Déposé à la SACD
LE GENERAL GORBATOV
MESAVENTURES D'UN GENERAL DE L'ARMEE ROUGE
Michel Fustier
(site http://theatre.enfant.free.fr )
PERSONNAGES
L'historien de service, le général Gorbatov, le policier,
le chef du KGB Yezhov, le ministre de la défense Semion Timochenko
1 - L'HISTORIEN DE SERVICE - Peu de temps avant la seconde guerre mondiale,
en 1937-38, Staline a lancé une vaste opération de "purge"
dans l'armée. Il suspecte en effet certains officiers de vouloir prendre
le pouvoir. En particulier le commandant en chef, le génial inventeur
de la stratégie des attaques en profondeur, qui permettra aux chars de
l'armée soviétique de venir à bout en 42-43 des armées
allemandes, le maréchal Toukhatchevski sera condamné, avec beaucoup
d'autres. Mais certains suspects auront plus de chance. Ils seront aussi effectivement
arrêtés, torturés parfois et condamnés à des
lourdes peines de Siberie, mais par la suite – la guerre était
engagée, on avait besoin d'encadrement! – graciés sans excuses
ni explications et réintégrés dans l'armée. Tel
est en particulier le cas cocasse du général Gorbatov.
LE POLICIER – General Gorbatov...
LE GENERAL GORBATOV - Oui, camarade policier...?
LE POLICIER DU NKVD - Vous avez jusqu'ici fait carrière dans l'Armée
rouge.
LE GENERAL GORBATOV - C'est exact, camarade policier... Depuis 1919. J'ai d'abord
combattu contre les Blancs.... et j'ai été décoré
de l'ordre du drapeau rouge.
LE POLICIER DU NKVD - En effet.
LE GENERAL GORBATOV - Et ensuite...
LE POLICIER DU NKVD - Inutile de continuer. Mais bien que vous ayez montré
de vraies qualités militaires dans tous les postes que vous avez occupés
et maintenant dans le poste de... (feuillète dossier)... en tant que...
(ne trouve pas)...
LE GENERAL GORBATOV -. Commandant de la cinquième division de la cavalerie
des Gardes rouges.
LE POLICIER DU NKVD - (a trouvé) C'est exact.... Commandant de la cinquième
division de la cavalerie des Gardes rouges! Donc, bien que vous ayez fait preuve...
etc. votre comportement et vos convictions politiques ont amené le parti
à vous exclure de ses rangs et à vous chasser de l'armée.
J'ai reçu la mission de vous communiquer ces décisions.
LE GENERAL GORBATOV - Mais...
LE POLICIER DU NKVD - Lesquelles décisions ne sont pas sujettes à
discussion et sont immédiatement exécutoires. Pour le moment,
nous ne procèderons pas à votre arrestation... Mais nous souhaitons
que désormais, en tant que simple citoyen des Républiques soviétiques,
votre conduite soit exemplaire. D'ailleurs, nous y veillerons.
LE GENERAL GORBATOV - Je proteste... Qu'ai-je fait?
LE POLICIER DU NKVD - Nous n'avons pas à motiver nos décisions.
Cependant, conseil d'ami, interrogez-vous sur les propos antisoviétiques
que vous auriez tenus ici ou là.... Vous pouvez vous retirer.
2 - L'HISTORIEN DE SERVICE - Cependant, Staline ayant encore durci sa politique
de répression et le général Gorbatov ayant peut-être
aussi commis quelque nouvelle imprudence, se vit de nouveau arrêté...
Et cette fois arrêté non par un policier subalterne, mais par le
redoutable Yeshov (ou Ejov), qui, succédant aux fameux Dzierzynski, Menjinski
et Iagoda (tous les quatre fusillés par la suite), présidait aux
destinées du NKVD, appelé lui-même à devenir plus
tard le KGB...
YESHOV - Camarade Gorbatov... Vous avez abusé de votre liberté
et vous avez été finalement arrêté.
LE GENERAL GORBATOV - Voilà trois mois que je proteste... Et pourquoi,
s'il vous plaît? Encore une fois, je proteste...
YESHOV - Vous protestez? Je n'ai pas l'obligation de vous la communiquer, mais
reconnaissez-vous cette lettre?
LE GENERAL GORBATOV - Laissez-moi voir. A première vue, non. Que dit-elle?
YESHOV - Cela ne vous dit rien?
LE GENERAL GORBATOV - (il survole) Non, non, c'est un faux!
YESHOV - Intelligence avec l'ennemi! Vous pouvez toujours prétendre que
c'est un faux, vous n'en êtes pas moins condamné. Les experts sont
formels, c'est votre écriture. En outre, voici la liste des aveux que
pendant ces trois mois, vous nous avez faits.
LE GENERAL GORBATOV - Si j'ai dit quelque chose, c'est... Pendant trois mois
vous m'avez interrogé et torturé et je n'ai rien dit, vous le
savez bien... Je ne relirai pas votre liste et je ne le signerai pas. Elle n'a
aucune valeur.
YESHOV - Nous tenons à ce que les choses soient faites en toute légalité.
Nous ne pouvons pas vous condamner sur de simples soupçons. Je vous en
prie! Je sais que vous n'avez rien avoué, mais les dénonciations
que nous vous avons attribuées doivent être reconnues. Ne me compliquez
pas la tâche... Relisez et signez. Ou, si vous ne voulez pas relire, et
même si vous n'avez pas parlé, faites-moi la grâce de signer.
LE GENERAL GORBATOV - La grâce...?
YESHOV - Ne trouvez-vous pas que trois mois, ça suffit? De tout façon,
la sentence a déjà été prononcée et votre
peine établie. Nos tribunaux travaillent très vite..
LE GENERAL GORBATOV - Ah! (silence) Alors il ne sert à rien de protester.
Je vous connais bien, camarade Yezhov: L'erreur, pourvu qu'elle soit certifiée,
a valeur de vérité... Où voulez-vous que je signe?
YESHOV - Je savais que vous comprendriez très vite... Là, signez
sur la dernière page... Et vos initiales sur toutes les autres...
LE GENERAL GORBATOV - Voilà.
YESHOV - Tout est en ordre. Je vous remercie.
LE GENERAL GORBATOV - Et puis-je savoir la peine à laquelle je suis condamné...
YESHOV - C'est théoriquement le tribunal qui doit vous la communiquer...
Mais si vous voulez le savoir – que cela reste entre nous, vous savez
que je suis votre ami! – quinze ans de travaux forcés... Mines
d'or de la Kolyma. Pour information, vous avez de la chance, le maréchal
Toukhatcheveski, vient d'être fusillé... Il avait servi sous le
Tsar;
3 - L'HISTORIEN DE SERVICE - La Kolyma était un camp de travail sibérien,
situé à l'extrême est de la Russie, où les rivières
gelaient l'hiver sur plus de deux mètres de profondeur et où,
par moins trente, on travaillait douze heures par jour à extraire, dans
ce cas particulier, de l'or. Le camarade Gorbatov est en train d'y accomplir
sa peine lorsque, après quelques temps, d'une façon tout à
fait inattendue, on le ramène à Moscou... Cette fois, ô
stupéfaction! C'est le ministre de la défense, Timochenko lui-même
qui le reçoit...
LE MINISTRE DE LA DEFENSE - Général Gorbatov, Vous avez sans doute
appris que le traitre Yezhov a été fusillé récemment.
Il avait été un peu trop zélé. Le camarade Staline
n'a pas pu supporter de pareils massacres... Pour information, c'est le camarade
Béria, qui le remplace... Le poste de commandant de la police secrète
est très demandé... Vous avez fait, si je comprends bien un long
voyage d'affaire.
LE GENERAL GORBATOV - Vous dites, camarade ministre...?
LE MINISTRE - Un voyage plutôt fatiguant.
LE GENERAL GORBATOV - Hein? ...Ah, oui... En effet, plutôt fatiguant...
LE MINISTRE - Vous êtes effroyablement maigre! J'ai donné ordre
que les trente mois de solde que nous n'avons pas pu vous remettre vous soient
versés immédiatement et intégralement. La guerre est là
et nous avons besoin de bons officiers... Je suis content de vous voir revenu.
LE GENERAL GORBATOV - Oui, je... Je suppose que moi aussi!
LE MINISTRE - De plus, je pense vous avez besoin, après les fatigues
de vos voyages, de trouver le temps de vous reposer. Je vous ai trouvé
une place pour un mois dans un sanatorium de luxe. Vous vous y referez...
LE GENERAL GORBATOV – (stupéfait) Je vous remercie...
LE MINISTRE - Ensuite ayant retrouvé votre grade, vous irez prendre le
commandement de la... de la 226ème division d'infanterie... Je vous souhaite
bon succès.
LE GENERAL GORBATOV - Ne me donnerez-vous pas quelques explications?
LE MINISTRE - Des explications... à quel propos? Nous ne donnons jamais
d'explications.
LE GENERAL GORBATOV - Est-ce que le camarade Staline est pour quelque chose
dans cette histoire bizarre?
LE MINISTRE - Vous devriez savoir que le camarade Staline ne sait que ce qu'il
veut savoir. Même si cela peut provoquer un certain étonnement.
Vous pouvez vous retirer, on prendra soin de vous.
L'HISTORIEN DE SERVICE - Remis sur pieds, le général Gorbatov
prit effectivement part à la Seconde Guerre mondiale et s'illustra dans
de nombreuses occasions. En particulier il fut présent aux batailles
de Stalingrad, de Briansk et de Koursk, commanda la campagne de Biélorussie
et en 1944 entra finalement victorieux dans Berlin. Il reçut en 1945
l'honneur d'être déclaré "héros de l'Union Soviétique"...
Ce qui probablement ne lui permit pas d'oublier que, dans les années
37-38, quarante ou cinquante mille officiers de tous grades (c’est-à-dire
presque la moitié du corps des officiers de l'armée rouge), avaient
été arrêtés, torturés condamnés et
souvent fusillés sous le prétexte d' "Intelligence avec l'ennemi".
Staline avait sa façon à lui de préparer la guerre! A la
fin, Il la gagna,
RAPPEL HISTORIQUE
Voir, sur le même sujet, les rappels de la pièce Staline, la Grande
Terreur.