Déclaré à la SACD
GUTENBERG ET L'IMPRIMERIE
par Michel Fustier
(toutes les pièces de M.F. sur : http://theatre.enfant.free.fr )
PERSONNAGES
Johann Gutenberg, frère Ludwig, l'abbé du monastère,
le commissionnaire Helmut,
le banquier Fust, associé historique de Gutenberg.
L'HISTORIEN DE SERVICE - Pour diffuser les textes sacrés et profanes
on ne pouvait autrefois que les copier à la main, ce qui se faisait dans
les "scriptoria" des monastères. Dans les années 1450,
grâce aux caractères mobiles et à la presse à vis,
Johann Gutenberg inventa l'imprimerie. Il est ainsi le père de la multitude
de livres qui, depuis cette époque ont envahi le monde. Comme nous ne
savons que très peu de choses de sa vie, les dialogues ci-dessous sont
purement imaginaires… L'action commence dans le cloître d'un monastère
bénédictin.
- 1 -
FRERE LUDWIG - (à genoux) Mon révérend père, je
vous demande humblement de me relever de mes vœux et de me laisser partir.
L'ABBE - Que se passe-t-il, frère Ludwig?
FRERE LUDWIG - Je n'en peux plus, je ne suis pas fait pour le métier
de copiste, c'est trop éprouvant pour moi. Copier, copier, copier les
uns après les autres des Bibles, des missels, des traités de philosophie…
sans une faute, sans une hésitation!
L'ABBE - C'est pour la plus grande gloire de Dieu.
FRERE LUDWIG - La plus grande gloire de Dieu, mon révérend père,
c'est l'homme vivant. C'est saint Paul qui le dit… Je la connais, l'Écriture,
maintenant, à force de la copier! Mais travailler ainsi courbé,
dans le froid, avoir mal au dos, mal à la tête, y perdre la vue,
y gâcher sa santé… ce n'est pas ce que j'appelle l'homme
vivant. Je suis trop fragile, je suis en train d'en crever…
L'ABBE - Nul ne peut vouloir la mort d'aucun homme. Tu veux donc réellement
partir?
FRERE LUDWIG - Oui. Avec votre permission…
L'ABBE - J'y consens, mais à une condition: que tu n'ailles pas gaspiller
tes dons. Tu connais parfaitement le latin, le grec, l'hébreu….
Va voir Gutenberg, il a des idées, tu l'aideras.
- 2 –
L'HISTORIEN DE SERVICE – Quelques années après, dans l'atelier
de Gutenberg, à Strasbourg, Gutenberg parle avec son apprenti Ludwig
...
GUTENBERG - Oui, j'ai des idées… Des idées pour reproduire
la Bible mécaniquement, en grandes quantités. Oui, je ne pense
qu'à ça. Regarde, Ludwig, ce beau bois que je viens de terminer.
LUDWIG - Fais voir… Ah! Mais tu n'as pas seulement gravé un dessin,
mais aussi des lettres…
GUTENBERG - Oui, des lettres… Regarde, je l'enduis d'encre, je pose le
papier, je frotte… Voilà!
LUDWIG - Une belle gravure de la création… pas mal! Et que dit
le texte: (déchiffrant avec peine): "A principio creavit Deus caelum
et terram." Ah, c'est le commencement de la Bible : "Au commencement,
Dieu créa le ciel et la terre". Oui, mais, tu me diras ce que tu
voudras, c'est quand même dur à lire.
GUTENBERG - Peut-être, mais maintenant je peux le reproduire trente, quarante
fois…
LUDWIG - Cela fera trente ou quarante fois quelque chose de dur à lire…
GUTENBERG - Tu m'énerves… Dur à lire, dur à lire…
C'est que tu es un ignorant!
LUDWIG - Je suis le contraire d'un ignorant: je n'ai pu lire ton texte que parce
que je le connaissais déjà! Sans ça… Et combien de
temps ça t'a pris de graver ça?
GUTENBERG - Ca m'a pris, ça m'a pris… (furieux) Oui, d'accord,
graver toute la Bible comme ça, je le reconnais, ce serait… (d'un
ton de défi) Trouve un meilleur moyen!
- 3 -
HELMUT – (entrant) Monsieur Gutenberg, je vous apporte des sous. C'est
maître Köster qui m'envoie pour vous payer de vos fournitures. Voyez
si vous avez votre compte?
GUTENBERG - Fais voir, Helmut… Un, deux, trois, quatre, cinq, six gulden…
je crois que ça va. Mais dis-donc, elles ne sont pas très nettes
tes pièces!
HELMUT - Oh, monsieur Gutenberg! Qu'est-ce qu'elles ont?
GUTENBERG - Regarde, abruti... Elles ont été rognées, on
ne voit plus les cannelures sur la tranche.
HELMUT – Je n'ai pas de très bons yeux….
GUTENBERG - Ne fais pas l'âne! Les voleurs grattent les pièces
pour avoir du métal. Et celles-ci, cinq sur six au moins, ont été
grattées. Je ne t'accuse pas… Mais si je les fais rouler sur une
feuille de papier, elles laissent une ligne floue (il le fait). On devrait voir
normalement une suite de petits traits... Regarde la sixième... (il la
fait rouler) Tu vois les petits traits! Elle est bonne, elle…
LUDWIG – Pardonne-moi, Gutenberg, si tu y mettais de l'encre, ce serait
encore plus visible!
GUTENBERG - Bonne idée… (il met de l'encre avec le tampon sur la
tranche de la pièce, puis la roule sur le papier) Tu vois, bandit! Des
petits traits réguliers, comme les barreaux d'une échelle.
HELMUT - Mais, monsieur Gutenberg, je vous assure...
GUTENBERG – (soudain) Arrête, arrête, arrête... (grand
silence) Je viens d'avoir une idée!
LUDWIG – Ah oui? Laquelle?
GUTENBERG - Attends... j'improvise... attends… j'en bafouille d'émotion…
Ah!… Suppose que sur la tranche de cette pièce on ait gravé,
non une cannelure, mais, par exemple, un L…
LUDWIG - Oui. Et alors...?
GUTENBERG - Si je l'encrais, cela me permettrait d'imprimer un L sur le papier.
Et suppose encore que sur la tranche de la pièce suivante j'aie gravé
un U, et sur la pièce suivante un D, puis un W, puis un I et un G…
Je bloquerais mes six pièces ensemble, je les frotterais sur un tampon
d'encre… Cela me donnerait LUDWIG.
LUDWIG – Oui, ce serait mieux qu'avec du bois et on pourrait employer
les pièces plusieurs fois!
GUTENBERG - Naturellement... Bon... (à Helmut) tu as compris ce que nous
avons dit?
HELMUT - Non, pas du tout.
GUTENBERG - C'est mieux comme ça. Tiens, pour cette fois, ça va,
voilà ton reçu, brigand... Allez, va-t-en. Et nous deux, Ludwig,
réfléchissons!
- 4 –
L'HISTORIEN DE SERVICE – Mais Gutenberg n'a pas trouvé à
Strasbourg l'aide dont il a besoin. Il s'est réfugié à
Mayence et il rend visite à un certain Johann Fust...
GUTENBERG - Oui, monsieur Fust, quand nous étions à Strasbourg,
nous avons fait une invention.
LUDWIG - Une invention pour reproduire un texte autant de fois que l'on veut.
La Bible, par exemple, ou une grammaire, ou un dictionnaire... Mais maintenant
que nous sommes revenus à Mayence, nous voudrions essayer de mettre ça
en oeuvre...
FUST - Et vous avez besoin d'argent, messieurs, je suppose? D'ordinaire, quand
on vient me trouver, c'est parce qu'on a besoin d'argent.
GUTENBERG - Ca en rapporterait beaucoup...
FUST - Hum, c'est toujours ce qu'on me dit. Expliquez-moi un peu en quoi consiste
votre invention, monsieur Gutenberg.
GUTENBERG - Eh bien voilà : nous faisons d'abord une sorte de caisse
plate, un casier plutôt, dans lequel nous rangeons dans le bon ordre des
multitudes de petits blocs métalliques bien propres, sur chacun desquels
est gravée une lettre. Une lettre en relief. Et ces lettres font des
mots et ces mots font des lignes et ces lignes font une page... Vous me suivez?
FUST - Oui, jusqu'ici.
LUDWIG - Après avoir… nous pourrions dire "composé"
la page, nous mettons de l'encre sur les lettres... Une encre épaisse,
suffisamment mais pas trop... et par dessus une feuille de papier.
FUST - Je vois! Et après, vous frottez...?
LUDWIG - Non, précisément, nous ne frottons pas... C'est là
la seconde partie de notre invention…
GUTENBERG - Un jour que je me promenais dans les environs de Strasbourg, - c'était
au moment des vendanges - j'ai vu fonctionner une presse pour écraser
le raisin. Une presse avec une grosse vis de bois qui était si puissante
qu'après deux ou trois tours il ne restait plus une seule goutte de jus.
FUST - Et alors?
LUDWIG - Eh bien, notre casier à lettres nous le passons sous une presse
du même type, qui vient appuyer très fort sur le papier et... comment
dirais-je, y "imprime" toutes les lettres.
FUST - Et après?
GUTENBERG - Et après, cela fait une page... Et on peut recommencer autant
de fois qu'on veut, sur autant de feuilles que l'on veut, pour faire autant
de pages que l'on veut...
FUST - Sans avoir à la "composer" plus d'une fois, donc?
GUTENBERG - Exactement.
FUST - Diable! C'est astucieux…
GUTENBERG – Monsieur, ne dites pas: diable! Car nous pensons précisément
à la Bible. Si nous pouvions en imprimer deux ou trois cents exemplaires,
nous trouverions facilement des acheteurs. Nous pourrions les vendre beaucoup
moins cher que les moines!
FUST - Ca fait combien de pages, la Bible?
LUDWIG - Quelque chose comme mille deux cents ou mille trois cents pages.
FUST - Bigre! Ca représente donc au total dans les deux cent soixante
mille pages! Les travaux d'Hercule! De quoi avez-vous besoin?
GUTENBERG - Deux à trois ans de travail pour une équipe d'une
quinzaine d'ouvriers, plus les machines, plus l'encre et le papier. Et les locaux
bien sûr…
FUST – Deux cents exemplaires de la Bible! Messieurs, votre affaire m'intéresse
et je vous attends demain avec quelques chiffres précis, sur lesquels
vous vous engagerez. En attendant, je vous félicite… Et surtout
pas un mot de ceci à quiconque; il faut que toute cette affaire reste
secrète.
RAPPEL HISTORIQUE
Rares sont les inventions qui ont eu plus d'impact sur le monde que l'invention
de l'imprimerie… La vie de Johann Gutenberg (né vers 1400 ou avant
et mort en 1468) est très mal connue. Il naquit à Mayence, une
ville des bords du Rhin, proche de Strasbourg. De sa famille on sait seulement
qu'elle appartenait à l'aristocratie de la ville et qu'elle y avait une
grande maison. Johann fit probablement de bonnes études, mais on ignore
tout de sa profession initiale. Pour des raisons obscures, probablement politiques
et économiques (une dette?), Gutenberg quitta Mayence en 1428 ou 1429
et vint s'installer à Strasbourg, ville plus libérale et plus
ouverte, où il resta jusqu'en 1444.
Ce fut pendant cette période qu'eut probablement lieu "l'invention"
de l'imprimerie, du moins l'invention des idées directrices qui permirent
à Gutenberg, dès son retour à Mayence, de s'attaquer à
ce qui serait son grand œuvre, à savoir l'impression en 1455 de
la première Bible. Cette Bible, latine évidemment, est dite la
B 42, parce qu'il y a quarante deux lignes de texte sur chacune de ses pages.
Gutenberg dut pour cela s'allier avec un riche bourgeois nommé Fust qui
fournit les capitaux nécessaires à ce qui fut une entreprise éditoriale
assez considérable… Par la suite Fust et Gutenberg se brouillèrent
et se séparèrent. Les dernières années de la vie
de Gutenberg sont assez incertaines…
Une invention à lieu quand se fait dans l'esprit de l'inventeur la rencontre
et la combinaison de plusieurs techniques antérieures. Dans le cas de
l'imprimerie, Gutenberg combina trois techniques: celle des blocs de bois où
l'on sculptait les images à reproduire (xylographie), celle des signes
gravés sur la tranche des pièces de monnaie, celle enfin de la
presse à vendanger qui permet de mettre en contact étroit les
lettres gravées sur les blocs métalliques et le papier. Où
l'on voit que l'invention n'est pas création pure, mais recombinaison
d'éléments antérieurs… Ce qui n'enlève rien
au mérite de l'inventeur.
Les premiers vrais ateliers d'imprimerie furent donc installés à
Mayence. Malheureusement pour cette ville, des troubles politiques éclatèrent
peu après et les imprimeurs, qui s'y étaient formés sur
le tas, se dispersèrent dans des villes plus accueillantes (Strasbourg,
Paris, Lyon, Venise et surtout Francfort, où se tient encore aujourd'hui
la plus grande des manifestations consacrées au livre). L'imprimerie
devint donc un phénomène européen et contribua puissamment
à la diffusion de la connaissance. Quelques dizaines d'années
après (vers 1530), elle rendit en particulier possible la Réforme
protestante reposant sur la lecture d'une Bible qui pouvait maintenant être
mise entre les mains de tous.
La technique de Gutenberg (la typographie) resta en vigueur jusqu'au milieu
du vingtième siècle où elle fut supplantée par l'offset
et l'informatique. Mais ce qui ne changea pas, ce fut la présentation
même du livre qui est resté à peu de choses près
ce que les premiers imprimeurs l'avaient fait. Jamais dans le monde il n'a été
fabriqué plus de livres qu'aujourd'hui.