vous n'y avez pas mis de conditions… que
je sache.
LE PRINCE - Beethoven, vous m'énervez. Si vous ne vous mettez pas au
piano, je vous fais mettre aux arrêts.
BEETHOVEN - (se levant) Aux arrêts, qu'est ce que cela signifie? Je ne
suis pas votre domestique, monsieur.
LE PRINCE - (saisissant Beethoven aux poignets) Vous allez jouer, je vous l'ordonne!
LE COMTE - (entrant) Mon Dieu!
BEETHOVEN - (se dégageant) Jamais de la vie.
LE PRINCE - Je sens que je vais mettre ma menace à exécution…
BEETHOVEN - (saisissant une chaise et menaçant le prince de le frapper)
Je ne peux pas supporter qu'on me…
LE COMTE - Non, ne frappez pas, Beethoven. Cela n'est pas digne de vous. Reposez
cette chaise.
BEETHOVEN - (un long silence, Beethoven repose sa chaise…) Vous avez raison,
comte Oppersdorf, cela n'est pas digne de moi. (au prince) J'ai bien l'honneur
de vous saluer, monsieur. (il sort)
LE COMTE - Je le suis… je ne sais pas à quelles extrémités
il pourrait se livrer.
- 4 –
L'HISTORIEN SE SERVICE – Le lendemain, dans une auberge voisine, Beethoven
est assis et écrit. Ses vêtements sèchent devant le feu...
LE COMTE – (entrant) Je vous ai cherché toute la nuit. Comment
êtes-vous venu ici, dans cette auberge?
BEETHOVEN - A pied. A pied sous la pluie.
LE COMTE - Sous la pluie et dans la boue. Au risque de prendre la mort! Pourquoi
avez-vous fait cela?
BEETHOVEN - Je n'ai pas pu supporter la conduite du prince. Me mettre aux arrêts!
Quel mépris…
LE COMTE - Je vous comprends, il est impardonnable. Mais d'ici à…
Vous l'aviez mis très fort en colère.
BEETHOVEN - Ce n'est pas une raison. Il m'avait offensé et j'étais
encore plus en colère que lui. Et légitimement!
LE COMTE - Vous êtes parti comme un voleur…
BEETHOVEN - Pas comme un voleur, comme un volé. Comme quelqu'un à
qui on vient de voler son honneur. Puisque vous m'avez retrouvé, puis-je
vous demander un service?
LE COMTE - Mais volontiers.
BEETHOVEN - Il faut que je réponde au prince. Voudrez-vous porter ma
lettre?
LE COMTE - Délicate mission. Une lettre d'excuse?
BEETHOVEN - Ce n'est pas exactement ce que je dirais…
LE COMTE - Comment est-ce que vous diriez?
BEETHOVEN - Je l'ai déjà écrite…
LE COMTE - Allez-y, lisez-la moi.
BEETHOVEN - "Prince" …C'est important que je l'appelle Prince,
important pour la suite… "Prince" donc, "ce que vous êtes,
vous l'êtes par le hasard de la naissance." …Il lui a suffi
de naître de son père et de sa mère, ce qui est le propre
de tout homme… donc: "…par le hasard de la naissance. Moi,
ce que je suis, je le suis par moi seul..."
LE COMTE - C'est juste, mais vous devriez être plus discret.
BEETHOVEN - Il n'a guère été discret avec moi! Ça
n'est pas fini, je continue: "Des princes, il y en a eu et il y en aura
des milliers. Il n'y aura jamais qu'un Beethoven."
LE COMTE - (stupéfait) Est-ce que j'ai bien entendu? Faites voir (il
relit): "Prince, ce que vous êtes, vous l'êtes par le hasard
de la naissance. Moi, je le suis par moi seul. Des princes, il y en a eu et
il y en aura encore des milliers. Il n'y aura jamais qu'un Beethoven."
Mon ami, scellez ceci. Je le porterai, mais je ne veux pas être censé
l'avoir lu.
RAPPEL HISTORIQUE
Beethoven et Napoléon sont contemporains. Et par certains côtés,
ils peuvent être comparés: même puissance d'esprit, même
originalité, même force de caractère… Mais ce qui
distingue Beethoven de Napoléon, c'est son élévation morale
et son désintéressement.
Beethoven est né à Bonn d'une lignée de musiciens professionnels
employés ici ou là dans les cours ou les églises allemandes.
C'est donc tout naturellement que le père de Beethoven entreprend de
faire de son fils le digne successeur des ses ancêtres et, lorsqu'il s'aperçoit
de ses dons exceptionnels, de le pousser sur le devant de la scène, comme
le père de Mozart l'avait fait pour son propre fils… Mais on ne
fait pas carrière à Bonn, petite ville provinciale et Beethoven,
dès sa vingt-deuxième année, s'installe à Vienne.
Il s'y fait rapidement connaître, autant par son catalogue d'audacieuses
compositions que par son exceptionnel talent d'improvisateur. Il passera le
reste de sa vie à Vienne, exception faite de quelques voyages professionnels
à l'étranger et de nombreux séjours d'été
à la campagne ou chez des amis. En particulier le fameux séjour
à Karlsbad en Bohème où il rencontra Goethe.
L'anecdote dont nous nous sommes servis pour écrire le texte qui précède
date de I806, année de la bataille d'Iéna (14 octobre) où
les troupes prussiennes furent en effet anéanties par Napoléon.
Elle se trouve rapportée parallèlement par deux narrateurs qui,
il est vrai, n'en ont pas été témoins, mais la tiennent
de la bouche de Beethoven lui-même. Beethoven passait ses vacances en
Silésie, alors occupée par les troupes françaises. Cette
rencontre est à rapprocher de l'anecdote rapportée par Berlioz,
selon laquelle, alors que des officiers français assistaient à
Vienne à l'exécution de la cinquième symphonie, un grognard,
au finale, se leva et cria: "L'empereur, vive l'empereur!" Mais cela
se passa après l'épisode que nous rapportons, en 1809, au moment
de la bataille de Wagram, lors de la seconde occupation de Vienne.
Les principales œuvres de Beethoven sont:
La symphonie héroïque, dédiée initialement à
Bonaparte, puis, lorsque celui-ci se fit couronner empereur, offerte simplement
"au souvenir d'un héros",
La cinquième symphonie en ut mineur dont les trois premières notes
ont été comparées aux coups que le destin frappe à
la porte (et qui, pendant la seconde guerre mondiale, ont servi à la
BBC de signal à la résistance française),
La symphonie pastorale, avec en particulier le scherzo de "l'orage",
La neuvième symphonie pour orchestre et chœurs, sur l'hymne à
le joie de Schiller, universellement utilisée pour célébrer
l'amitié entre les peuples,
Les 32 sonates pour le piano, dont le "Clair de lune", l'Appassionata,
la Pathétique…
Les 17 quatuors, plus difficiles, mais considérés, musicalement,
comme ses chefs-d'œuvre.
Beaucoup d'autres œuvres diverses…
Beethoven était un homme d'un très grand cœur et d'une exceptionnelle
générosité. Il considérait que le devoir du musicien
était d'élever les esprits et de les inciter à l'amour
universel. A travers toutes les infirmités dont il était affligé,
il n'a cessé, comme l'exploit d'un héros, de rechercher la joie.
Il avait été très impressionné par les idéaux
et les événements de la Révolution française: ce
qui veut dire qu'il était en politique un libéral. Et il ne se
gênait pas pour le faire savoir. Ce dernier trait est probablement une
de raisons pour lesquelles il ne fut pas apprécié et se sentit
malheureux dans la Vienne impériale, très marquée par l'autoritarisme
des Habsbourg.
La grande épreuve de Beethoven fut, pour ne pas parler de sa mauvaise
santé, sa progressive surdité. Elle contribua beaucoup à
accentuer sa solitude. A la fin elle était devenue telle qu'il ne pouvait
plus diriger un orchestre et qu'il n'entendait même pas le piano sur lequel
il jouait. Elle ne l'empêcha pas pourtant de composer ses immortels chefs-d'œuvre.
Beethoven mourut assez misérablement à cinquante-six ans d'une
douloureuse "hydropisie", comme on le disait à l'époque.