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Déposé à la SACD


A PROPOS DE LA SHOAH

Michel Fustier
(site http://theatre.enfant.free.fr )

PERSONNAGES
L'historien de service, Reinhard Heydrich, Rudolf Lange,
Un scharfûhrer (adjudant), un rottenfûhrer (caporal), HANS X..., un cardinal,
Adolf Eichmann, Alfred Speer, le fermier, la fermière, Rudolf.


1 - La conférence secrète.
L'HISTORIEN DE SERVICE - On ne peut pas représenter La Shoah, mais seulement essayer de comprendre ce qui s'est passé avant, autour, après... C'est ce que nous allons tenter de faire... Un des tournants de l'élimination des Juifs pendant la seconde guerre mondiale fut la conférence de Wannsee, le 20 janvier 42, dans un faubourg de Berlin. Heydrich est un général allemand particulièrement redouté... (qui d'ailleurs sera bientôt exécuté par la résistance polonaise).
REINHARD HEYDRICH – Oui, vraiment, nous avons un très gros problème avec les Juifs!
RUDOLF LANGE - Je ne suis pas sans en avoir entendu parler... On pourrait dire aussi que les Juifs ont un très gros problème avec les Allemands...
REINHARD HEYDRICH - Vous avez de l'humour, ce matin... Ah, ah... Soyons sérieux, maintenant... Nous avons notre conférence demain, à Wannsee... Vous avez personnellement trouvé des solutions intéressantes, m'a-t-on dit?...
RUDOLF LANGE - En effet... Mais plutôt radicales!
REINHARD HEYDRICH - Maintenant que nous leur avons interdit toute une collection de professions, ils sont là, les Juifs, à ne rien faire et il va bien falloir leur trouver quelque chose. Vous en auriez déjà supprimés quelques-uns?
RUDOLF LANGE - Si peu... J'ai commencé par les faire fusiller. Mais, pour les soldats du peloton, au bout d'un certain temps, cela pèse psychologiquement trop lourd. Nos hommes sont bien entraînés, mais ils ont tout de même des limites. Et puis, on gaspille des munitions...
REINHARD HEYDRICH - Alors...?
RUDOLF LANGE - Alors, j'ai eu l'idée... En général, nous les transportions en camion dans la campagne où nous les liquidions... et mon idée, c'était d'épargner les pelotons d'exécution en les asphyxiant pendant le trajet avec les gaz d'échappement des camions... En arrivant, la chose était faite. Nous n'avions plus qu'à jeter les corps dans les fosses. Mais deux inconvénients: le premier que les Juifs ne pouvaient plus creuser leurs tombes eux-mêmes, le second que les camions après leur passage... disons que, le temps pour eux d'aller de la terre au ciel, le chargement avait beaucoup vomi, déféqué, uriné... Les soldats n'aimaient pas non plus se charger de nettoyer... C'était même pire que les fusillades. Et puis finalement le rendement n'était pas aussi bon que je l'avais pensé. Ça demande beaucoup de main d'œuvre.
REINHARD HEYDRICH - Oui, c'est ce que j'ai entendu dire... Donc demain, quand nous serons réunis, il nous faudra peut-être bien trouver autre chose... D'autant plus que maintenant, à mesure que nous entrerons en Union soviétique, nous allons avoir sur les bras beaucoup plus de Juifs que nous ne l'aurions jamais imaginé. Il faut que nous trouvions une solution, une solution finale... Qu'on n'en entende plus parler! Eichmann m'a fait un compte... Il y en aurait onze millions.
RUDOLF LANGE - Tant que ça?
REINHARD HEYDRICH - Oui. Et l'idée que nous avions eue de les faire tous émigrer est devenue quasiment impossible.
RUDOLF LANGE - Je ne vois vraiment pas où ils iraient. Et quelle serait votre idée, à vous?
REINHARD HEYDRICH - Mais la vôtre, l'élimination. En généralisant votre expérience...
RUDOLF LANGE - Bien sûr, on tâtonne avant de trouver la bonne solution. Mon opinion est que le gazage, en soi, c'est bon. Mais les gazages un peu partout dans les camions, là où on trouve de la place et avec les moyens du bord... ça, ça n'est plus possible... Surtout avec ces fosses communes disséminées dans la nature... visibles comme le nez au milieu du visage... Onze millions! Je n'aurais jamais pensé que...
REINHARD HEYDRICH - Le Juif se reproduit vite... Vous avez une meilleure solution?
RUDOLF LANGE - Je n'ose pas y penser.
REINHARD HEYDRICH - Vraiment?
RUDOLF LANGE - Il faudrait renverser le processus: non pas aller exécuter les Juifs un peu partout, là où ils sont, mais les faire venir dans des centres spécialisés où nous aurions réuni le matériel approprié... D'ailleurs depuis longtemps, les bestiaux vont bien à l'abattoir et non le contraire.
REINHARD HEYDRICH - C'est vrai... et les solutions de l'un pourraient servir à l'autre. Reste que, dans le cas des bestiaux, la viande de boucherie est, elle, évacuée sur des bouchers locaux qui la débitent tranquillement sur leurs étals...?
RUDOLF LANGE - Oui, dans toute cette affaire le problème le plus difficile est de ne pas laisser de trace.... On ne peut pas tout de même proposer au peuple allemand de manger des côtelettes de Juif.
REINHARD HEYDRICH - Votre idée m'en suggère une autre. Une d'ailleurs qui n’est pas tellement originale: les faire disparaître en les brûlant... Tellement de Juifs sont autrefois montés sur des bûchers.
RUDOLF LANGE - Oui, mais c'était très officiel et très artisanal, et l'Inquisition avait tout son temps...
REINHARD HEYDRICH - Il faudrait trouver un procédé plus... disons le mot... industriel. Industriel, rapide et secret. Vous avez des compétences en la matière?
RUDOLF LANGE - Je suis ingénieur.
REINHARD HEYDRICH – Alors, mettez-vous au travail. Je désire que pendant la conférence de demain à Wannsee – tout le gratin du Reich sera là! Vous nous présenterez les grandes lignes d'un plan crédible. Habituellement c'est de la matière première qui rentre dans une usine et des produits finis qui en sortent. Ici nous absorberions des produits finis et nous les transformerions... en rien J'ai bien dit : "rien"... Ah si, encore une chose: officiellement, nous ne parlerons jamais d'exécution ou d'extermination, mais seulement... d'évacuation. Vers l'Est!

2 – Le bureau des chemins de fer
L'HISTORIEN DE SERVICE - Il y eut dans la zone Allemande un grand nombre de camps où étaient enfermés ceux qui auraient pu menacer le régime nazi. Cependant six seulement furent réellement des camps d'extermination: Auschwitz, Belzec, Chelmno, Majdanek, Sobibor et Treblinka... Pour acheminer les Juifs, et les prisonniers de tous les autres camps, il fallut organiser leur transport. C'était d'autant plus difficile que, l'Allemagne étant en guerre, l'armée avait une certaine priorité... Le scharfûhrer est dans la SS quelque chose comme un adjudant, le rottenfûhrer un caporal...
SCHARFÛHRER - Vous savez, Rottenfûhrer, la guerre, c'est toujours un peu obscur... Et surtout, c'est tellement compliqué! Alors, chacun fait son boulot. Si on se mêlait des affaires des autres, ce serait une pagaille monstre... Mais si on répartit bien le travail, ça devient très simple. Et surtout ne pas chercher à comprendre.
ROTTENFÛHRER - Je vois. herr Scharfûhrer. Donc, ici, moi ce que j'aurai à faire, c'est m'occuper des "trains spéciaux"?
SCHARFÛHRER - Exactement... Il y a deux sortes de trains, les ordinaires et les spéciaux. Les ordinaires, c'est pour les voyageurs individuels, comme vous ou moi. Les spéciaux, c'est en principe pour les groupes... Des amis qui partent en vacances, des immigrés qui rentrent chez eux, une usine qu'on déplace, ou le voyage d'un chef d'Etat... Mais vous n'avez pas à vous occuper des passagers. Juste du train! Et vous délivrez des billets de groupe.
ROTTENFÛHRER - Et qui est-ce qui paye?
SCHARFÛHRER - Celui qui a commandé le train spécial. L'armée, ou la Gestapo, ou le ministère des Affaires étrangères, ou les services des personnes transférées... Si, les affaires juives aussi...
ROTTENFÛHRER - Les affaires juives?
SCHARFÛHRER - Oui, ce sont de très bons clients... Et le ministère de la justice! C'est très simple, vous faites ça d'ici, de votre bureau, vous envoyez les ordres là où il faut et ça marche tout seul. Mais il faut que ce soit bien pensé! Demi-tarif pour les enfants au-dessous de moins de dix ans, gratuit au-dessous de quatre ans. On peut un jour nous demander des comptes...
ROTTENFÛHRER - Mais...
SCHARFÛHRER - Tenez, je vous donne un exemple... Regardez cette feuille: Départ le 30 de Varsovie... Ça doit être des Juifs, mais je n'en sais rien et je n'ai pas à le savoir... Départ donc 4 heures 18, arrivée à Treblinka le lendemain à 11 heures 14... Treblinka, c'était à peine un village, mais ça a pris une dimension! Ils ont dû y construire quelque chose d'important... On y a déjà envoyé plus de 800 000 personnes déplacées, qui ne sont jamais revenues et je ne sais pas où elles peuvent être... Bon, là, on leur laisse le temps de décharger. Soixante wagons, ça fait beaucoup... mais ils ont des équipes très compétentes.
SCHARFÛHRER - Ça fait combien de personnes, soixante wagons?
ROTTENFÛHRER - Cinq, six mille...
SCHARFÛHRER - Cent personnes par wagon?
ROTTENFÛHRER - Oui, à quelques-unes près. Et il n'est pas exclu qu'il y ait plusieurs trains par jour, venant d'un peu partout.
SCHARFÛHRER - Ah! Et c'est nous qui fixons le nombre de wagons?
ROTTENFÛHRER - Naturellement. Il y a des normes, c'est facile. Ensuite le train vide repart à 15 heures 59.... Sur la feuille vous marquez V...Ça veut dire vide, que tout soit clair. Donc, Il faut que tout ait été réparé, nettoyé... Souvent il y a des dégâts, ou des saletés. Et le train s'en retourne prendre un autre chargement... Selon les cas on rajoute ou on supprime quelques wagons. Puis retour à Treblinka... je vous disais bien que c'était important, Treblinka... Mais ce cas est un cas simple. Quelquefois le voyage dure huit ou dix jours. Quand ça vient d'Italie ou de Grèce... L'armée, d'ordinaire, est prioritaire. Les chefs d'Etat aussi... Pour les autres, il y a des tas de voies de garage ou vous les rangez en attendant. Parfois il faut patienter trois ou quatre jours... La plupart du temps, ce sont des wagons à bestiaux et on ne permet pas aux passagers de descendre.
SCHARFÛHRER - Il y a un wagon restaurant?
ROTTENFÛHRER - Dans la plupart des cas, non. Ils se débrouillent.
SCHARFÛHRER - Comment?
ROTTENFÛHRER - Ça ne nous regarde pas, ça n'est pas notre affaire. Si ça n'est pas spécifié, il n'y a pas de wagon restaurant, c'est tout. Naturellement, j'allais oublier de vous le dire, pour les tarifs, c'est un aller simple. Pas de retour, sauf pour les gardes.
SCHARFÛHRER - Je ne comprends pas...
ROTTENFÛHRER - Ça n'est pas utile de comprendre, je vous l'ai déjà dit... Contentez-vous de faire votre boulot. Horaire du bureau: 8 heures 30 - 17 heures. Demain matin, je vous laisserai faire. Mais en cas de problème je serai là.

3 - Au Vatican, on n'y croit pas.
L'HISTORIEN DE SERVICE - Naturellement, le plus grand secret couvre ces déportations, et encore plus les exécutions qui les suivent... Cependant certains s'inquiètent de ce qui se passe et tentent d'en informer le monde... En particulier Jan Karski, un résistant polonais qui, envoyé en mission par la communauté juive, essaya d'avertir Roosevelt. Mais des tentatives furent aussi faites en direction de l'Eglise catholique... Mais comme c'était incroyable, ce ne fut pas cru: hommes de peu de foi!
HANS X... - Mais que dit le pape, Eminence?
LE CARDINAL - Le pape a de toute façon une grande admiration pour les Allemands... Oui, je n'oublie pas que vous êtes un officier allemand en désaccord avec la politique de son pays...
HANS X... – Oui, au péril de ma vie... Je suis un catholique profondément convaincu.
LE CARDINAL – Réellement, je suis plein d'admiration... Pour répondre à votre question, notre Saint-Père a longtemps été en poste à Berlin, comme Nonce apostolique. Et il est très gêné que son prédécesseur Pie XI ait publié sa fameuse encyclique contre les nazis...
HANS X... – Avec une brûlante inquiétude...Mit brennender Sorge...?
LE CARDINAL - Oui, c'est ça. Pie XI n'avait aucun sens de la diplomatie...
HANS X... - Et qu'est-ce que le pape aurait dit si ce même Pie XI n'était pas mort... peut-être assassiné? avant de rendre publique son autre projet de lettre sur... L'unité du genre humain, qui visait, pense-t-on, les fascismes et le racisme.
LE CARDINAL - Vous êtes bien renseigné!
HANS X... - Donc, que dit maintenant le pape d'aujourd'hui?
LE CARDINAL - Il a déjà reçu plusieurs émissaires qui lui ont décrit quelle... "serait", selon eux, la situation des Juifs dans les camps de concentration... Mais il n'est pas convaincu.
HANS X... - Il y a pourtant aussi, je ne sais plus, un jésuite qui est venu d'Allemagne... j'ai oublié son nom! Fiable, non?
LE CARDINAL - Un jésuite... hum? En tout cas, le pape dit que ce n'est pas possible, que c'est de la propagande antiallemande, que les Allemands ne peuvent pas faire ça. Il ne met pas en doute la parole de ceux qui lui sont venus, mais il pense qu'ils ont été intoxiqués. Un peuple si immensément cultivé... philosophie, musique, peinture, littérature... Et vous dites... combien?
HANS X... - Déjà trois à quatre millions
LE CARDINAL - Allons, allons, allons... Soyez raisonnable. Rien que ce chiffre... Comment ne comprenez-vous pas que...
HANS X... - (furieux) Oui. Vous avez raison. Comment penser ce qui est impensable? J'aurais dû m'en rendre compte! Même quand on est le pape... même avec toutes les grâces d'Etat qui sont accordées à un pape, on ne peut pas penser ce qui est impensable.
LE CARDINAL - Mais enfin... Détruire un peuple... Des chambres à gaz, des fours crématoires... Allons donc! Pur fantasme... Impensable et inimaginable.
HANS X... - Les bûchers de l'Inquisition étaient aussi impensables et inimaginables... Et pourtant!
LE CARDINAL - Non, pas vous, pas ça... Nous sommes au vingtième siècle... Laissez les morts enterrer les morts, comme le dit l'Evangile. Et voici ma réponse: non, nous ne pouvons même pas accepter l'idée de ce que vous dites. Le Saint-Père ne vous recevra pas.


4 – Où il est question de calories...
L'HISTORIEN DE SERVICE - Les plus fanatiques des nazis n'avaient dans l'esprit que la destruction du peuple juif. Mas le Reich en guerre avait d'extravagants besoins de main-d'œuvre. Après beaucoup d'autres industriels, le ministre de l'armement, Albert Speer tente d'obtenir d'employer plus abondamment les déportés dans ses usines...
ADOLF EICHMANN - On ne peut rien y changer, monsieur le ministre de l'armement. Si les déportés qui arrivent ici ne sont pas exécutés tout de suite, nous pouvons vous les prêter, mais seulement jusqu'à ce que nous ayons les capacités nécessaires pour...
ALBERT SPEER - Obersturmbannführer Eichmann, savez-vous ce que nous fabriquons dans nos usines souterraines, dans ces caves empuanties à l'abri des bombardements?
ADOLF EICHMANN - Plus ou moins, on en parle. Mais...
ALBERT SPEER - Des armes décisives, de terrifiants missiles, pour en finir avec l'Angleterre... C'est de la plus haute importance!
ADOLF EICHMANN - Ce qu'il faut que vous compreniez, monsieur le ministre, c'est que parmi tous les travailleurs que nous avons importés... des Français, des Italiens, des Hollandais... les Juifs sont une catégorie à part. Ils ne sont pas ici pour le rendement, ils sont ici pour que nous en débarrassions la terre... De toute façon, vous savez que moi, je ne m'occupe pas de tous les travailleurs, je suis juif, exclusivement... Enfin, je veux dire que les seuls dont je m'occupe sont les Juifs.
ALBERT SPEER - Eh bien justement, parlons d'eux. Ceux que vous nous envoyez sont des squelettes ambulants... Nous leur demandons des travaux très minutieux et nous passons beaucoup de temps à les former... Mais ils travaillent mal et ils meurent beaucoup trop vite. Ils sont comme des ombres incertaines qui hantent ces lieux obscurs... Vous ne pourriez pas les nourrir un peu mieux?
ADOLF EICHMANN - Nos rations sont calculées au plus juste... Les déportés doivent décliner progressivement avant que... Moins ils mangent, plus vite ils meurent. Ça nous évite beaucoup d'ennuis.
ALBERT SPEER - Obersturmbannführer Eichmann, c'est un raisonnement économiquement stupide. Si, à la fin de la guerre, il restait quelques Juifs, cela serait-il si grave?
ADOLF EICHMANN - Moi, je suis un politique, et politiquement mon raisonnement se tient très bien. Nous savons ce que nous voulons. La fin du peuple juif.
ALBERT SPEER - Ça vous évite peut-être beaucoup d'ennuis, mais nous, ça nous pose beaucoup de problèmes. Ma fonction à moi, c'est de fabriquer les armes avec lesquelles nous gagnerons la guerre. Il me faut des ouvriers costauds. Détruire les Juifs et perdre la guerre...? Combien de calories leur donnez-vous?
ADOLF EICHMANN - Officiellement 1 200 calories... pour ceux qui travaillent. Tout en sachant que les uns sont plus débrouillards que les autres...
ALBERT SPEER - Je croyais que le minimum était d'au moins 1 700.
ADOLF EICHMANN - Vous avez raison. Et ça n'est pas beaucoup! Mais nous sommes en guerre. Il y a des quotas.
ALBERT SPEER - Vous ne pourriez pas diminuer la ration de ceux qui ne travaillent pas et donner un peu plus aux autres, à ceux qui travaillent... 1500 ou même 1 800 calories?
ADOLF EICHMANN - Mais il n'y a pas de juifs qui ne travaillent pas!
ALBERT SPEER - Les femmes, les enfants, les malades, les vieux... Ça doit faire au moins la moitié?
ADOLF EICHMANN - Il y a des choses dont il ne faut pas parler... Je vous le répète, nous ne conservons que les Juifs qui travaillent... Le transport est déjà très onéreux. Ai-je besoin d'en dire plus?

5 - Dans la ferme voisine...
L'HISTORIEN DE SERVICE - Toutes ces opérations étaient donc accomplies discrètement... Mais en fait beaucoup d'Allemands se doutaient de ce qui se passait. En particulier les voisins des camps de concentration, sur les propriétés desquels ils avaient souvent été installés.
LE FERMIER - Cette fumée, cette odeur, on n'arrive pas à s'y habituer.
LA FERMIERE - Ça dépend du vent... Mais par vent du sud, c'est tout à fait insupportable.
LE FERMIER - Ce qui est le plus ennuyeux, c'est que ça pollue le lait, cette fumée. Et les bêtes, je ne
pense pas que ce soit tellement bon pour elles. Il faut chaque soir que je les lave à grande eau!
LA FERMIERE – Sans parler du linge...Pas moyen de le faire sécher à l'air. Il noircit en un quart d'heure. Quant aux autorités... il vaut mieux se tenir tranquille.
LE FERMIER – Sûr, sûr!
LA FERMIERE - On n'a pas vu Rudolf aujourd'hui?
LE FERMIER - Ils ont dû avoir beaucoup de travail. Les trains... moi, j'en ai entendu deux. Mais je ne suis pas sûr, j'ai passé un bon moment à l'écurie.
LA FERMIERE – Moi, j'en ai compté trois.
LE FERMIER - Des longs?
LA FERMIERE - Oui, des longs... au moins soixante wagons chaque. Tellement longs qu'ils les ont rentrés par petits paquets. Ils revenaient les chercher. Vingt wagons par vingt wagons. Et quand c'est fini, ils remmènent le tout. A l'arrivée, ils sont fermés et ils repartent grand ouverts... Et hier, ça s'était terminé à deux heures du matin...
LE FERMIER - En tout cas, je sais trop bien qu'il faut faire comme si rien n'était. Ne rien dire, ne rien penser... Ça ne nous regarde pas... Quand je travaille à la grande terre, là-haut, je vois tout ce qui se passe. Un jour j'avais apporté des jumelles... Je n'ai jamais recommencé et je dirai toujours que je n'ai rien vu!
LA FERMIERE - C'est la guerre. Rudolf, il dit que c'est des expériences!
LE FERMIER - Oui, mais des expériences de quoi...? Rudolf, ça n'est pas un mauvais bougre, mais...
LA FERMIERE - Il voulait être séminariste et il a dû rentrer dans la police... On l'a affecté là comme gardien. Guère le choix...
LE FERMIER - Et Rudolf, quand il vient faire un tour ici... il ne peut rien dire non plus. Tiens, le voilà! Salut Rudolf!
RUDOLF - Salut, vous deux... (il entre en titubant) On nous a encore donné du schnaps, pour nous aider à vivre. Je peux m'asseoir? Heureusement que je vous ai, là, tous les deux...
LA FERMIERE - Fais comme chez toi!
RUDOLF - Ça fait du bien de s'échapper, de temps en temps. Donne-nous des verres... On va trinquer ensemble. On a eu une grosse journée.
LE FERMIER - Vas-y doucement... Tu es déjà complètement parti. Marie en a compté trois...?
RUDOLF – Trois trains, oui, c'est ça, mais le dernier est arrivé tellement tard... Et il faut que tout ait disparu pour le lendemain... Et quand je dis tout, je dis... tout. Rien de plus, mais Tout... Je les ai laissé tomber, j'en avais marre. Ils ne s'en apercevront pas. Il y a des jours où vraiment je ne peux plus... Ça marchera sans moi, pour une fois. Trinquons!
LE FERMIER - Mais, à toi tout seul, tu as bu au moins la moitié de la bouteille!
RUDOLF - Sans le schnaps, je ne tiendrais pas... Ils l'ont bien compris, d'ailleurs. Ils nous en donnent tant qu'on veut! Je ne peux pas parler; mais vous n'avez pas idée de ce qui se passe là-bas.
LA FERMIERE - On le devine, tu sais... D'ailleurs ils ne se cachent pas. Voilà ton verre...
RUDOLF – Attends, je vais aussi prendre deux ou trois cachets, ça fera plus d'effet... (il boit) Sans le schnaps, on ne tiendrait pas. "Ils ont des yeux et ils ne voient pas, ils ont des oreilles et ils n'entendent pas." Sans le schnaps on ne tiendrait pas. Non, sans le schnaps, on ne tiendrait pas... (il s'écroule sur la table)