Déclaré à la SACDD
ALEXANDRA DAVID-NEEL
UNE PARISIENNE AU TIBET
par Michel Fustier
(toutes les pièces de M.F. sur : http://theatre.enfant.free.fr )
PERSONNAGES
Alexandra, son fils adoptif Yongden,
trois brigands.
L'HISTORIEN DE SERVICE – Alexandra David-Néel, exploratrice passionnée
par l'Inde et la Chine, a toujours rêvé de pénétrer
dans le Tibet interdit et d'atteindre Lhassa, la ville sainte. Pour passer inaperçue,
elle décide de se déguiser en vieille tibétaine et d'y
aller à pied avec son fils adoptif, Yongden, lui-même un authentique
lama. Mais un des grands risques est de rencontrer en chemin des brigands…
La pièce qui suit est extraite directement d'un épisode du livre
qu'elle publia en 1923, Voyage d'une Parisienne à Lhassa. Elle est donc
en route...
- 1 -
YONGDEN - Ne voulez-vous pas vous reposer un instant, mère?
ALEXANDRA - Je veux bien me reposer un instant, Yongden. Mais je t'en supplie,
ne parle pas anglais… Il suffirait que quelqu'un nous entende pour que
tout soit perdu.
YONGDEN - Alors, je vous réponds en tibétain: ce rocher vous ira-t-il?
ALEXANDRA - Oui… Je ne suis pas fatiguée. Au contraire! Mais il
faut savoir prendre son temps.
YONGDEN - Je vous l'avais bien dit… Le Tibet est strictement interdit
à tous les étrangers et nous n'aurions jamais pu y pénétrer
avec une escorte de mules et de porteurs. Mais tous les deux, seuls, à
pied, moi en Lama, vous comme ma vieille mère…
ALEXANDRA - Oui… Avec tout notre barda sur le dos! Deux mille kilomètres
au milieu des montagnes… Je suis complètement folle!
YONGDEN - Mais si vous voulez continuer à passer pour une femme du pays,
n'oubliez pas de vous noircir chaque matin la figure avec du charbon de bois...
Et laissez bien pendouiller votre fausse tresse en poils de yak.
ALEXANDRA - En fait… une vieille femme… personne ne fait attention
à moi. C'est toi, qui es un authentique Tibétain, que tout le
monde regarde.
YONGDEN - Le seul péril que nous courions vraiment, ce sont les brigands.
Et nous avons justement pénétré maintenant dans le pays
des brigands gentilshommes…
ALEXANDRA – Des brigands gentilshommes! Nous allons ouvrir l'œil.
Mais ne crois-tu pas qu'il est temps de repartir? (ils partent)
- 2 –
L'HISTORIEN DE SERVICE – Et soudain, au détour d'un chemin, des
silhouettes inquiétantes. Ce sont trois brigands avec de vieux fusils...
PREMIER BRIGAND - Que vois-tu venir là-bas?
TROISIEME BRIGAND - Deux marcheurs… Ils sont lourdement chargés!
DEUXIEME BRIGAND - En tête une vieille femme… et derrière
un jeune homme… Je crois que c'est un Lama!
TROISIEME BRIGAND - Un Lama! Je n'aime pas ça. Ces vénérables
moines ont toujours de mauvais tours dans leur sac. Il suffirait qu'il nous
maudisse. De toute façon, ces deux-là, c'est bien maigre comme
butin.
PREMIER BRIGAND - Oui, mais à part le Lama, il n'y a pas beaucoup de
risques.
DEUXIEME BRIGAND - En tout cas, ils ne sont pas armés!
PREMIER BRIGAND - Savez-vous ce que nous allons faire? Nous allons nous avancer
tranquillement à leur rencontre, comme de paisibles pèlerins …
La femme marche devant: nous la laisserons passer et nous irons regarder de
plus près à quoi ressemble ce soi-disant Lama.
3 –
L'HISTORIEN DE SERVICE – Alexandra, un peu inquiète, mais très
maîtresse d'elle-même, s'avance, ployant sous son fardeau...
ALEXANDRA - C'est le moment de faire semblant de rien… Bonjour, mes seigneurs!
(elle passe au milieu des brigands) Bonjour!
LES TROIS BRIGANDS – Bonjour, grand-mère! Que le seigneur Bouddha
t'ait en sa protection.
DEUXIEME BRIGAND - Tu es lourdement chargée!
ALEXANDRA - Ce n'est rien, mon frère, n'est rien, je suis forte!
TROISIEME BRIGAND - Nous le savons, le Tibet est le pays des femmes fortes.
ALEXANDRA - Merci du compliment… Allez, je vous laisse, messieurs. Mon
fils, qui me suit, sera heureux de vous saluer à son tour… Il vous
donnera sa bénédiction. (elle sort)
YONGDEN - (entrant, souriant) Bonjour!
PREMIER BRIGAND - Seigneur Lama, nous sommes heureux de vous rencontrer…
Bénissez-nous!
YONGDEN - Mais volontiers… (il leur impose les mains)
PREMIER BRIGAND - Où allez-vous, seigneur Lama?
YONGDEN - Je fais un pèlerinage avec ma vieille mère. Nous allons
à Lhassa. Et vous-mêmes?
PREMIER BRIGAND - Nous! Nous sommes des chasseurs. Mais jusqu'ici nous n'avons
pas tué beaucoup de gibier... Nous faisons un peu de commerce, aussi…
YONGDEN - Du commerce?
DEUXIEME BRIGAND - Dans ce pays il ne suffit pas de cultiver la terre pour vivre.
Il faut faire un peu de commerce…
YONGDEN - Je vois… Du commerce…
TROISIEME BRIGAND - N'auriez-vous pas une petite pièce à nous
donner? Seigneur Lama, nous n'avons pas mangé depuis trois jours et nous
n'aimerions pas avoir à vous faire ouvrir tous vos paquets pour voir
quel commerce nous pourrions faire avec vous…
YONGDEN - Hélas, mes amis, mes bons amis, je suis plus pauvre que vous!
DEUXIEME BRIGAND - Et qu'est-ce que c'est que ces deux pièces d'argent
dans votre mouchoir? Deux Roupies! C'est ça que vous appelez être
pauvre? (il prend les deux roupies)
YONGDEN - Rendez-les moi… (criant en direction d'Alexandra) Maman, ils
m'ont pris deux roupies! Maman, ils m'ont pris deux roupies… (aux bandits)
Prenez garde, c'est une sorcière!
PREMIER BRIGAND - Moi, je serais bien partisan de lui faire ouvrir ses paquets…
- 4 –
L'HISTORIEN DE SERVICE – Mais voici qu"Alexandra revient sur ses
pas et reprend en main la situation...
ALEXANDRA - (revenant sur ses pas) Messieurs, messieurs, que se passe-t-il?
Nos deux roupies… Hélas, c'est tout ce que nous avons pour vivre
pendant notre pèlerinage. Nous allons vers les lieux saints, à
Lhassa… Quel dommage! une pauvre vieille femme qui va mourir de faim.
Nous n'arriverons jamais! Nous aurions pu prier pour vous…
YONGDEN - (bas à Alexandra) Il ne faut pas qu'ils ouvrent nos bagages
: ils y trouveraient notre revolver, notre appareil de photo et notre provision
de pièces d'or…
ALEXANDRA - Ne te fais pas de souci, je vais sortir le grand jeu… (prenant
un ton suppliant) Hélas, messeigneurs, savez-vous que c'est un homme
pieux qui nous a offert ces deux roupies pour notre pèlerinage…
Et avant de nous les donner, il les a bénies. Une indéfectible
bénédiction qui fait que c'est maintenant de l'argent sacré…
Mon fils le Lama les avait reçues après avoir célébré
un service funèbre en l'honneur du père de cet homme pieux. La
malédiction pour ceux qui les détournent! Nous sommes pauvres…
PREMIER BRIGAND - Eh, maman, continue, tu ne nous impressionnes pas!
ALEXANDRA - Je n'aurais pas voulu avoir à le faire, mais… (à
Yongden) Tu vas voir, ils sont horriblement superstitieux! (prenant un ton menaçant)
Alors, je vais appeler sur vous la malédiction des dieux et des génies…
O toi, Lhamo qui monte un cheval sauvage sur une selle faite de peau humaine,
et toi, la déesse qui dans ton courroux dévore la cervelle des
chasseurs déloyaux…
DEUXIEME BRIGAND - Non, non, n'appelle pas la déesse qui dévore
les cervelles…
ALEXANDRA - Et toi, le Roi de la Mort qui danse sur les cadavres…
TROISIEME BRIGAND - Rends-lui ses deux roupies et tirons-nous en vitesse!
ALEXANDRA - Et toi surtout, toi, le démon-tigre que je n'ose pas encore
nommer, toi qui d'un coup de patte… Le nommerai-je? Voulez-vous que je
le nomme? Ce serait l'irréparable….
PREMIER BRIGAND - Non, non, ne le nomme pas!
ALEXANDRA - Pourquoi ne le nommerai-je pas, moi qui suis la compagne d'un illustre
sorcier, lequel ne manquerait pas de vouloir punir l'offense que vous avez faite
à son fils…
TROISIEME BRIGAND - (arrachant les deux roupies à son compagnon et les
jetant devant Alexandra) Pardonne-nous, divine mère. Nous ne voulions
pas offenser les dieux. Nous t'en prions, efface par ta parole les malédictions
que tu as prononcées contre nous.
YONGDEN - Pourquoi les effacerait-elle?
LES TROIS BANDITS – (aux pieds d'Alexandra) Ne nous punis pas. Nous sommes
de pauvres chasseurs et nous ne savions pas… O grand Lama, implore ta
mère pour nous.
YONGDEN - J'implorerai ma divine mère pour vous… Mais elle ne peut
pas retirer aussi simplement ses malédictions. Elle doit d'abord passer
trois jours en prière… Vous, vous allez partir et quand vous aurez
fait trois jours de route, vous arriverez sur le bord d'un fleuve dans lequel
vous vous baignerez. Et quand vous vous serez baignés, alors la malédiction
sera levée. Allez!
LES TROIS BANDITS - Merci, seigneur Lama, merci… Nous ne sommes pas de
mauvaises gens, nous voulons seulement rentrer chez nous… (ils partent
précipitamment)
ALEXANDRA - Je crois que j'ai été bonne… Je me suis impressionnée
moi-même. N'oublie pas que j'ai chanté l'opéra, autrefois!
YONGDEN - Vous avez été excellente. Mais moi aussi!
ALEXANDRA - Oui, toi aussi! Quelle idée géniale que de les faire
attendre trois jours et de les envoyer se baigner pour se purifier dans un fleuve
que probablement ils ne trouveront pas! Mais maintenant, viens. Ramasse les
deux roupies et allons-nous-en. Il me semble en effet que… tu entends
cette légère brise? …que la Nature elle même a été
impressionnée par mes invocations. (ils écoutent…) Décidément
le Tibet est un pays bien mystérieux. (ils reprennent leur route)
RAPPEL HISTORIQUE
Alexandra David est née en 1868 dans les environs de Paris. Elle est
morte centenaire en 1969 à Digne en Provence. Entre ces deux dates, elle
a mené la vie la plus extraordinaire que l'on puisse imaginer….
Petite fille rebelle dans une bonne famille bourgeoise, adolescente fugueuse,
élève d'Élisée Reclus, le grand géographe,
étudiante en Angleterre… pour commencer. Puis, bref séjour
aux Indes où elle découvre ce qui sera la passion de toute sa
vie: le bouddhisme. Et pour achever ce prélude, cantatrice dans les salles
d'opéra de l'Indochine française…! avant d'épouser
en 1905 un ingénieur français travaillant en Tunisie, M. Néel.
Ce qui ne l'empêche pas entre temps de parfaire ses études d'orientaliste.
A 42 ans, enfin, elle peut réaliser son rêve : partir pour l'Inde.
Elle y passera à voyager, à explorer, à s'instruire, à
recueillir des manuscrits et à écrire, plus de quarante ans, tout
au plus coupés de quelques retours en Europe. Elle y nouera également
d'innombrables relations avec les sages et les mystiques locaux, qui l'initièrent
à leurs croyances et à leurs pratiques. Et ceci grâce à
l'aide financière de son mari, avec lequel, bien qu'elle l'ait pratiquement
abandonné, elle continua d'avoir des rapports cordiaux. Sur la fin de
sa vie, elle se retirera à Digne, dans une maison qu'elle y avait achetée
et qui deviendra par la suite un petit musée.
Son exploit le plue étonnant reste, en 1922-23, le voyage incognito qu'elle
réussit à faire au Tibet, jusqu'à Lhassa, la capitale.
Elle a alors 55 ans. Le Tibet était une région totalement interdite
aux étrangers. Pour tourner l'interdiction elle prit de pauvres vêtements
locaux, se noircit la figure et se fit passer pour une vieille tibétaine.
Elle était accompagnée par un jeune Lama qu'elle présentait
comme son fils (et que par la suite, une fois rentrée en France, elle
adopta). Pour ne pas attirer l'attention, elle fit ce voyage entièrement
à pied. Les deux compères portaient sur leur dos tous leurs bagages,
y compris une petite tente qui leur fut très précieuse lorsqu'ils
ne pouvaient loger chez l'habitant. Dans les montagnes du Tibet, entre 3 000
et 5 000 mètres d'altitude, ils vécurent de multiples aventures.
Une fois arrivée, après 90 jours de marches exténuantes,
ils passent environ un mois à visiter Lhassa…
Pour rendre compte de ses voyages, Alexandra David Néel écrivit
de nombreux livres qui eurent (et ont encore) en Europe et dans le monde entier
un succès impressionnant. Ces livres ne lui servaient d'ailleurs pas
seulement à faire connaître ses découvertes, mais aussi
à financer ses expéditions… Les principaux sont: Voyage
d'une parisienne à Lhassa, Au pays des Brigands gentilshommes, Mystiques
et magiciens du Tibet, l'Inde où j'ai vécu, Le bouddhisme du Bouddha…
et de nombreux autres encore. Durant ses brefs passages en Europe, elle donna
aussi de multiples conférences et publia de nombreux articles dans les
revues spécialisées. Le monde savant admira beaucoup cette femme
passionnée qui avait, pour acquérir ses connaissances, non seulement
étudié, mais payé beaucoup de sa personne.