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Déposé à la SACD

SOLIMAN LE MAGNIFIQUE
*
Michel Fustier
(site http://theatre.enfant.free.fr )


PERSONNAGES
L'historien de service, le chancelier Duprat, la reine mère (Louise de Savoie)
François I, Soliman le Magnifique, l'ambassadeur (de la reine mère),
le landgrave de Hesse, l'électeur de Saxe


1
L'HISTORIEN DE SERVICE - Hélas, voici que le roi de France, le brillant François I, est prisonnier du futur empereur Charles Quint, présentement roi d'Espagne. Qu'il a été stupide d'aller encore une fois ferrailler en Italie où, à Pavie (1525), il s'est fait capturer comme une souris que l'on mat en cage. Il est à Madrid maintenant, enferma au sommet d'une tour fortifiée... Pendant ce temps, à Paris, la mère de François, Louise de Savoie, et son chancelier s'interrogent...
LE CHANCELIER DUPRAT - Et ce qu'il y a de plus odieux, c'est que Charles Quint ne veut pas le relâcher!
LA REINE MERE - Je déteste cette bataille de Pavie. Quoi qu'en dise notre vantard de fils, nous y avons tout perdu, y compris notre honneur.
LE CHANCELIER DUPRAT - C'est vrai, Votre Majesté. Y compris notre honneur! Mais je sais ce qu'il faut faire...
LA REINE MERE - Et quoi donc?
LE CHANCELIER DUPRAT - Il faut faire appel à Soliman le Magnifique à Constantinople!
LA REINE MERE - Le grand Turc, un infidèle, un suppôt de Satan...?
LE CHANCELIER DUPRAT – Oubliez tout ceci! C'est le plus grand prince de ce monde! Soit dit entre parenthèses, le roi votre fils le connaît bien, ils ont déjà trafiqué ensemble.
LA REINE MERE - Je préfèrerais ne pas le savoir.
LE CHANCELIER DUPRAT - Je ne m'étendrai donc pas, Votre Majesté. Ceci étant, écoutez-moi: nous avons en Europe trois grands rois, votre fils François, donc, le roi de France, Henri VIII qui règne sur l'Angleterre et Charles Quint, roi d'Espagne et bientôt empereur de tant de territoires que je ne puis ici les nommer.
LA REINE MERE - Je sais tout cela. Où voulez-vous en venir?
LE CHANCELIER DUPRAT - Je veux en venir... Ce que vous ne savez pas, c'est qu'à Constantinople, le sultan Soliman le Magnifique, quoiqu'infidèle, règne sur infiniment plus de territoires et qui possède une armée infiniment plus puissante que tous nos rois réunis. Sans parler de son immense flotte, qui domine la Méditerranée...! De plus, il est très riche, il a de l'or, des pierres précieuses, du fer, des canons... Beaucoup de canons! C'est même un spécialiste en canons. Et des multitudes de sujets qui lui fournissent autant de soldats qu'il en veut... Au-dessus de tout ça, une grande idée: agrandir ses possessions, une idée qui le possède lui-même!
LA REINE MERE - Vraiment? A vous entendre le vanter, on dirait que vous avez envie de devenir son ministre
LE CHANCELIER DUPRAT – Cela ne me déplairait pas! Mais, Votre Majesté! Il n'en est rien!
LA REINE MERE - Rassurez-vous, je plaisantais. Je vous trouve pour nous un excellent ministre, à savoir toutes ces choses. Et alors?
LE CHANCELIER DUPRAT - Eh bien, les territoires de Soliman s'étendent jusqu'à toucher l'Europe, jusqu'en Hongrie et en Autriche, qu'il convoite. Or le roi Ferdinand d'Autriche est précisément le frère de Charles Quint, et les frères sont très proches. Si Soliman venait chatouiller un peu les doigts de pied de ces insupportables Habsbourg, ils y perdraient peut-être un peu de leur superbe. Et notre roi retrouverait de son prestige.
LA REINE MERE - Il lui faudrait faire pis que chatouiller...
LE CHANCELIER DUPRAT - Bien entendu!
LA REINE MERE - Alors, arrangez ça. Je le prends sur moi.

2
L'HISTORIEN DE SERVICE - Le roi étant toujours prisonnier de Charles Quint à Madrid, la reine mère envoya donc une ambassade à Soliman le Magnifique... La chrétienté poussa des cris affreux: si peu d'années après les Croisades (plus de deux cents ans quand même!), l'alliance d'un Turc musulman et d'un prince chrétien ne pouvait pas ne pas scandaliser.... L'ambassade n'arriva pas. Tous ses membres avaient été dépouillés et assassinés en route. Par Charles Quint, pense-t-on! Une seconde ambassade la suivit...
L'AMBASSADEUR - Sublime sultan, le roi François est votre fidèle ami et il vous envoie cet anneau qu'il portait quand il fut fait prisonnier... Le roi François a été très mal traité par Charles Quint, roi d'Espagne, qui lui demande de lui céder la Bourgogne et beaucoup de villes, ici et là. Charles est votre principal ennemi. Vous qui avez une si grande flotte, ne voudriez-vous pas attaquer l'Espagne de Charles pour aller libérer notre François?
SOLIMAN – Monsieur l'ambassadeur, l'Espagne... l'Espagne me parait un peu dur à avaler! Mais j'encouragerais bien mon corsaire Barberousse à faire sur les côtes de l'Espagne, de la Sicile et de l'Italie, qui est à Charles, quelques expéditions punitives, y brûler quelques villes, y s'emparer de quelques esclaves... quelques... enfin autant qu'il voudra. La Méditerranée m'appartient.
L'AMBASSADEUR - Mon maître apprécierait...
SOLIMAN - Et je peux aussi aller disputer à Charles l'Afrique du Nord et lui donner de l'ouvrage du côté de Tunis ou d'Alger...
L'AMBASSADEUR - Mon maître apprécierait encore plus! Mais aussi peut-être, et ce serait l'essentiel, vous qui avez déjà pris Belgrade il y a quelques années, aller maintenant attaquer l'Autriche et la Hongrie où règne Ferdinand, le frère de Charles... Ainsi refermeriez-vous sur les Habsbourg les deux branches de votre puissante pince...

FRANÇOIS I (entrant et sortant)- Charles m'a libéré, mais j'ai dû envoyer en otages à Madrid mes deux jeunes enfants, ce qui n'est pas très glorieux. Mes deux jeunes enfants pour lesquels il faut que je paye une forte rançon, ce dont je suis encore plus ennuyé. C'est pourquoi j'en veux à Charles et je ne puis nier que je désire vivement l'intervention du Turc tout-puissant et toujours prêt à la guerre pour abaisser l'orgueil de ce prétentieux de Charles, pour le forcer à son tour à de grandes dépenses et pour rassurer tous les autres gouvernements d'Europe contre un ennemi si entreprenant. Bien que le Turc soit évidemment un infidèle, alors que nous sommes tous chrétiens... Mais s'il fallait s'arrêter à ça!

SOLIMAN - Vous parliez de ma puissante "pince" et vous disiez, monsieur l'ambassadeur, qu'il faudrait que j'aille aussi attaquer Charles et serrer les Habsbourg en Hongrie ou en Autriche...
L'AMBASSADEUR - C'est bien ce que j'ai osé...
SOLIMAN - Nous l'avions bien compris. Est-ce cela qui consiste, comme le dit la reine Louise, à aller "chatouiller le Habsbourg" en Europe centrale?
L'AMBASSADEUR – Précisément, ô grand sultan! ...C'est une litote.
SOLIMAN – J'avais compris! Qu'elle sache que nous l'avons déjà fait, copieusement, puisque nous venons de remporter sur eux la grande bataille de Mohacs (1526).
L'AMBASSADEUR - Oui, oui, illustre sultan, nous en avons entendu parler quand nous étions en route pour venir vous voir. Le retentissement a été très grand!
SOLIMAN - Mais nous sommes prêts à continuer, pourvu qu'on nous en donne le temps... Nous aimerions en particulier, après Budapest, nous rendre maître de la ville de Vienne, en Autriche. Nous désirons en effet, toujours et plus que jamais, agrandir nos possessions.
L'AMBASSADEUR – Ô grand sultan, nous vous avons entendu et vous remercions. Sachez seulement que plus tôt vous pourrez réaliser vos projets, le mieux sera pour nous...
SOLIMAN – Je vous ai entendu.

3
L'HISTORIEN DE SERVICE - Et de fait, cela ne tarda pas et en 1529, Soliman partit attaquer Vienne avec la plus importante armée qu'il eût jamais commandée... Soliman avait l'habitude de ces départs en campagne, il le faisait presque tous les étés. Lorsqu'il partit pour conquérir Vienne, il le fit avec magnificence. Il était à la tête d'une armée de 100 000 hommes. Les canons et les approvisionnements étaient convoyés sur plus de 300 bateaux qui remontaient les fleuves. Il y avait aussi une multitude de chameaux et de chariots qui portaient les équipements, les vivres, les tentes... et naturellement suivaient 12 000 Janissaires, troupe d'élite hardie et fidèle, qui montait la garde auprès du sultan, sans parler de toute la noblesse de l'empire qui l'entourait glorieusement... L'armée partit au printemps... Des pluies inattendues la retardèrent cependant: les chevaux pataugèrent jusqu'à l'épuisement, de nombreux chariots restèrent ensevelis dans la boue, on abandonna quelques canons trop lourds, et plus d'un bateau fut emporté par les rivières en crue. Malgré tout cela, une fois arrivés devant Vienne, les Turcs attaquèrent hardiment. Mais ils rencontrèrent une telle résistance qu'à l'automne, tristes, mouillés, malades et découragés, ils reprirent le chemin de Constantinople... Mais peu importe cet échec, Soliman avait mobilisé contre lui toute une Europe épouvantée.

4
L'HISTORIEN DE SERVICE - Cependant, Charles Quint n'avait pas Soliman pour seul ennemi. Il menait aussi une très difficile partie en Allemagne contre les princes allemands. En effet, sous l'influence de Luther, qui était en ce temps au moins de même importance que Soliman, ces princes allemands étaient en train de se convertir les uns après les autres au protestantisme. Ce qui énervait Charles Quint, plus qu'ardent défenseur de la papauté et du catholicisme romain. Il les aurait volontiers exterminés, mais il eut donc à s'occuper d'abord de Soliman... La scène qui suit n'a peut-être jamais eu lieu, car au XVIème siècle on ne voyageait pas aussi vite qu'aujourd'hui. Mais elle est tout à fait vraisemblable... Et après tout pourquoi n'aurait-elle pas eu lieu? Elle met en tout cas en relief un aspect des choses qui avait passé jusqu'ici plus ou moins inaperçu. Voici donc maintenant que le roi François I reçoit la visite de deux princes protestants.
FRANÇOIS I – Messeigneurs, soyez les bienvenus.
LE LANDGRAVE DE HESSE – Votre Majesté, je suis le landgrave de Hesse. Et voici le prince Electeur de Saxe.
L'ELECTEUR DE SAXE - Votre Majesté...
FRANÇOIS I – Je suis très impressionné... Vous présentez-vous devant moi comme une délégation des princes protestants d'Allemagne?
L'ELECTEUR DE SAXE - Une délégation, ce serait trop dire... Non, nous sommes deux vieux amis qui ont eu ensemble l'envie de venir vous remercier.
FRANÇOIS I - Me remercier! Pour quoi?
LE LANDGRAVE DE HESSE - Nous croyons que sans vous, nous n'existerions plus, du moins en tant que protestants.
FRANÇOIS I - Vraiment... Je vous ai toujours témoigné beaucoup d'amitié, à vous les protestants. Je suis tout à fait catholique, me semble-t-il, mais en tant que Français, j'ai toujours eu une certaine sympathie pour tous ceux qui tentaient de secouer les vieilles institutions, en particulier le trône du pape, qui est si branlant... Et donc, pourquoi me remercier?
LE LANDGRAVE DE HESSE - Mais pour la bienveillante pression que vous avez exercée sur notre ami le sultan Soliman.
FRANÇOIS I – Ah, c'est donc cela! Oui, je l'avais plus ou moins chargé de ma vengeance, après que Charles Quint m'eût fait prisonnier: quelle humiliation!... Je ne suis pas musulman, vous le savez bien, mais, avec la rançon que j'ai dû payer, j'étais complètement fauché... Pardonnez-moi! ...Mais je ne vois pas...
L'ELECTEUR DE SAXE - En quoi cela nous concerne? Mais c'est bien clair! Vous savez que notre empereur Charles est catholique jusqu'au bout des ongles...
FRANÇOIS I - Oui, bien sûr. C'est un espagnol, que voudriez-vous qu'il soit d'autre?
L'ELECTEUR DE SAXE - Vous savez aussi qu'à la diète d'Augsbourg il a tenté de nous ramener, nous les brebis égarées du troupeau papal, de nous ramener donc au saint bercail! Et vous savez aussi qu'en Espagne et en particulier à Séville et à Valladolid il a allumé de nombreux bûchers où l'Inquisition a brulé tout ce qu'il pouvait soupçonner d'hérésie luthérienne. Impitoyablement!
LE LANDGRAVE DE HESSE - Oui, et s'il y avait employé toute sa puissance, il aurait bien vite réduit notre protestantisme à n'être que l'ombre de lui-même. Mais, grâce à Dieu, vous avez si bien émoustillé et aiguillonné le Turc, que notre Charles, à le combattre, n'a quasiment plus trouvé le temps ni la force de s'occuper de nous, ses protestants allemands.
FRANÇOIS I - Soliman à l'appui des protestants?
L'ELECTEUR DE SAXE - Mais si! En Afrique, en Espagne, sur les côtes italiennes, et aussi en Europe centrale, Pologne, Autriche, Hongrie, Soliman et ses armées ont pour ainsi dire capté l'attention de Charles, sucé sa force, épuisé son énergie... Tout ce qui a été fait contre Charles a été fait pour nous!
FRANÇOIS I – Oui, vous avez raison, c'est très juste!
LE LANDGRAVE DE HESSE - De sorte que notre excellent Charles, tout Quint qu'il soit, s'est trouvé pris entre l'Hérétique, que nous sommes, et l'Infidèle, qu'est le sultan... Amusant, non? La pince, encore une fois! L'Hérétique et l'Infidèle...
FRANÇOIS I – Je n'avais pensé à cet aspect des choses! Sans compter que moi-même... Une pince à trois branches... J'ai aussi contribué...
L'ELECTEUR DE SAXE - Et certainement, sans vous et sans Soliman nous aurions disparu.
LE LANDGRAVE DE HESSE - Vraiment, les desseins de la Providence sont insondables... Mais puisque, de l'avis de tous, rien n'arrive sans son intervention... C'est bien ça?
L'ELECTEUR DE SAXE – Oui! "Pas un passereau ne tombe sans la permission du Père!"
LE LANDGRAVE DE HESSE - Nous en concluons donc que vous avez été, vous-même et le sultan, l'instrument des volontés du Très-Haut et nous pouvons aussi dire, puisque ces événements ont pris place dans l'Histoire, que c'est Dieu lui-même qui a béni Luther et sa transgression.
FRANÇOIS I – Luther béni! Le diable m'emporte... Je n'aimerais pas que le pape ne songe pour cette audace à me chercher des poux dans la tête. Mais enfin, messeigneurs, puisque c'est vous qui l'avez dit, et non pas moi... nul ne saurait me le reprocher. Eh oui, il n'y a pas de poison dans la nature qui n'ait son contrepoison! Ceci du moins est inattaquable, aussi habiles que puissent être les théologiens qui vous affirment le contraire. Messeigneurs, j'ai été heureux d'apprendre que, grâce à Soliman le Magnifique, tout va bien chez vous et je vous souhaite un bon retour.