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LA BATAILLE DE LEPANTE

Michel Fustier
(site http://theatre.enfant.free.fr )


PERSONNAGES
L'historien de service, l'intendant du sultan, le maître charpentier,
le sultan de Constantinople (Selim II), l'amiral turc, le pape pie V, don Juan d'Autriche,
deux femmes de Crète, un capitaine vénitien,
Marcantonio Colonna, Andrea Doria

L'HISTORIEN DE SERVICE - Trois batailles navales historiques furent autrefois livrées en Méditerranée, dans les golfes profonds des côtes rocheuses de la Grèce: Salamine, naturellement, pour commencer, où les Grecs de Thémistocle défirent les Perses. Puis Actium, d'où Antoine et Cléopâtre vaincus s'enfuirent devant Octave-Auguste... Et enfin Lépante qui opposa au seizième siècle chrétiens et musulmans... Rien d'étonnant à cela! Les côtes de Grèce sont au carrefour de grandes civilisations qui les choisissent volontiers pour venir y régler leurs comptes: Les Romains, les Perses, les Egyptiens, et plus tard les Italiens, les Espagnols, les Français... Sans oublier évidemment les Turcs, les Anglais et les Allemands en 1943!
Donc Lépante, en octobre 1571... Ce qu'il faut d'abord savoir, c'est que Lépante est une bataille pour la maîtrise commerciale de la Méditerranée et en même temps une bataille de la chrétienté contre l'islam, une de ces batailles que les chrétiens appellent volontiers une croisade et les musulmans le Djihad.
Mais ce n'est pas une petite affaire que d'aller raconter en quatre ou cinq répliques la bataille de Lépante....
D'un côté, le sultan de Constantinople, Selim II, qui est bien le plus puissant seigneur du temps et le plus entreprenant. L'Empire ottoman, sur lequel il règne, a déjà conquis, au nord de la Méditerranée, la Grèce, la Roumanie, la Hongrie, la Bosnie et il a failli prendre Vienne... et au sud l'Iran, l'Irak, la Syrie, la Palestine, l'Egypte et l'Afrique du nord. Et ce dont rêve Selim, c'est de fonder, semblable à l'Empire romain, un Empire islamique méditerranéen qui mordrait aussi sur l'Italie, la France et l'Espagne... pour commencer! En 1570, un an avant Lépante, il a déjà arraché Chypre à la république de Venise. Il lance en 1571 une nouvelle campagne navale.
Contre lui, d'abord, le pape Pie V à Rome, qui en tant que pape, ne peut s'empêcher de rêver de faire disparaître les infidèles de la surface de la terre... et qui, en tant que chef d'Etat, se fait prêter pour l'occasion une douzaine de galères, parce qu'au Vatican, on n'a pas cet article en stock. Puis la République de Venise, tapie au fond de sa mer adriatique, qui, elle, a déjà beaucoup de galères et connait bien les Turcs pour faire depuis longtemps commerce avec eux. Puis le roi d'Espagne Philippe II en son palais de Madrid, qui, lui, a peut-être encore plus de galères que Venise, et sous les ordres duquel se trouve le célèbre amiral génois Andrea Doria. Et encore la Savoie, l'ordre de Malte et un certain nombre de villes italiennes ou siciliennes... Sans parler des îles de la Grèce, appartenant à l'un ou l'autre des combattants et qui, d'un côté comme de l'autre, joueront un grand rôle. La grande flotte chrétienne sera placée sous les ordres de don Juan d'Autriche, demi-frère bâtard du roi d'Espagne.

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L'HISTORIEN DE SERVICE - La première chose, pour livrer un combat de galères, c'est d'avoir des galères! Le sultan de Constantinople, pris d'une frénésie de conquêtes maritimes, passe ses commandes à ses chantiers navals.
L'INTENDANT – Maître charpentier, je suis chargé de vous apporter les ordres du Sultan
LE MAITRE CHARPENTIER – Seigneur intendant, rien qu'à vous voir, on sent qu'il est pressé... Il y a de la guerre dans l'air?
L'INTENDANT - A coup sûr... Pour demain matin – c'est une formule que nous autres orientaux, employons pour signifier une très grande urgence – donc pour demain matin le Sultan veut une bonne centaine de grosses galères.
LE MAITRE CHARPENTIER - Ah oui? Vraiment une centaine? Et des grosses?
L'INTENDANT - Il a battu le rappel de toutes les galères turques qui traînent ici et là en Méditerranée, mais ça ne lui suffit pas.
LE MAITRE CHARPENTIER - Et grosses comment?
L'INTENDANT - Ce que vous avez de mieux. Des galères à vingt-cinq paires de rames. Et qu'on puisse mettre à chaque rame trois rameurs. Et sur quelques-unes, quatre rameurs, et même cinq....
LE MAITRE CHARPENTIER - Cinq! Eh bien, dites donc, ça fait beaucoup de monde! De longues rames, évidemment.... Et qu'on puisse y mettre des soldats aussi, je pense?
L'INTENDANT - Naturellement. Une bonne centaine sur chaque galère.
LE MAITRE CHARPENTIER - Avec leurs armes... Et puis il faut aussi ajouter une bonne vingtaine de marins pour manœuvrer les voiles quand le temps s'y prête.
L'INTENDANT - Plus le comptable, pour tenir les registres, un chirurgien pour s'occuper des blessés et évidemment aussi un imam pour bénir les combattants. Il reçoit double ration. Sans oublier le pilote!
LE MAITRE CHARPENTIER - Naturellement! Et aussi quelques petits canons et canonniers pour agrémenter le tout?
L'INTENDANT - Oui, mais pas si petits que ça. Plutôt un tant soit peu plus gros... Mais que je suis bête, je vous ai apporté les plans.
LE MAITRE CHARPENTIER - Je vois... Et avec des éperons... Oh, mais dites donc, de gros éperons!
L'INTENDANT - Bien sûr. De gros éperons pour percer le flanc des galères ennemies.
LE MAITRE CHARPENTIER - Demain matin, ce sera peut-être un peu juste. On pourrait dire demain midi.
L'INTENDANT - Demain midi, ça pourrait aller... C'est une autre façon de dire qu'on a six mois de délai... Ah, et surtout pas de bois vert, du bois bien sec. S'il est vert, le bois joue, il y a des fissures de tous les côtés, l'eau rentre et on a perdu la galère avant même des s'en apercevoir.
LE MAITRE CHARPENTIER – Le sultan passe souvent ses ordres trop tard... Tantôt vous voulez qu'on allonge le temps pour que le bois soit sec, tantôt qu'on le raccourcisse... pour aller plus vite. Ce sera tout?
L'INTENDANT - Oui. Le sultan a dit que les bateaux pour transporter les chevaux, et les canons et tous les approvisionnements, on les ferait dans les ports de la Mer noire, là-bas... Je vous laisse, mettez-vous au travail.

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L'HISTORIEN DE SERVICE - Mais une fois qu'on a des galères, qu'on soit Turc, Espagnol ou Vénitien, il faut trouver des galériens pour tirer sur les rames. Et des soldats bien armés pour aller se battre sur les galères qu'on va éperonner... Ainsi, sur toutes les plages de la Méditerranée on voit arriver avec terreur les recruteurs, de quelque camp qu'ils soient.
LA PREMIERE FEMME - En voilà d'autres! Vous voyez cette voile là-bas...?
LA SECONDE FEMME - On a beaucoup de visites ici.
LA PREMIERE FEMME - Je ne vois pas encore de qui il s'agit.
LA SECONDE FEMME - Hier, on a eu des Espagnols, avant-hier, c'étaient des Génois... ou peut-être des Tunisiens, je ne me souviens pas.
LA PREMIERE FEMME - La Méditerranée est à tout le monde, il suffit de débarquer et de planter son drapeau... Ceux-là, il me semble que ce sont des Vénitiens...
LA SECONDE FEMME - Les Turcs ont déjà passé depuis longtemps. Tous, ils cherchent désespérément des rameurs, des galériens si vous voulez... Les galériens, ça manque partout. C'est un métier pénible. Six ou sept mois à bord d'une galère... Les soldats aussi!
LE CAPITAINE VENITIEN – (arrivant) Ma bonne dame, quelle est cette île où je viens de débarquer...
LA PREMIERE FEMME - C'est l'île de Crète, mon bon monsieur, qui pour le moment appartient au Turcs...
LE CAPITAINE VENITIEN - Très bien, très bien... Nous, nous sommes Vénitiens et tout ce que nous pourrons prendre aux Turcs sera bienvenu.
LA PREMIERE FEMME - Et naturellement vous cherchez des rameurs, je veux dire des galériens...?
LE CAPITAINE VENITIEN - C'est bien ça. Des galériens ou des soldats, peu importe... Nous voulons faire la guerre, mais nous sommes loin d'avoir la main d'œuvre nécessaire. On manque pour ainsi dire de matière première... Alors nous débarquons ici et là et nous allons faire des razzias dans les villages environnants... Nous avons l'intention de faire un beau combat naval et l'un dans l'autre, nous et les autres, c’est-à-dire nous et les Turcs, il nous faut bien quatre-vingt à cent mille rameurs. Et ce n'est pas commode à trouver. Et il nous en faut des costauds.
LA SECONDE FEMME - Surtout que vous n'êtes pas les premiers!
LE CAPITAINE VENITIEN - Ça ne m'étonne pas. Si vous saviez quelle galère ça peut être de trouver des galériens.
LA PREMIERE FEMME - Mais que voulez-vous, mon bon monsieur, quand on veut vraiment faire un beau combat naval, il faut s'en donner la peine. Et à quoi est-ce qu'il va servir, ce beau combat naval?
LE CAPITAINE VENITIEN - A entretenir le moral des troupes. C'est mauvais de rester trop longtemps sans se battre. On s'étiole...
LA PREMIERE FEMME - Ce n'est pas la peine que j'essaye de vous dire ce que j'en pense. Si je me laissais aller, vous seriez bien capable de vous mettre en colère... Enfin, si vous y tenez, vous pouvez faire un tour dans les villages... Vous les apercevez là-haut? Vous verrez bien si les autres vous ont laissé quelques restes... Mais je vous avertis, les plus costauds ont déjà été se cacher dans les montagnes. Si vous voulez les avoir, ils vous feront courir... Emportez des lainages, il fait froid!
LE CAPITAINE VENITIEN - Je vous disais bien, quelle galère que d'équiper des galères!

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L'HISTORIEN DE SERVICE - Voici maintenant que, plus ou moins régulièrement fournies de pas assez de rameurs et de pas assez de soldats, les deux flottes se cherchent à travers la Méditerranée. Le sultan parle avec son amiral-pacha...
LE SULTAN - Donc, grand amiral, nous nous sommes glorieusement emparés de Chypre et vous dites que les Vénitiens sur mer sont tout juste bons à pêcher la sardine?
L'AMIRAL TURC - Oui, seigneur... Et maintenant notre flotte est de nouveau prête et si nous réussissons à nous emparer de Corfou, qui est comme l'œil de Venise sur notre champ de bataille, rien ne nous empêchera d'aller cueillir la pomme d'or des papes de Rome, de nous emparer peut-être aussi de l'Espagne et d'étendre notre domination sur toute la Méditerranée.
LE SULTAN - C'est en effet ce que disent nos prophètes...
L'AMIRAL TURC - Voilà: nous avons quitté Constantinople au printemps (71) et nous avons passé les Dardanelles... et nous n'avons rencontré personne. Nous avons erré çà et là en Méditerranée, nous avons au passage assiégé et conquis quelques villes, nous sommes remonté par la Mer adriatique presque jusqu'à Venise... Et partout, on nous dit: ils sont ici, ils sont là! Holà, holà... Mais personne!

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L'HISTORIEN DE SERVICE - Et de son côté, se souvenant des chevauchées des croisades, le pape est anxieux de voir que les princes chrétiens ne s'entendent pas et n'en font qu'à leur tête...
LE PAPE PIE V - Hélas, les Espagnols ne comprennent pas que le Turc est un homme qui à chaque heure du jour a nouvellement faim et maintenant qu'il nous a pris Chypre, il voudrait s'emparer de l'Italie et même de l'Espagne... Quant au roi Philippe d'Espagne, qui a promis de venir combattre avec nous, c'est un homme qui remet toujours au lendemain les décisions qu'il aurait dû prendre la veille. Et quand enfin il s'y résout, ses ordres sont tellement incertains que personne ne les comprend...
DON JUAN D'AUTRICHE - Même moi, don Juan d'Autriche, qui suis son demi-frère, et qui ai pris le commandement de la flotte chrétienne, je ne sais pas où il veut en venir. Et nos alliés, qui sont Vénitiens, Génois, Siciliens, Romains, Sardes ou Napolitains... dispersés aux quatre coins de la Méditerranée, s'appellent et se disputent d'un port à l'autre, mais sans ordres précis, ils ne savent pas quoi faire et se découragent...
LE PAPE PIE V – Je ne suis pas inquiet: la grâce de Dieu vous suffit.
DON JUAN D'AUTRICHE – Excellente formule!

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L'HISTORIEN DE SERVICE - Ce n'était évidemment pas la faute de ces pauvres amiraux si les communications en Méditerranée étaient très difficiles. Pour aller de Venise à Constantinople, il fallait un mois et demi, par beau temps. Et autant pour le retour. De Rome à Madrid, plus d'un mois... sans compter que, toujours en tournée dans son pays, Philippe II était très difficile à joindre... De plus, souvent c'était l'hiver et les bateaux se perdaient facilement. Il y avait aussi des corsaires et des tempêtes... L'amiral don Juan d'Autriche cherche à joindre l'amiral turc...
DON JUAN D'AUTRICHE - Holà, le Turc, m'entendez-vous?
L'AMIRAL TURC - Je vous entends passablement et d'ailleurs chaque jour les pécheurs ou les marchands qui sillonnent la mer me portent de vos nouvelles.
DON JUAN D'AUTRICHE - C'est bien de cette façon que moi-aussi j'en reçois de vous... Sans parler de cette énorme quantité d'espions que nous entretenons de part et d'autre. Mais le temps que les nouvelles arrivent, je ne suis plus où j'étais et vous, vous êtes déjà là où vous n'étiez pas.
L'AMIRAL TURC - N'est-ce pas une pitié que deux grandes flottes parties pour livrer la bataille décisive, n'arrivent même pas à se rencontrer. Qu'est-ce qui se passe?
DON JUAN D'AUTRICHE - Il se passe que....Oui, du côté chrétien, à force de discutailler, nous avons pris un retard considérable... Je dois bien le reconnaître.
L'AMIRAL TURC - Je me demandais! C'est donc pour ça que...
DON JUAN D'AUTRICHE - Oui c'est pour ça... Ne vous inquiétez pas. Mais enfin, cette fois-ci, pour votre information, toute notre flotte se regroupe à Messines. C'est de là que nous partirons...
L'AMIRAL TURC - Il était temps. Nous sommes fin septembre, bientôt l'hiver...
DON JUAN D'AUTRICHE - Et nous passerons par Corfou où nous embarquerons un régiment allemand où il y a plus de colonels que de soldats!
L'AMIRAL TURC - Nous avons vraiment gaspillé tout un été particulièrement propice aux belles batailles, et par votre faute!
DON JUAN D'AUTRICHE - Il nous reste cependant un mois d'octobre, qui est généralement beau.
L'AMIRAL TURC – Pas toujours! Mais pour votre information à vous, c'est à dans le Péloponnèse, à Lépante, que j'ai donné ordre à ma flotte de se regrouper après avoir militairement batifolé durant tout l'été.
DON JUAN D'AUTRICHE - Bon! Je vais donner moi-aussi l'ordre de départ. Mais j'ai chez moi tant de princes capricieux et de rameurs inexpérimentés que peut-être aurons-nous la chance de ne pas arriver à nous rencontrer, ce qui épargnerait beaucoup de vies humaines.
L'AMIRAL TURC - Cher don Juan, j'avoue que c'est une pensée qui m'a parfois traversé l'esprit... J'ai bien quelques janissaires qui savent se battre, mais il me manque beaucoup de rameurs et le reste de ma flotte n'est pas très brillant.
DON JUAN D'AUTRICHE - Et par certains côtés, ce serait tout de même dommage d'exposer nos bateaux, aussi imparfaits soient-ils, à se détruire les uns les autres...
L'AMIRAL TURC - Mais si, contrairement à nos désirs secrets, nous nous rencontrions... Comme ça, face à face... On ne sait jamais!
DON JUAN D'AUTRICHE - Eh bien, ni l'un ni l'autre nous ne nous déroberions à ce qui serait la plus belle bataille navale de tous les temps. Nous avons notre honneur!

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L'HISTORIEN DE SERVICE - Et il arriva ce qu'il arriva. Et ce fut Lépante. De chaque côté il y avait environ bien deux cents galères, doublées de part et d'autre d'au moins autant de galéasses, qui sont de grosses galères, de fustes, naves de transport, brigantins, galiotes, galères capitanes, frégates... J'aurais volontiers amené sur la scène quelques galères ou quelques brigantins: mais comme je n'ai pas de mer à ma disposition, je me demande bien comment je les aurais fait voguer. Et de toute façon, les canons font un tel bruit que vous n'auriez pas pu le supporter. J'aurais aussi pu demander aux deux amiraux de venir vous expliquer ce qui se passe. Mais vous comprendrez qu'ils sont vraiment trop occupés à donner leurs ordres... Mais moi, je suis un témoin privilégié et, du haut la falaise qui domine la mer, je vois les quelque six ou sept cents bateaux qui vont s'affronter et je vais vous raconter comment ils le font...
Les deux flottes sont rangées en ordre de bataille, avec, pour chacune un centre, une aile droite et une aile gauche... Ce qui est tout à fait classique! Et elles s'avancent l'une vers l'autre à petite vitesse, pour ne pas épuiser les rameurs avant la bataille... Les Turcs, qui bénéficient sans l'avoir fait exprès d'un petit vent favorable, ont même çà ou là levé quelques voiles. Mais voici que, voile ou non, les deux flottes sont maintenant à portée de voix... Or il se trouve que la flotte chrétienne a, dès le commencement, deux avantages: d'abord ses canons sont beaucoup plus nombreux et beaucoup plus puissants que ceux des Turcs, ensuite la stratégie adoptée par les chrétiens est qu'il ne faut pas tirer le canon trop vite, de peur de tirer à côté, mais qu'après s'être approché, il faut tirer au plus près, pour être sûr de ne pas manquer la cible. Donc, tirer presqu'en même temps que l'on éperonne l'adversaire! D'autant plus qu'avec les gros canons de coursives qui mesurent près de trois mètres et pèsent plus de trente quintaux, il est difficile de recharger en mer et qu'en reculant ils font de gros dégâts sur les galères qui les portent, ce qui fait que le premier coup doit être le bon.
Les chrétiens ont aussi une troisième supériorité, et c'est leurs huit galéasses, qui sont de très grosses galères, beaucoup plus fortes et plus rapides que les simples galères et beaucoup mieux armées. Elles sont quasiment imprenables et elles, elles ont la possibilité de recharger leurs canons et, du haut de leur rambarde, de tirer autant de coups qu'elles veulent... Les huit galéasses s'avançaient en tête de la flotte chrétienne. Les Turcs les prirent d'abord pour des vaisseaux marchands et les approchèrent sans méfiance...
Donc, presque sitôt le canon tiré, commença le corps à corps. Car à cette époque, un combat naval consistait essentiellement à aborder de flanc le bateau de l'adversaire, à en percer la coque de son éperon et, ayant sauté sur leur pont, ou eux sur le vôtre, à se battre à l'épée et à la hache, comme si l'on était sur la terre ferme... Mais j'allais oublier les arquebuses! Les chrétiens en avaient de grandes quantités, tandis que les Turcs ne disposaient essentiellement que d'arcs et de flèches, qui ne faisaient pas beaucoup de dégâts. Et aussi les chrétiens se protégeaient grâce à de gros panneaux de bois qu'ils élevaient sur leur bordage. Et dans ces panneaux de bois, il y avait des meurtrières par lesquelles leurs arquebuses lançaient sur les Turcs leurs terribles balles de plomb...
Les Turcs s'étaient calés au fond du golfe de Lépante.et quand les chrétiens et les Turcs en vinrent au contact, la surface de la mer fut pratiquement couverte de bateaux embrochés les uns dans les autres, tellement qu'on aurait presque pu traverser le golfe à pieds secs. Et les combattants passaient en se battant du pont d'un bateau à un autre, dans une fumée épaisse, au milieu des cris de guerre, à travers un considérable embrouillamini de mâts cassés, de voiles abattues, de blessés, de morts, de canons à la dérive... ( ici, l'on peut introduire une ou plusieurs scènes muettes (ou vociférantes) représentant les combats qui se livrent entre chrétiens et Turcs, avec des combattants qui sont atteints, ou qui meurent, ou qui se jettent à l'eau...) Et les arquebusiers continuent à faire dans les rangs turcs des dégâts considérables
Les deux flottes ont hésité longtemps avant d'ouvrir le combat. Mais maintenant qu'il est engagé, les choses vont très vite et de midi jusqu'au soir elles furent achevées. Les chrétiens furent totalement vainqueurs et c'est à peine si une quarantaine de galères turques purent s'enfuir et rentrer à Constantinople. Les autres avaient été coulées ou bien, capturées et désarmées, elles avaient été triomphalement prises en remorque par les galères chrétiennes en signe de victoire. Beaucoup de prisonniers furent aussi faits et de nombreux esclaves chrétiens, qui ramaient sur les bateaux turcs, furent délivrés, ainsi que beaucoup d'autres prisonniers et prisonnières que les Turcs avaient faits pendant l'été en razziant les côtes de la Grèce et de l'Adriatique.

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L'HISTORIEN DE SERVICE - La victoire avait tellement éclatante, que les chefs chrétiens, à la tête des quels se trouvait donc don Juan d'Autriche, presque épouvantés d'une si grande gloire, vécurent un instant de folie. Voici que parlent don Juan, Marcantonio Colonna, qui avait commandé les galères du pape et Andrea Doria, illustre amiral, placé à la tête de le flotte génoise par Philippe II, roi d'Espagne...
DON JUAN D'AUTRICHE - Maintenant, il nous faut profiter de notre victoire... A Constantinople, à Constantinople!
MARCANTONIO COLONNA - Votre Altesse, Constantinople est un peu loin. Je doute que.... Mais ces forts turcs qui dominent Lépante sont à portée de la main, en quatre coups de canon, nous pourrions... A moins de nous contenter de reconquérir quelques villes de l'Adriatique qu'ils nous ont récemment enlevées, Valona ou Castelnuovo...?
DON JUAN D'AUTRICHE - Non, non, je dis Constantinople... Ensuite tout tombera! Et au passage nous leur reprendrions l'île de Chypre, qu'ils nous ont enlevée l'année dernière
MARCANTONIO COLONNA - Demandons plutôt son avis à notre grand Andrea Doria... Nous parlions des conquêtes que nous allions faire maintenant que nous sommes victorieux... Chypre, Constantinople...
ANDREA DORIA - Messeigneurs, je vous ai entendus... Votre Altesse, vous êtes encore dans l'euphorie de la bataille... Nous sommes victorieux, oui, et le mérite vous en revient. Mais nous l'avons payé à un tel prix que nous n'avons plus guère de ressources à engager. Venez, venez, allons voir sur le terrain comment se présentent les choses.
DON JUAN D'AUTRICHE - Bien, allons-y. Servez-nous de guide.
ANDREA DORIA - Je le ferai, mais impitoyablement. Il faut que vous redescendiez sur terre... D'abord, nos pertes en hommes sont considérables. Les Turcs sont battus, mais ils se sont défendus avec une extrême férocité... Regardez cette plage: la mer doucement nous ramène les cadavres des nôtres... et les leurs. Les galériens qui se sont échappés de leurs bancs de chiourme et une foule de déserteurs les attirent à eux avec de longs crochets et les dépouillent de leurs armures et de leurs bourses. Nous ne reverrons jamais ni ces bons soldats qui se sont fait tuer, ni ces brigands, qui les dépouillent et qui ensuite prennent la fuite dans les montagnes... Quant aux blessés, nous les avons évidemment récupérés: mais nous en sommes tout encombrés, nous ne savons où les mettre et il faut des gens pour les soigner, avant que bien souvent ils meurent entre nos mains. Et je ne dis rien des galères elles-mêmes qui ont souffert autant et bien plus que nous... Nous n'en avons pas perdu beaucoup, c'est vrai, mais imaginez un peu dans quel état elles se trouvent après le choc de la bataille et surtout après le pillage généralisé dont elles ont été l'objet. Difficile de se représenter à quoi peut se livrer tout ce peuple de malheureux subitement libérés du poids de l'autorité qui les maintenait attachés à leurs bancs de rame. D'ailleurs nous aurons nous-mêmes à couler ceux de nos bateaux qui sont irrécupérables. Croyez-moi, les plaies seront longues à panser. Je me suis assez bien battu moi-même pour me sentir le droit de vous parler comme je le fais..... Sans compter que toutes nos provisions, qui étaient bien loin d'être surabondantes, ont comme par enchantement disparu avec tout le reste. Et je ne parle pas des disputes insensées qui se sont élevées dans chez les survivants à propos du partage butin. Certains même en sont venus aux mains, dont quelques-uns ont perdu la vie en ces disputes? ...Et j'oubliais les rames: elles ont été presque toute brisées dans les affrontements violents des bateaux serrés les uns contre les autres. Croyez-moi, nous serons heureux si nous parvenons à ramener à Messine à petits pas quelques embarcations quasi vides et toutes délabrées. Sans parler non plus des nombreux chefs de notre armée et de nos vaisseaux qui, trop généreux de leurs personnes, ont trouvé la mort dans le combat. Alors, Chypre, Constantinople...
DON JUAN D'AUTRICHE - Seigneur, serait-ce nous qui avons perdu la bataille?
ANDREA DORIA - L'avons-nous vraiment gagnée? Je me le demande encore.
MARCANTONIO COLONNA - Que serait-ce si nous l'avions perdue?
ANDREA DORIA - Messeigneurs, venez. Je vous propose de réunir ce qu'il reste de nos officiers et, après avoir fait un point exact de la situation, de prendre les décisions que nous jugerons bonnes.
L'HISTORIEN DE SERVICE - Les Turcs étaient assez riches pour, en moins d'un an, reconstituer leur flotte... Bien que, comme toujours, avec de bois trop frais. Mais ce qu'ils ne purent remplacer immédiatement, ce fut tous les soldats, les rameurs et les marins expérimentés qu'ils avaient perdus. De toute façon, la roue de l'histoire avait tourné et jamais plus ils ne retrouvèrent l'occasion de prendre leur revanche. Quant aux chrétiens, la vaste caisse de résonnance de leur Eglise se mit à résonner... ou plutôt à sonner partout et à retentir et ce combat parfaitement inutile devint, dans leur naïveté, leur plus beau titre de gloire. Dieu s'était manifesté! Ils chantèrent beaucoup de Te Deum.... Mais les Turcs dirent: "En vous prenant Chypre, nous vous avons coupé un bras et vous, à Lépante, vous ne nous avez pas blessés, vous nous avez tout juste coupé la barbe." Les chrétiens les trouvèrent insolents et présomptueux! J'allais oublier d'ajouter, c'est un détail, mais plutôt piquant: l'immortel futur auteur de don Quichotte, Miguel de Cervantès, combattit à Lépante, y fut blessé, et y perdit le libre usage d'un de ses bras. Mais, ce qui est pire, il fut à son retour capturé par des corsaires d'obédience turque et passa cinq ans dans le bagne d'Alger; dont il finit, en prenant beaucoup de risques, par s'évader. Et c'est après cela qu'il écrivit don Quichotte. Mais don Quichotte est peut-être plus important que cette bataille de Lépante.