telecharger au format word

Déclaré à la SACD


HERODOTE
HISTOIRE DU PLUS HEUREUX DES HOMMES

par Michel Fustier
(toutes les pièces de M.F. sur : http://theatre.enfant.free.fr )


PERSONNAGES
Zeus, roi des dieux,
Crésus, roi de Lydie, la Reine,
Solon d'Athènes, sage grec, Cyrus, roi des Perses.
quelques soldats de Cyrus.


L'HISTORIEN DE SERVICE - Hérodote d'Halicarnasse (485-425 avant J.C.) est un voyageur et chroniqueur grec qui vécut à la grande période de l'Histoire grecque, celle de Périclès, Sophocle, Socrate, Platon… ce fameux Vème siècle avant J.C. où s'enracine notre civilisation. Hérodote fait de l'Histoire en racontant des histoires, telle celle de Crésus qui, pour s'être proclamé le plus heureux des hommes, fut puni par les dieux… Et ce fut le prélude aux Guerres Médiques. La scène représente le palais du roi Crésus qui, avec la reine, reçoit Solon, un sage grec...

- 1 -
CRESUS - O Solon, je salue en toi le personnage le plus sage de la Grèce! Et ma reine te salue avec moi.
SOLON - O Crésus, ô grand Roi, comment te plairait-il que je te salue toi-même pour te rendre à coup sûr ton compliment… Grande Reine qu'en pensez-vous?
LA REINE - Je ne le sais pas… il a tellement de qualités! Choisis toi-même.
SOLON - Dirai-je donc qu'il est le plus grand, le plus vaillant, le plus juste…?
CRESUS - Rien de tout cela. Mais si tu veux bien, j'aimerais que tu dises, modestement, j'y tiens: le plus heureux.
SOLON - Je dirai donc : je te salue, ô Crésus, grand roi qui te penses le plus heureux des hommes!
LA REINE - Oui, il a raison, le plus heureux des hommes. Il est jeune, il est beau, il est riche, il a une reine qui l'aime, ses sujets le respectent, il est victorieux dans ses guerres, modéré dans ses victoires. Incontestablement le plus heureux des hommes…
CRESUS - Tu vois, ma reine m'approuve! Suis-moi, Solon… Ce que je n'ai jamais fait pour quiconque, je le ferai pour toi: je t'emmènerai visiter mes trésors, les immenses trésors d'un homme heureux. Car, si je n'étais pas le plus heureux, je serais du moins le plus riche. (ils sortent)
ZEUS – (entrant) Les dieux ne permettent pas qu'un homme se glorifie au delà de ce qui est raisonnable. Nous appelons cela de l'insolence ou de la vantardise. L'insolence et la vantardise sont insupportables aux dieux. Et tout particulièrement à moi, Zeus, le roi des dieux. Et de toute façon nous ne permettrions pas non plus que les hommes, même s'ils ne s'en vantent pas, soient perpétuellement heureux… Sinon, en quoi les dieux seraient-ils supérieurs aux hommes? Je vais, ma cachant derrière cette colonne, assister à la suite des événements… et si nécessaire, intervenir.

- 2 -
CRESUS - (rentrant avec Solon et la Reine) Tu as vu mes trésors. Es-tu convaincu maintenant?
SOLON - Que tu es le plus riche… Certes, je le reconnais!
CRESUS - Non, je veux dire, que je suis le plus heureux.
SOLON - Vraiment, le plus heureux? Ô Crésus, n'as-tu pas peur d'offenser les dieux? Quand on est heureux, il vaut mieux ne pas le dire trop haut.
CRESUS - Sottise! Voyons, si tu n'es pas convaincu, pourrais-tu dans ta sagesse, me citer celui que, parmi les hommes, tu estimerais le plus heureux.
SOLON - Laisse-moi réfléchir… Si cela ne t'offense pas, je te mentionnerais volontiers Tellos d'Athènes.
CRESUS - Ah! Tellos d'Athènes… Qui est-ce?
LA REINE - Nul n'a jamais prononcé son nom devant nous. Qu'a-t-il fait?
SOLON - Tout d'abord il fut citoyen d'une ville prospère. Ensuite il a eu des fils beaux et vertueux qui lui ont eux-mêmes donné des petits-fils beaux et vertueux. Enfin, après avoir joui de ses biens, il a terminé sa vie de la façon la plus glorieuse, dans une bataille qu'Athènes livrait à ses voisins pour défendre sa liberté. Sa tombe a été entourée de grands honneurs.
CRESUS - En sorte que tu estimes qu'il est plus heureux des hommes.
SOLON - Certes, oui.
LA REINE - Ô toi, le méchant sage, qui tente de ternir le bonheur que mon mari éprouve à s'estimer être lui-même le plus heureux des hommes!
CRESUS - Donc, Tellos, bien! Tellos, si tu veux… Et, d'après toi, qui vient ensuite? Moi, je l'espère.
SOLON - Pardonne-moi, grand roi! Ce serait plutôt Cléobis et Biton, deux frères qui furent des athlètes vainqueurs aux Jeux olympiques.
LA REINE - Cela ne suffit pas pour être heureux!
SOLON - Non, certes. Mais ces deux-là furent aussi capables - les bœufs étant tombés malades - de tirer leur mère dans son char jusqu'au temple d'Héra, où se célébrait une grande fête: or la distance était de quarante-cinq stades.
LA REINE - Là non plus, une bonne suée n'apporte pas forcément un grand bonheur!
SOLON - Non, mais attends, Reine. Le grand bonheur va venir… Après avoir été félicités par toute l'assemblée, ils eurent la chance, au sommet de leur gloire, de s'endormir et de ne pas se réveiller. Ainsi furent-ils les plus heureux des mortels. Leurs concitoyens leur élevèrent une statue.
CRESUS - Ô toi, Athénien, mon hôte, mon bonheur est-il si faible à tes yeux que tu ne me juges même pas l'égal de simples citoyens?
SOLON - Grand roi, j'apprécie à sa juste valeur ton bonheur présent… Mais tu es encore jeune et il te reste de nombreuses années à vivre jusqu'à ce que tu atteignes l'âge normal de la mort, qui est de soixante-dix ans. Et sais-tu, jour par jour, quelles épreuves peuvent t'attendre? …Tant de menaces pèsent sur nous! Aucun homme ne peut être déclaré heureux avant que ne soit arrivé le jour de sa mort. Maintenant, si tu tiens absolument à te proclamer dès maintenant le plus heureux de hommes, fais-le… Mais prend garde d'être un jour tourné en dérision.
CRESUS - Solon, c'est à tort que je t'ai salué comme le plus sage des hommes… J'en ai assez entendu! Mon plaisir serait maintenant que tu disparaisses de ma cour.

- 3 -
ZEUS - Ce Crésus est indécrottable; il ne comprend pas à quel point il est vantard et insolent. Je ne le supporte plus… Mais nous avons la chance que, pour abattre un roi, rien n'est plus indiqué qu'une bonne guerre, et justement j'ai sous la main un certain Cyrus… Cyrus, c'est bien ça! le roi des Perses, qui a déjà réuni sous son autorité un grand empire. Et maintenant il s'en est pris précisément à Crésus et, après quelques batailles préliminaires, il a mis le siège devant Sardes, la capitale de Crésus…
CRESUS - (entrant en coup de vent) Ce n'est pas possible, ô Zeus! J'ai envoyé un messager à la Pythie de Delphes pour lui demander si je devais faire la guerre à Cyrus… Et celle-ci m'a répondu que si je faisais cette guerre, je détruirais un grand empire.
ZEUS - Ô toi, dans ton impudence, n'as-tu pas songé un instant que cet empire que tu détruirais, ce pourrait être le tien!
CRESUS - Le mien, mais… c'est impossible… c'est impossible!
ZEUS - Bien sûr que si, que c'est possible! Va-t-en courir affronter ton destin et laisse-moi reprendre ma méditation interrompue (Crésus sort penaud, Zeus va à la fenêtre) Donc Cyrus arrive sous les murs de Sardes et Crésus descend avec son armée dans la plaine pour le défier. Mais à la vue des chameaux de Cyrus, les chevaux de Crésus sont pris de peur… C'est bien connu: les chevaux n'aiment pas les chameaux! Donc les chevaux désarçonnent leurs cavaliers et Cyrus est victorieux. Après la bataille on ramène Crésus couvert de chaînes. (on l'amène)

- 4 -
CYRUS – (entrant) Je suis Cyrus, le roi des Perses… C'est donc toi Crésus, qui t'es impudemment dit le plus heureux des hommes?
CRESUS - C'est bien moi. Et je découvre que maintenant, je suis le plus malheureux de tous. J'ai d'autant plus mérité mon sort que j'ai refusé autrefois d'écouter un sage grec qui me disait que pour être décrété heureux, il fallait d'abord être mort, car nul vivant n'est heureux.
CYRUS - Quel était ce sage?
CRESUS - C'est Solon… Mais je l'ai renvoyé avec indignité. Pourtant je souhaiterais que tous les rois puissent s'entretenir avec lui.
CYRUS - Nous avons nous aussi entendu parler de lui. Mais maintenant il est trop tard. Ton fils et ta femme t'ont déjà été enlevés. Et pour ajouter, s'il est possible, à ton malheur et te permettre de mieux goûter l'amertume de ta défaite, nous te condamnons à être brûlé vif.
CRESUS - O Zeus, j'ai été non pas le plus heureux mais le plus bête des hommes, je le reconnais maintenant!
CYRUS - Allons, qu'on allume le bûcher, le plus grand bûcher que l'on ait jamais dressé. (on l'allume)
ZEUS – (s'avançant) Attends, attends un peu, Cyrus! Crésus vient de reconnaître qu'il a été le plus bête des hommes: cet aveu tardif ne mérite-t-il pas d'être récompensé? Fais-lui grâce!
CYRUS – Pourquoi pas, ô Roi des dieux, si tu le veux. Pour moi, je me contenterai volontiers de ses richesses, dont je viens tout juste de m'emparer… Mais regarde, mes serviteurs ne parviennent pas à éteindre les flammes du bûcher qu'ils ont allumé.
ZEUS - Alors, je vais m'en charger moi-même et faire éclater un orage puissant qui en viendra facilement à bout. En effet, autant je voulais punir Crésus pour avoir proclamé qu'il était le plus heureux des hommes, autant je veux le récompenser pour avoir enfin avoué qu'il en était le plus bête. (il fait un geste et la pluie éteint le bûcher). Car ce que j'aime surtout chez les hommes c'est qu'ils montrent de l'humilité.


RAPPEL HISTORIQUE

Au Vème siècle avant Jésus-Christ, la Grèce, composée jusque là de petites villes indépendantes et dispersées (Athènes, Sparte, Corinthe…), commence à prendre conscience d'elle-même. Elle y est poussée en particulier par la naissance et le développement menaçant de l'empire des Perses, qui est en train d'envahir progressivement le Moyen-Orient. La Lydie de Crésus se situait en Asie Mineure (la Turquie actuelle) et sa capitale, Sardes, n'était pas très loin de la ville d'Éphèse. Elle se trouvait donc historiquement prise entre les deux opposants. Il n'est pas étonnant qu'elle ait la première fait les frais des longues guerres qui se développèrent ensuite entre les Grecs et les Perses (ou Mèdes), de 560 environ jusqu'à 480 (bataille décisive de Salamine). Ces guerres sont appelées "les Guerres Médiques".
Ces Guerres Médiques ont été vécues par les Grecs comme étant la lutte entre leurs états démocratiques, composés d'hommes libres, et la puissance despotique des états orientaux (les Perses, appelés les Barbares) dont les soldats marchaient sous le fouet. Elles furent aussi, ne nous le cachons pas, un affrontement commercial visant à la conquête ou à la protection des marchés… Le commerce était en effet très actif dans cette partie est de la Méditerranée.
Hérodote, qui naquit quelques années avant la bataille de Salamine se fit, sinon l'historien, au sens moderne du mot, du moins l'enquêteur et le narrateur de l'histoire des Guerres Médiques. Pour cela il voyagea beaucoup, interrogeant les témoins des faits auxquels il s'intéressait, décrivant longuement les coutumes, les particularités et les légendes des pays qu'il visitait (Grèce, Égypte, Perse, Thrace, Italie…) Sa relation est une source précieuse de renseignements concrets sur les civilisations anciennes.
L'historien moderne cherche les causes intelligibles des faits, qui sont psychologiques ou économiques ou géographiques. Hérodote, lui, sans exclure cette analyse causale, jette aussi sur les faits un regard religieux et ne manque jamais de souligner la part que prennent les dieux dans les malheurs de l'homme. Les dieux, ou la Destinée, ou la Fatalité, ou la Nécessité! L'histoire de Crésus, qui ouvre l'enquête, est très caractéristique : s'il a été vaincu par Cyrus, ce n'est pas parce que Cyrus voulait étendre sa puissance, c'est parce qu'il avait été insupportablement insolent envers les dieux, qui, comme tout le monde le sait, sont jaloux du bonheur de l'homme.
Les Guerres Médiques furent le prélude d'une multitude d'autres conflits où s'affrontèrent (et où s'affrontent encore) dans les mêmes lieux l'Orient et L'Occident : la conquête d'Alexandre, les luttes des Romains contre les Juifs ou les Scythes, les Croisades, la prise de Constantinople par les Turcs, la bataille de Lépante, la guerre de 1914, les guerres d'Israël, la guerre d'Irak…