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Déclaré à la SACD


ANTIGONE

par Michel Fustier
(toutes les pièces de M.F. sur : http://theatre.enfant.free.fr )

PERSONNAGES
Antigone, le garde, le roi Créon,
un enfant, le devin Tirésias, le fils de Créon Hémon..


L'HISTORIEN DE SERVICE - Antigone est une héroïne de la légende grecque célébrée pour s'être opposée à l'injustice des lois de la tyrannie. C'est le prototype de la "résistante", dont le souvenir fut particulièrement évoqué en France lors de l'occupation allemande de 1940. C'est Sophocle, un auteur dramatique grec du Vème siècle avant J.C., qui a raconté son histoire dans la pièce qui porte son nom, un des chefs-d'œuvre du théâtre mondial. Nous ne pouvions faire mieux que de nous inspirer étroitement de lui. Antigone refuse de respecter l'ordre du roi Créon qui interdit de donner une sépulture convenable au cadavre de son frère...

- 1 -
LE GARDE - (traînant Antigone et parlant au peuple) Cette fois-ci, je la tiens! La voilà la coupable. Nous l'avons prise sur le fait… O roi, viens voir!
CREON - (entrant) Qu'y a-t-il?
LE GARDE - Regarde, c'est elle…
CREON – Antigone?
LE GARDE - Oui. Nous nous étions mis en observation à quelque distance de la chose, pour ne pas trop sentir l'odeur nauséabonde qu'elle dégage, car elle a été déjà déchirée par les chiens… Et nous avons vu arriver cette fille, qui, avec ses mains, s'est mise à gratter la terre pour recouvrir les restes du cadavre et faire ensuite sur cette tombe improvisée une offrande…
CREON - C'est bien ce que je craignais. Toi, Antigone, connais-tu la défense que j'avais fait proclamer?
ANTIGONE - Pouvais-je l'ignorer?
CREON - Tes deux frères se sont entretués… Mais l'un, notre Etéocle, combattait légitimement pour sa patrie de Thèbes et il a eu droit à tous les honneurs d'un enterrement officiel. Quant à l'autre, ton Polynice exécré, revenu d'exil pour mettre sa patrie à feu et à sang, j'ai condamné sa dépouille à rester sans sépulture sur le champ de bataille jusqu'à ce qu'elle ait été complètement dévorée par les bêtes sauvages.
LE GARDE – Ô mon roi, c'était une bonne décision et je l'approuve…
CREON - Toi, le garde, maintenant que tu as trouvé le coupable, tu peux retourner d'où tu viens. (il reste)

- 2 -
CREON - Donc, tu as agi en toute connaissance de cause, contre la loi que j'avais édictée.
ANTIGONE - Oui, car il y a des lois éternelles et inébranlables, qui surpassent toutes les autres: ce sont celles que les dieux ont fixées aux hommes. Parmi lesquelles, l'obligation d'ensevelir les morts avec honneur. Elles ne datent ni d'aujourd'hui ni de hier mais de toujours et je les respecte avant les tiennes, qui ne sont que les lois d'un tyran. Pourrais-je, par crainte du tyran que tu es, m'exposer à la vengeance des dieux?
CREON - Tu es bien la seule à penser de cette façon. N'as-tu pas honte?
ANTIGONE - Je ne vois pas de honte à honorer un frère!
CREON - Le bon ne peut se comparer au méchant. L'ennemi même mort ne peut se comparer à l'ami.
ANTIGONE - L'un et l'autre me sont chers. Je suis née pour l'amour et non pour la haine.
CREON - Eh bien donc, va les rejoindre! (il tire son épée)
ANTIGONE - Vas-y, qu'attends-tu? Je n'ai pas peur de ton épée…
CREON – (rentrant son épée) Non, je ne veux pas porter la main sur toi, qui est ma nièce et la fiancée de mon fils: mais je te ferai enfermer dans un tombeau obscur jusqu'à ce que tu y périsses de ta propre mort. O garde, toi qui as voulu rester ici pour satisfaire ta curiosité, emmène-la donc toi-même à la mort. (le garde emmène Antigone)

- 3 -
HEMON - (entrant en courant) Père, certes tes ordres sont justes, je n'en doute pas. Mais…
CREON - Laisse cette fille trouver un époux dans les Enfers. Je l'ai prise en flagrant délit de rébellion contre mon autorité. Il n'est pire fléau que la désobéissance, c'est elle qui détruit les États. On doit toujours soutenir les mesures qui sont prises en faveur de l'ordre et en tout cas ne jamais céder à une femme. N'es-tu pas de mon avis?
HEMON – Père… Certes… la raison est un don des dieux aux hommes. Mais es-tu sûr, en parlant comme tu le fais, de parler selon la raison…
CREON – Comment? Nous irions, à notre âge, apprendre la vérité d'un jeune imbécile?
HEMON - Tu vois, tu réponds comme si tu étais toi-même un enfant. La vérité n'a pas d'âge.
CREON - Malheureux fils qui fait le procès de son père!
HEMON - Malheureux père, que je vois offenser la justice…
CREON - Cela suffit: tu n'épouseras pas cette femme vivante.
HEMON - Eh bien, elle mourra, mais en mourrant elle en fera périr un autre? Je t'aurai averti! (il sort)
CREON - Il me menace de se tuer! Je l'en empêcherai bien … (il sort)

- 4 -
ANTIGONE - (retraversant la scène, conduite par le garde) Voyez ce que je suis et quelles lois me frappent, lorsque, sans les honneurs dus aux morts, je vais vers ce cachot d'un nouveau genre qui, sous la terre accumulée, deviendra mon tombeau. Que je suis malheureuse, ô moi qui ne dois déjà plus être comptée au nombre des vivants mais qui ne suis pas encore au nombre des morts et qui n'aurai plus jamais la joie de contempler au dessus de ma tête le flambeau sacré du soleil. Ô tombeau, chambre nuptiale, ma prison à jamais… (ils sortent)

- 5 -
UN ENFANT - (à l'assistance) Écoutez-moi, vous tous! Je vous amène le devin Tirésias. Je suis son guide. Il est aveugle mais, dans ces circonstances troublées, il y voit plus clair que nous.
TIRESIAS - Ô peuple de Thèbes, ton roi va commettre une lourde faute et nous allons être tous pareillement souillés par cette chair offerte aux oiseaux et aux chiens. L'erreur est fréquente chez tous les mortels et nous ne devons pas lui en vouloir de s'être trompé, mais le mortel qui s'entête dans l'erreur est un criminel. Peut-on se glorifier de faire mourir une seconde fois ce qui est déjà mort une première fois? O toi, mon enfant, va chercher notre roi, que je lui parle…
CREON - (rentrant) J'entends, vieillard entêté, que tu as l'audace de t'élever contre moi.
TIRESIAS - Ô roi, je parle dans ton intérêt. La sagesse est le premier des biens…
CREON - A mes yeux, la déraison est bien le pire des malheurs. Ma volonté ne fléchira pas, sache-le.
TIRESIAS - Les rites dont on entoure un mort appartiennent aux dieux, ils ne te regardent en rien. Si tu persistes dans tes desseins, sache, toi, qu'à peine le soleil couché il y aura un mort dans ta famille. Ce sera le prix à payer pour avoir précipité un vivant chez les morts et retenu sur terre un mort qui appartient aux dieux. M'as-tu entendu? (pause) Enfant, ramène-moi maintenant.
CREON - (à l'assistance) Mon esprit se trouble. Les paroles du devin sont terribles… Que dois-je faire? Il m'en coûterait de revenir sur mes décisions! Faudrait-il vraiment que j'aille extraire cette fille de son cachot. Mais peut-on résister à la volonté des dieux? (pause)…Vite, mes serviteurs, prenez des haches et des pics et courons. J'ai peur! C'est moi qui l'ai enfermée, c'est moi qui la délivrerai. (il sort)

- 6 -
LE GARDE – (entrant, essoufflé) Hélas, hélas, que cette histoire est douloureuse à raconter... Nous sommes donc allés sur la colline, là où gisait le corps déchiqueté de Polynice. Nous avons lavé le cadavre avec l'eau purificatrice et supplié la déesse de nous pardonner... Moi, j'étais tout heureux de voir que le roi avait changé d'avis, car je craignais par trop la colère des dieux… Mais hélas! Alors que nous nous approchions de la grotte où la jeune fille était enfermée, nous entendîmes de loin un hurlement de douleur… "Malheur à moi, dit le roi, c'est la voix de mon fils!" Nous nous hâtons, nous écartons les pierres qui ferment le tombeau et nous apercevons un spectacle effrayant: elle, elle s'est pendue avec son voile et lui, Hémon, le fils de notre roi, l'étreignant à pleins bras, gémissait… Lorsqu'il nous aperçoit, sans un mot, il crache au visage de son père et, tournant sa fureur contre lui-même, se plante lui-même son épée dans le flanc. Et il reste là, cadavre enlacé à un cadavre, célébrant ainsi ses noces dans le monde des morts… Mais voici Créon qui revient… A-t-il quelque chose à ajouter à cette terrible histoire?

- 7 -
CREON – (revenant) Ô Peuple de Thèbes, mon malheur surpasse encore ce que vous venez d'apprendre. Écoutez ce que vous ne savez pas encore… Vraiment pourquoi a-t-il fallu que je sème la mort? Ô moi, trois fois misérable criminel, comment puis-je me supporter moi-même? Écoutez…
LE GARDE – Tu nous fais peur… Qu'est-il encore arrivé? Nous t'écoutons, parle.
CREON - A peine étais-je revenu de la grotte mortelle où gisaient déjà deux des miens qu'un troisième cadavre m'attendait en travers de mon chemin. Désespérée par la mort de son fils, Eurydice, ma femme, ma reine, me maudissant à jamais, avait tranché le fil de ses jours. Quand je suis arrivé, elle était étendue au pied de l'autel, transpercée d'une lame aiguë, tandis que ses yeux tout blancs s'ouvraient sur les ténèbres de la mort.
LE GARDE - Hélas, l'effroi me fige sur place. Ce que dit Créon, les dieux l'ont-ils vraiment voulu?
CREON – Oh, je vous en supplie, vous, Thébains, laissez partir loin d'ici le fou qui a dévasté sa propre famille. Tout vacille entre ses mains. Trop lourd est le fardeau dont les dieux l'ont chargé. Qu'elle vienne sur lui la mort, qui est le seul bien qu'il puisse maintenant désirer… (il sort en chancelant)
LE GARDE - Vraiment la sagesse et la justice sont les premières conditions du bonheur. Si l'on ne veut pas s'exposer à leur vengeance, il ne faut jamais commettre d'impiété envers les dieux.


RAPPEL HISTORIQUE

Les peuples des diverses civilisations ont toujours attaché beaucoup d'importance à la façon de traiter leurs morts. Certains les brûlent solennellement, d'autre les exposent sur des lieux élevés pour que les oiseaux les emportent vers le ciel, d'autres les déposent dans des tombeaux parfois somptueux, avec tout ce qu'il faut pour que le défunt puisse continuer à vivre après sa mort, d'autres les enterrent plus simplement dans le sol avec ou sans cercueil… Les rites de funérailles sont un des fondements des sociétés humaines.
Chez les grecs, la sépulture et les rites qui l'accompagnent sont une nécessité absolue pour le mort qui, sans cela, serait condamné à errer sans fin exposé à la colère de dieux. Pour ceux qui restent, les rites sont aussi très importants: aussi longtemps qu'un cadavre n'est pas brûlé ou enseveli, il est porteur d'une souillure redoutable qui peut contaminer une cité entière. Grand était donc le crime de Créon de refuser d'enterrer Polynice et grande la piété d'Antigone de s'efforcer par tous les moyens de passer outre à ce refus.
Cependant le sujet principal de la pièce n'est pas l'ensevelissement des morts mais l'obligation pour le juste de désobéir aux lois injustes. Ainsi Créon est le prototype du tyran qui édicte des lois qui vont à l'inverse des grandes lois universelles, tandis qu'Antigone représente le "résistant" qui refuse d'appliquer des lois qui vont contre sa conscience. Les exemples de cette tyrannie et de cette résistance abondent dans toutes les époques. Un soldat qui refuse de massacrer des innocents, un policier qui refuse de torturer un suspect, un employé qui refuse d'appliquer des lois racistes ou de prononcer un congédiement injustifié participent à la résistance d'Antigone… C'est la raison pour laquelle le thème d'Antigone a été repris maintes et maintes fois dans le cours de l'histoire. L'Antigone de Jean Anouilh, écrite en France sous l'occupation allemande, en est un des meilleurs exemples. Dans le monde où nous vivons les Créon pullulent et jamais peut-être les tyrans et leurs injustices n'ont été aussi nombreux qu'aujourd'hui. Mais il ne suffit pas hélas d'écrire ou de représenter des pièces pour en venir à bout: il y faut de véritables Antigone, d'authentiques"résistants".
Antigone et Créon ne sont pas des personnages historiques mais de ces personnages mythiques, datant des origines de la civilisation grecque et dont les poètes se servaient volontiers comme supports de leurs œuvres. C'est au Vème siècle avant J.C., c'est à dire au point culminant de la civilisation grecque, que Sophocle reprit cette vieille légende pour en tirer sa pièce Antigone, qui fut représentée en 441. Sophocle est le contemporain de Périclès, de Socrate, de Platon, d'Aristote, de Thucydide… c'est à dire de la plupart des penseurs sur lesquels est fondée notre propre civilisation.