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Déclaré à la SACD


LE CINEMA DES FRÈRES LUMIÈRE

par Michel Fustier
(toutes les pièces de M.F. sur : http://theatre.enfant.free.fr )

PERSONNAGES
Auguste Lumière, le père,
Louis Lumière, Antoine Lumière, ses fils,
Annette, la femme de chambre, madame Louis Lumière.

L'HISTORIEN DE SERVICE - Au début du vingtième siècle, nombreux sont les chercheurs qui essayent de photographier le mouvement. En I895, l'équipe Lumière, Antoine, le père et ses deux fils Auguste et Louis, industriels lyonnais, coiffèrent tous leurs concurrents au poteau. Non seulement ils photographièrent le mouvement, mais ils furent les premiers capables de le projeter sur un écran de façon à le montrer à de nombreux spectateurs en même temps. Cela fut appelé "le Cinéma" et révolutionna le monde. La pièce commence dans le salon des frères Lumière...

- 1 -
LOUIS - Alors, Auguste, tu me dis qu'il y en a encore un qui veut faire des photos animées?
AUGUSTE - Oui, encore un, mon vieux Louis… Et pas n'importe qui! Le grand Edison lui-même. Et lui, ça marche, on ne peut pas dire que ça ne marche pas! Mais c'est d'un compliqué…
LOUIS - Comment est-ce qu'il a appelé son appareil?
AUGUSTE - Le kinétoscope… C'est un gros placard. D'après ce que je pressens, il y a à l'intérieur une bande circulaire de photos qui défilent en continu. Tu colles ton œil devant un petit trou, tu regardes… Chaque image est éclairée une fraction de seconde… ça passe très vite! Et tu vois effectivement deux boxeurs qui se cognent dessus… Mais c'est assez flou, ça tremblote.
LOUIS - Il faudra que j'aille voir ça… Mais si j'ai bien compris, il n'y a qu'un trou pour regarder et on passe les uns derrière les autres.
AUGUSTE - Oui… Aux heures de pointe il y a une queue terrible…
LOUIS - Moi, si je faisais une invention, je m'arrangerais pour qu'au contraire l'image animée sorte de la boite et éclate au nez du spectateur.
AUGUSTE – Oh, là, là! Je sens que ça va te mettre l'esprit en ébullition, cette histoire.
LOUIS - Pas de danger pour le moment: je crois que je suis en train de mijoter une grippe carabinée.
AUGUSTE - Fais-toi faire un bon grog.
LOUIS - J'ai demandé à Annette de m'en monter un… la voilà!
ANNETTE - Monsieur Louis, voilà votre grog… Je l'ai bien tassé, il va vous étendre raide mort.
LOUIS - Merci Annette. C'est bon pour ce que j'ai. (il boit) Mon Dieu… (il est un peu ivre) Tu vois Auguste, pour qu'elle éclate au nez du spectateur, il faudrait – tenez, Annette, je vous rends votre verre, c'était parfait! – il faudrait qu'au lieu de défiler en continu, chaque image s'arrête… s'arrête… et qu'alors la lumière la transperce… Je suis la… Lumière!
AUGUSTE - Louis, tu es en train de délirer… C'est inepte!
LOUIS - Que la lumière la transperce! Non, ce n'est pas inepte. L'image viendrait gentiment devant la lampe, elle s'arrêterait et elle dirait : "Monsieur Lumière, transpercez-moi!"
AUGUSTE – De mieux en mieux! Va te coucher et demain tu auras les idées plus claires.
LOUIS - Elles sont très claires! Elle ajouterait, l'image: "Je veux qu'on me voie…" Oui, je vais me coucher. Et après elle repartirait…

- 2 –
L'HISTORIEN DE SERVICE - Quelques minutes plus tard, dans la chambre de Louis Lumière. Sa femme est entrain de coudre à la machine...
MADAME LOUIS - (en train de coudre à la machine) …. C'est toi, Louis?
LOUIS - (toujours délirant un peu) Oui. Qu'est-ce que tu fais? Tu couds à la machine?
MADAME LOUIS - J'ai demandé à Annette de m'apprendre. Je n'aime pas faire faire par les autres des choses que je ne sais pas faire… Ca commence à venir. Tu vois, je fais un point au pantalon que tu as déchiré hier. Regarde comme ça va vite…
LOUIS - Oui… La machine à coudre, c'est la gloire de Lyon… Tu sais qui l'a inventé?
MADAME LOUIS - Qu'est-ce que tu as…? Tu as bu?
LOUIS - Oh, si peu! Un bon grog, pour ma grippe… Et alors, tu ne sais pas qui l'a inventée? C'est Thimonnier… Un gars de chez nous! Oh, c'est vieux, il l'a inventée il y a plus de cinquante ans. Mais depuis on n'a pas fait mieux… Et Annette t'a prêté sa machine, la coquine?
MADAME LOUIS - Oh! avec des tas de recommandations. Elle viendra la reprendre demain… Moi, une fois que je saurai faire…
LOUIS - Fais voir, fais-la moi marcher encore un coup… (il regarde longuement) Je trouve que c'est fascinant. Positivement fascinant! (il continue a regarder) La synthèse du mouvement et de l'immobilité… Nous autres, mécaniciens, nous n'avons pas peur des contradictions… Ce petit bruit… Ca marche et ça ne marche pas!
MADAME LOUIS - Louis, tu délires…
LOUIS - Complètement… Viens, aide-moi à me déshabiller. J'ai au moins quarante de fièvre…

- 3 –
L'HISTORIEN DE SERVICE – Dans son délire, Louis Lumière a inventé le principe du cinéma...
LE PERE - Je te l'ai toujours dit: quand Louis s'empare d'un problème, il est résolu. Je suis très fier de mes fils. Et Alors, qu'est-ce qu'il a trouvé?
AUGUSTE - Il a trouvé la machine à coudre! Il avait la fièvre et il a trouvé ça cette nuit! Papa, sais-tu comment ça marche, une machine à coudre?
LE PERE - Euh… Oui, fiston, il y a une aiguille qui pique toute seule le tissu… mais à part ça, je n'ai pas été y regarder de près. Mais quel rapport avec…?
AUGUSTE - Tu vas voir… L'aiguille qui pique le tissu, oui mais aussi le tissu qui… qui quoi?
LE PERE - Je ne sais pas… Qui…
AUGUSTE - Qui s'arrête à chaque coup sous l'aiguille pour être bien piqué… Ca ne te dit rien, papa?
LE PERE - Pas encore… Ah, si! L'aiguille serait le rayon lumineux de la lanterne magique et le tissu serait la photographie… je veux dire les photographies successives.
AUGUSTE - Bravo!
LE PERE - Mais comment fait le tissu pour avancer?
AUGUSTE - C'est là toute la question… Eh bien, avant chaque point, le tissu est attrapé par de petites griffes qui le font avancer et qui l'immobilisent ensuite pendant que l'aiguille le pique. Puis l'aiguille remonte pour libérer le tissu et les petites griffes reviennent en arrière et ainsi de suite. Des petites secousses très rapides. Sur ce modèle, Louis a déjà prévu de longues bandes d'images qui s'arrêteraient pour laisser passer le flot lumineux.
LE PERE - Bon, alors le problème est résolu?
AUGUSTE - Oui, pratiquement. Il s'est déjà enfermé dans son atelier pour réaliser un prototype.
LE PERE - Très bien. Et sa grippe?
AUGUSTE - Finie, envolée… Elle n'a pas résisté à une bonne cuite. Mais pendant ce temps-là il faut que nous trouvions comment fabriquer les bandes qui supporteront les photographies.

- 4 –
L'HISTORIEN DE SERVICE – Et voici que quelques mois après, le prototype est au point et Louis Lumière est en train de la mettre au point dans le jardin de la famille...
LOUIS - (tournant la manivelle de son appareil) Avance, avance, Annette, ne t'arrête pas, viens vers moi et met le couvert sur la table.
ANNETTE - Qu'est-ce que vous faites encore, monsieur Louis?
LOUIS - Je te tire le portrait… Continue, continue, comme si rien n'était… Le sucre maintenant, le lait… tu arranges les fauteuils autour de la table…et puis là, tu me regardes et tu fais un petit salut… Très bien! (il arrête de tourner)
ANNETTE - Vous avez recommencé comme hier?
LOUIS - Oui, je fais des essais. Je ne peux pas te montrer la bande que je viens de faire parce qu'il faut qu'avant je la développe (il décharge la boite). Mais je vais te montrer celle que j'ai faite hier… Tiens, regarde!
ANNETTE - Hou la, toutes ces petites photos!
LOUIS - En moins d'une minute j'en ai pris 800.
ANNETTE - C'est du gaspillage, monsieur Louis… 800 fois moi! Ca rime à quoi?
LOUIS - Je vais t'expliquer… 800, cela fait approximativement 15 pas seconde. Ce qui veut dire que j'ai pu saisir le moindre de tes gestes. Et maintenant, dans cette boite il y a un mécanisme qui va faire défiler ces images en les projetant sur l'écran. Attention, je charge la boite, j'allume la lampe, et regarde… je tourne la manivelle. (ils regardent sur un écran imaginaire situé en dehors de la scène)
ANNETTE - Ah! …Ah bien ça, dites donc… c'est bien moi… et je bouge… et c'est bien ma robe plissée… et j'avais accroché le pied du fauteuil… tout à fait… et je me rappelle qu'en effet j'avais aussi renversé un peu de crème sur la nappe… Et je fais mon petit salut. Ah, ça alors… (elle se laisse tomber dans un fauteuil) Ca me coupe les jambes! C'est ça, votre invention?
LOUIS - C'est ça, mon invention. Je ne pense pas que ça ait la moindre portée pratique, mais, c'est une jolie invention, tu ne trouves pas?
ANNETTE - Moi, je ne sais pas tout ce que vous savez, mais je pense que c'est drôlement chouette! Je serais fichtrement fier si j'avais fait ça!
LOUIS - Tu crois que ça en vaudrait la peine…
ANNETTE - Et on peut le passer plusieurs fois?
LOUIS - Autant de fois qu'on veut. Il n'y a qu'à rembobiner la bande.
ANNETTE - Vous ne savez pas ce que vous devriez faire, monsieur Louis? Vous devriez photographier les copines, quand elles sortent de l'usine. Comme ça elles pourraient toutes en profiter. Et vous verriez comme elles seraient contentes!
LOUIS – C'est une bonne idée. Nous en parlerons à Auguste et si ça lui plaît, nous ferons ce que tu dis. Merci, Annette…


RAPPEL HISTORIQUE

Le dix-neuvième siècle est marqué par la prolifération des recherches sur l'image animée. Parmi les principaux précurseurs on doit citer Marey qui photographiait les mouvements et Edison dont le kinétoscope est décrit dans la pièce ci-dessus… Mais d'innombrables chercheurs dans tous les pays avaient labouré le terrain et présenté des réalisations partielles et plus ou moins satisfaisantes. Ce fut la chance et le mérite des Lumière que de réaliser une synthèse qui fut tout de suite opérationnelle.
Antoine Lumière, le père, était au début de sa carrière photographe, (dans les années 1870-80), et à ce titre il avait à préparer lui-même ses plaques photographiques. Celles-ci étaient périssables et devaient être utilisées très rapidement. Mais Antoine était un homme généreux et prodigue qui se couvrit de dettes. Ses deux fils, qui avaient terminé leurs études, vinrent à la rescousse: ils inventèrent ensemble des plaques photographiques prêtes à l'emploi et conservables, ils les fabriquèrent industriellement et en vendirent dans le monde entier. Ils firent ainsi une grande fortune sur laquelle ils assirent toutes leurs inventions ultérieures. Les deux frères s'étaient promis de prendre en commun tous leurs brevets: mais, de fait, Auguste s'orienta plutôt vers la chimie et la médecine (nous connaissons encore aujourd'hui le "tulle gras Lumière"!) et Louis vers la photo et le cinéma.
Une invention n'est jamais que la combinaison d'éléments qui existaient auparavant. Ainsi le cinéma est la recombinaison de la lanterne magique (la projection sur un écran), de la photo (la saisie de l'image), du kinétoscope (le défilement des images), de la machine à coudre (les arrêts successifs des images), des cartons Jacquard (la perforation des films)… toutes ces inventions, anciennes ou nouvelles, étaient présentes à l'esprit de Louis Lumière quand il inventa le cinéma (I894).
Nous manquons de détails sur le déroulement exact des opérations… Nous savons seulement que Louis eut la fièvre et que L'IDEE de son invention lui apparut dans la nuit. Six mois après l'appareil de cinéma Lumière était prêt, susceptible et de prendre les vues en négatif, de les transformer en un film positif et enfin de les projeter sur un écran. La première représentation publique eut lieu à Paris en août 1895 dans la salle de billard d'un café parisien. Et précisément, le premier film présenté était, comme il est dit dans la pièce, "La sortie des usines Lumière". Lyon a commémoré l'événement en transformant la maison des Lumière en un Institut du Cinéma et en baptisant la rue dans laquelle il se trouve "rue du premier film".
Le procédé marchait tellement bien que les frères Lumière envoyèrent partout dans le monde des opérateurs qui, en Russie, en Italie, aux États-Unis… etc., photographiaient des "actualités" et les projetaient aux populations concernées. Ces innombrables bandes constituent aujourd'hui un témoignage international très précieux de la vie et des mœurs de l'époque. Depuis… mais est-il utile de dire à quel point le cinéma relayé par la télévision, a envahi la monde? Rarement invention aura pareillement marqué nos sociétés.