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Déposé à la SAC D

SAINT-EXUPERY
VOL DE NUIT.

par Michel Fustier
(toutes les pièces de M.F. sur : http://theatre.enfant.free.fr )

PERSONNAGES
Le pilote dans son avion, le radio de bord, la femme du pilote,
le directeur de la compagnie d'aviation monsieur Rivière, son adjoint.
(Tous les personnages sont sur scène. Le texte étant très dense, la pièce doit être jouée lentement.)

L'HISTORIEN DE SERVICE - Saint-Exupéry était, dans l'âme, un pilote d'avions. Accessoirement, il écrivit et la réputation de l'écrivain surpassa à la fin celle du pilote. La plus grande partie de sa carrière de pilote fut consacrée, entre les années 1925 et 1940 à ouvrir des lignes aériennes de courrier en Afrique et en Amérique du Sud pour le compte de la Compagnie Aéropostale. La pièce qui suit est inspirée par l'un de ses livres les plus célèbres, Vol de nuit. L'action se passe en Amérique du Sud dans les années 1930. Au centre le pilote et son radio dans leur avion, d'un côté la maison du pilote, où l'attend sa femme, de l'autre les bureaux de la Compagnie Aérospatiale, où se trouvent le directeur et son adjoint (il les présente, chacun à son poste)...

- 1 -
LE PILOTE - Je suis maintenant au cœur de l'obscurité, comme un veilleur… Revenant de Patagonie, je regarde ces petites lumières qui me guident vers Buenos Aires! Bientôt je serai rentré au port… Cependant que je sens sous moi l'avion qui ronronne et qui respire, porté par les immenses lames de fond de la nuit… Tout va bien, radio?
LE RADIO - Oui, chef, tout va bien. Il y a bien quelques grésillements dans mes écouteurs… Mais jusqu'ici tout va bien.

2 –
L'ADJOINT – (au téléphone) Ici Buenos Aires… Oui, l'Aérospatiale... J'écoute… Bien! (au directeur) Monsieur Rivière, le courrier du Chili annonce qu'il s'approche de Buenos Aires. Il atterrira bientôt.
LE DIRECTEUR - Bien. Pas encore de nouvelles de celui du Paraguay? Ni de celui de Patagonie? De toute façon que le courrier d'Europe se tienne prêt à partir à l'heure prévue. Dès qu'ils seront arrivés tous les trois, nous chargerons les sacs et il s'envolera. Le service avant tout.
L'ADJOINT - La routine, quoi…!
LE DIRECTEUR - Oui, la routine, la routine… C'est notre grandeur que la routine! La routine contre la nuit, les vents, la montagne, l'orage, les éclairs… Oui, la routine!
L'ADJOINT - Qu'est ce que vous avez, patron, ce soir?
LE DIRECTEUR - Je suis fatigué! Trop de risques… Nous avons perdu trop de pilotes! Si seulement la météo ne se foutait pas de la routine…

- 3 –
LE PILOTE - J'aurais dû m'en douter : tout était trop calme. Maintenant c'est l'orage! Les éclairs qui commencent à briller me laissent entrevoir des forteresses de nuages menaçants… Radio, qu'en dites-vous…
LE RADIO - J'en dis que… je dis que… que nous allons passer un mauvais quart d'heure.
LE PILOTE – Disons vingt minutes! Impossible d'y couper, il faudra bien que nous forcions le passage! Allons, précipitons-nous vers l'incendie!
LE RADIO - C'est lui qui est le patron, je ne voudrais pas être à sa place... Je vois ses mains, serrées sur les commandes, qui déjà pèsent sur la tempête…

- 4 –
LA FEMME DU PILOTE - (se levant de son lit et regardant sa montre) Maintenant, il décolle de Trelew… Maintenant, il approche de San Antonio… Comment est le temps (elle va à la fenêtre)? J'espère que tous ces nuages ne le gênent pas trop! …Maintenant il doit apercevoir les lumières de Buenos Aires: je vais lui faire un café bien chaud… Mais il n'a jamais froid! Cela ne fait rien, ça le réchauffera quand même… Je vais m'assurer que… (elle décroche le téléphone)
L'ADJOINT - (répondant de sa place) Oui. …Ah! …Que désirez-vous, madame?
LA FEMME DU PILOTE - Mon mari a-t-il atterri?
L'ADJOINT - Non. Il a du retard. Mais ne vous inquiétez pas, un retard, ce n'est rien.
LA FEMME DU PILOTE - A quelle heure sera-t-il ici?
L'ADJOINT - A quelle heure? (un temps) Nous ne savons pas, madame. Je vous passe le directeur…
LA FEMME DU PILOTE - Monsieur Rivière, je vous en prie, répondez-moi. Où se trouve à présent mon mari…?
LE DIRECTEUR - Il se trouve… Il a décollé de Commodoro à dix-neuf heures trente. Mais il a été retardé par le mauvais temps.
LA FEMME DU PILOTE - Le mauvais temps! Il est maintenant une heure du matin, il vole donc depuis six heures et il n'est pas encore arrivé à Trelew! Mais que dit-il dans ses messages?
LE DIRECTEUR - Avec l'orage qu'il fait, ses messages ne passent pas. Madame, calmez-vous, il est si fréquent dans notre métier d'attendre longtemps des nouvelles. Recouchez-vous, madame. Nous vous téléphonerons dès que nous saurons quelque chose. (il raccroche)

- 5 –
LE PILOTE - Ce n'est pas vingt minutes d'orage, c'est une éternité d'orages. Orages sur orages sur orages! Radio, que se passe-t-il derrière nous, peut-on faire demi tour?
LE RADIO - Impossible. La station de Commodoro signale une tempête sur nos arrières.
LE PILOTE - Alors demandez le temps à Bahia Blanca… Peut-être que là…?
LE RADIO - Réponse: ouragan trente mètres seconde ouest et fortes averses de pluies.
LE PILOTE - Du moins, communiquez la situation à notre base, à Buenos Aires. Qu'ils nous guident!
LE RADIO – Rien à faire, nous sommes coupés de Buenos Aires… Et je vais être obligé de rentrer l'antenne, je prends des étincelles dans les doigts.
LE PILOTE - Combien nous reste-t-il d'essence.
LE RADIO - Une heure quarante.

- 6 –
LE DIRECTEUR - Bahia Blanca ne nous dit toujours rien? Appelez-moi l'escale au téléphone… (au téléphone) Pourquoi ne nous transmettez-nous rien… Ah, c'est que vous n'entendez rien… Trop d'orages… Même s'il le voulait… Oui, je vois. (il raccroche) Et Trelew, qui dit Trelew?
L'ADJOINT - La ligne est coupée… Même chose, orages, orages partout! J'ai téléphoné à toutes les autres stations… S'ils accrochent l'avion, dans les trente secondes ils nous avertissent.
LE DIRECTEUR - Très bien! Apportez la carte. (ils se penchent sur la carte) Si l'on pouvait trouver dans cet enfer un petit refuge de ciel pur vers lequel nous les guiderions…

- 7 –
LE PILOTE - Où sommes-nous?
LE RADIO - Je n'en sais plus rien… Toutes les communications semblent coupées. Nous tournons comme une toupie dans le cyclone.
LE PILOTE - L'avion se cabre, j'ai peine à tenir les commandes, mes doigts sont crispés. C'est comme si j'avais saisi un taureau par les cornes. Je vais lâcher une fusée éclairante… Mon Dieu, nous sommes au dessus de la mer, nous avons dérivé… Il faut revenir! Combien de temps encore?
LE RADIO - Une heure dix.
LE PILOTE - Je vais aller plein ouest. Direction la terre… les collines sont à cinq cents mètres, nous volerons à six cents… Avec un peu de chance…
LE RADIO - Regardez, regardez… un trou tout à coup dans les nuages! Une étoile, on voit une étoile.
LE PILOTE - Cap sur l'étoile! (un temps) Ah, tout à coup, par dessus la tempête, ce calme lumineux!
LE RADIO - Nous sommes sauvés?
LE PILOTE - Non, hélas non, c'est le cœur du cyclone, nous sommes perdus!

- 8 –
L'ADJOINT - Un télégramme… Il n'est pas direct, il a fait la chaîne de poste en poste.
LE DIRECTEUR – (lisant) Bloqués à trois mille huit cents mètres au dessus de la tempête. Naviguons plein Ouest vers la terre, car nous avions dérivé en mer. Nous ignorons où nous sommes. Dites-nous si la tempête s'étend à l'intérieur des terres...
L'ADJOINT - Qu'allons-nous faire?
LE DIRECTEUR - Essayez de leur dire que la tempête est partout… Que leur reste t-il?
L'ADJOINT - De quoi voler une demi-heure.
LE DIRECTEUR - Bien. (long silence) Je n'y peux plus rien. Vous ferez partir sans attendre le courrier pour l'Europe… (l'adjoint hésite…) Faites ce qu'on vous dit! Est-ce que j'ai besoin de faire un dessin? Faites-le partir! Immédiatement!

– 9 -
LA FEMME DU PILOTE - (se levant) J'irai les voir moi-même… Je sais, je les dérange, tout chez eux me refuse! Je suis dans leurs bureaux, consacrés à la prouesse virile, un objet étranger… Moi, la Femme, le Foyer, la Vie de chaque jour, les fleurs dans leur vase, le café sur la table. (s'avançant) Je voudrais voir monsieur Rivière…
LE DIRECTEUR – (rejoignant la femme au milieu de la scène comme s'ils effaçaient l'avion, qui, dans le fond, cesse d'être éclairé) Entrez, madame…
LA FEMME DU PILOTE - Je suis navrée de vous déranger.
LE DIRECTEUR - Madame, vous ne me dérangez pas. (silence) Madame, je ne sais pas que vous dire… Vont-ils se perdre en mer ou s'écraser sur les collines, l'avenir nous l'apprendra peut-être…De toute façon ils n'ont plus de quoi rentrer.
LA FEMME DU PILOTE - Tout est perdu, alors? (silence) Monsieur Rivière, ces hommes qui vont peut-être bientôt mourir, qui sont peut-être déjà morts, ils auraient pu vivre heureux. Au nom de quoi les avez-vous arrachés à leur bonheur?
LE DIRECTEUR - Leur bonheur? (silence) Oui, le bonheur… Peut-être, je me le demande souvent, je ne suis sûr de rien, peut-être y a-t-il quelque chose de plus important que le bonheur.
LA FEMME DU PILOTE – Vraiment! Ô parole d'homme! Quoi donc?
LE DIRECTEUR - Je ne le sais pas encore bien… Quelque chose qui nous dépasse… Peut-être construire le monde, tous les jours le maintenir en vie, le recréer chaque fois qu'il menace de crouler. Un devoir, un devoir sacré… Je vous demande pardon, madame!


RAPPEL HISTORIQUE

Le comte Antoine de Saint-Exupéry (1900-1944), né à Lyon en 1900, fut dans sa jeunesse un élève distrait et négligent. Très attiré par l'aviation, il obtint son brevet de pilote pendant son service militaire (en 21-22). Sa carrière militaire se termina alors par un accident qui l'envoya à l'hôpital. Une fois démobilisé, il mena pendant quelques années à Paris une vie oisive et mondaine.
En 1926, il finit par être embauché par Didier Daurat (le Rivière de la pièce) dans la compagnie Latécoère où il est chargé de la liaison courrier entre Toulouse et Casablanca… Le problème n'était pas encore pour l'aviation naissante de transporter des passagers, mais seulement d'acheminer rapidement les sacs postaux. C'est à cette époque que Saint-Exupéry fait la connaissance de Mermoz et de Guillaumet, qui seront ses compagnons d'aventure. Lorsque la ligne postale s'étend jusqu'à Saint-Louis du Sénégal et Dakar, Saint-Exupéry est chargé en particulier de la garde d'un poste d'étape dans le désert. Un désert où il arrive que les avions s'égarent et où peut-être il rencontra son Petit Prince. Il écrit alors son livre: Terre des hommes.
En 1929 il est nommé directeur de l'Aéropostale en Argentine, à Buenos Aires. Il ouvre de nouvelles lignes de courrier dans tout le continent et se heurte en particulier à la terrible barrière montagneuse des Andes. Lui-même et ses compagnons, avec des avions qui plafonnent à 5 000 mètres, franchissent des sommets qui s'élèvent à plus de 7 000 mètres. Ils y connaissent d'héroïques aventures (Mermoz: ce que j'ai fait, aucune bête ne l'aurait fait!). Il écrit son livre : Vol de nuit, qui connaît un grand succès, en particulier aux Etats-Unis.
Mais la seconde guerre mondiale arrive : en 1940 Saint-Exupéry effectue des missions de reconnaissance au moment de l'invasion de la France par les Allemands. Il en tire la substance de son livre: Pilote de guerre. Au moment du débarquement américain en Europe, en 1944 il obtient, malgré son âge (44 ans) et les nombreuses blessures que lui ont laissées plusieurs accidents, de piloter à nouveau. On lui confie un "Lightening", un des avions américains les plus rapides… Lors de sa cinquième mission il disparaît en Méditerranée.
Saint-Exupéry n'a pas écrit une œuvre littéraire très importante… D'ailleurs, il ne se voyait pas comme un écrivain qui pilote, mais comme un pilote qui écrit. Mais ses livres sont des témoignages humains très intenses, porteurs non seulement de récits vécus, mais aussi d'une profonde réflexion sur l'homme, en particulier dans le dernier de ses ouvrages, l'inachevée Citadelle. Quant à son livre le plus célèbre, imprimé à des millions d'exemplaires : Le Petit Prince, sorte de conte initiatique pour les enfants et les grandes personnes, c'est à lui qu'il doit une grande partie de sa gloire posthume.