Déposé à la SACD
L'ENCYCLOPEDIE
par Michel Fustier
(toutes les pièces de M.F. sur : http://theatre.enfant.free.fr )
PERSONNAGES
Diderot, libre-penseur assoiffé de connaissances,
Malesherbes, ministre chargé de surveiller la presse, qu'on appelait
alors "la librairie",
deux lectrices (ou lecteurs) échangeant leurs impressions, un spectateur
curieux.
L'HISTORIEN DE SERVICE - Au XVIIIe siècle, la société française était encore une société de pouvoir absolu et le Roi exerçait sa censure sur tout ce qui s'imprimait et se vendait dans le royaume. Lorsque Diderot prit en main les destinées de son Encyclopédie, c'est à dire d'un Dictionnaire universel des sciences et des techniques, il eut, malgré la complicité de certains fonctionnaires royaux, à supporter une persécution presque continuelle. Mais voici qu'un spectateur curieux interroge Diderot, qui est en train d'écrire à sa table...
- 1 -
LE SPECTATEUR CURIEUX - (se levant dans la salle) Il serait peut-être
temps, Denis Diderot, que vous nous en racontiez exactement l'histoire de l'Encyclopédie.
DIDEROT - Si vous le voulez… Bien qu'elle commence à me sortir
par les yeux, cette Encyclopédie! Savez-vous que j'y ai consacré
vingt-cinq ans de ma vie…
LE SPECTATEUR - Justement, racontez-nous! Nous en sommes très curieux.
DIDEROT - Allons, pour vous faire plaisir! …Eh bien, l'Encyclopédie,
c'est une idée qui n'est même pas de moi, mais du libraire Le Breton
qui voulait traduire et adapter la British Cyclopedia de l'Écossais Chambers...
Il cherchait quelqu'un pour faire le travail. Il m'engage…
LE SPECTATEUR - Pourquoi vous engage-t-il, vous?
DIDEROT - Parce que j'ai une bonne mémoire, un immense culot, beaucoup
de curiosité. Et surtout parce que je déborde d'enthousiasme.
C'était en 1745. Et mon ami d'Alembert est aussi du voyage. Lui, pour
les sciences exactes, moi, pour tout ce qui relève de l'opinion…
Mais avant d'accepter je me rends chez M. de Malesherbes, qui est le directeur
de la Librairie du royaume et qui a pour mission de surveiller et de censurer
les écrivains. Celui-ci me dit à peu près ce qui va suivre…
- 2 -
MALESHERBES – (entrant) Mais oui, monsieur Diderot, je vous prie de considérer
que vous êtes libre, puisque vous attachez un si grand prix à la
liberté.
DIDEROT - Nul n’est jamais aussi libre qu’il ne le pense, monsieur
de Malesherbes... Mais je peux donc, dans l'ouvrage dont je suis venu vous parler,
publier ce que je veux?
MALESHERBES - Entendons-nous bien.... Je devrai d’abord montrer chacun
de vos articles à quelqu’un de nos censeurs, et s’il le trouve
bon, vous pourrez le publier.
DIDEROT - Et s’il ne le trouve pas bon?
MALESHERBES - Mon Dieu! Nous avons une multitude de censeurs qui ne sont pas
exactement du même goût ni de la même opinion... Si l’un
désapprouve, l’autre approuvera. Sinon, vous retoucherez! Nous
sommes entre gens de bonne compagnie!
DIDEROT - C’est donc cela que vous appelez ma liberté? Savez-vous
pourtant que ce n’est pas une petite affaire dans laquelle je viens de
me lancer: une “Encyclopédie”! Rien moins que de dire à
tous la vérité sur toutes choses. Pari redoutable.
MALESHERBES - S’il s’agit de vérité, qui pourrait
y faire obstacle? Le Roi lui-même s'en réjouira...
DIDEROT - Et il y a déjà deux mille souscripteurs qui se sont
engagés pour les dix-huit volumes que nous avons en projet, ce qui est
un nombre impressionnant! Sans compter ceux qui viennent tous les jours s’ajouter
aux précédents. Dont une bonne part à l’étranger,
en Russie, en Prusse, en Angleterre, en Italie... Il y a une telle soif de connaissances
partout dans le monde!
MALESHERBES – (se levant) Oui, mais sachez cependant que, selon la formule
en usage, toute vérité n'est pas bonne à dire… (il
sort)
DIDEROT – Je ferai comme si je m'en souvenais…
- 3 -
LE SPECTATEUR - Donc, avec M. d'Alembert, vous vous mettez au travail. N'avez-vous
point aussi sollicité monsieur l'abbé de Condillac, Rousseau,
Voltaire lui-même? Et Condorcet pour le droit, l'abbé Morellet
pour la théologie, Buffon pour la nature, l'abbé Yvon pour la
métaphysique… D'autres encore, d'après ce que je sais?
DIDEROT - Oui, tout le parti des philosophes… Mais comment voulez-vous
que je n'en oublie pas, ils sont plus de deux cent cinquante? Et aussi plus
tard mon ami Grimm, et le baron d'Holbach pour la chimie, et Quesnay aussi pour
l'économie. Et Turgot, comment l'oublier… Vraiment tout ce qui
compte! Bref, dans un premier temps, en 1758, nous publions les sept premiers
volumes de notre ouvrage. Travail colossal! Et… Mais voyez vous-même!
Ces lectrices, plongées dans mon Encyclopédie, sont passionnées...
- 4 -
PREMIERE LECTRICE - (feuilletant l’Encyclopédie) Ce Diderot est
vraiment diabolique. Voyez-vous, à le feuilleter rapidement, on juge
que c’est d’abord un ouvrage sur les techniques, dont l’utilité
ne se discute pas. Par exemple, ici... il faut avouer que je ne savais pas jusque-là
comment se faisaient les chemises, et cela est minutieusement décrit.
Et je ne savais pas non plus de quel alliage sont les cordes d’un clavecin...
SECONDE LECTRICE - Eh bien, qu’y a-t-il ici de diabolique?
PREMIERE LECTRICE - Comment, vous ne savez donc pas que ce Diderot est un esprit
libre, qui ne rêve que de renverser le roi et la religion... Et il fait
cela dans les coins, là où on ne l’attendait pas, entre
deux chemises et trois clavecins, là où il peut passer sans être
aperçu des censeurs...
SECONDE LECTRICE - Où donc, montrez-moi, je voudrais bien savoir?
PREMIERE LECTRICE - Vous avez par exemple un article sur l’ “Agnus
Scyticus”, qui est une plante à laquelle on prête des propriétés
miraculeuses. Miraculeuses, que n’a-t-on pas dit? ...Suit toute une critique
des conditions auxquelles on peut croire aux miracles... Suivez mon regard!
SECONDE LECTRICE - Je vois où vous voulez en venir: C'est une façon
de mettre en doute les miracles de l’Évangile... Mais encore?
PREMIERE LECTRICE - Si vous désirez, au détour d’une page,
des opinions sur la politique, en voici: “La liberté est un présent
des dieux et chaque individu a le droit d’en jouir aussitôt qu’il
jouit de la raison.” Propos d'une audace inouïe!
SECONDE LECTRICE - Avec le Roi que nous avons, qui est tout autoritaire, cela
est en tout cas d'une grande imprudence. L'auteur se met complètement
à découvert!
PREMIERE LECTRICE - Oui, il prend de gros risques… Parfois, c’est
ironique: “Comment accepter que l’âme d’une mouche,
qui est plus noble que le plus noble des corps, soit détruite afin que
la mouche serve de pâture à l’hirondelle...”
SECONDE LECTRICE - L'âme d'une mouche! S'il y en a beaucoup d’autres
comme ça, tous les dogmes de la religion et les fondements de la société
risquent d'être renversés. (elles sortent)
- 5 -
LE SPECTATEUR - C'était inévitable! L'interdiction?
DIDEROT - Vous avez deviné, oui. Malgré le privilège royal
nos ennemis triomphent et en 1759 nos sept premiers volumes sont officiellement
brûlés par la main du bourreau… Comme le dit notre ami Voltaire:
"Il n'est pas bon que le peuple sache, sans quoi il deviendrait insolent…"
Heureusement que ce qui a été vendu, a été vendu!
LE SPECTATEUR - Je vois en tout cas que malgré le soutien de Mme de Pompadour,
vos vieux ennemis, les jésuites et les jansénistes, pour ne rien
dire du Parlement ni même de la Cour! l'ont emporté. Et alors?
DIDEROT - Eh bien, cela ne nous arrête pas. Mais pour terminer notre ouvrage,
c'est à dire les dix derniers livres, nous n'avons d'autre ressource
que d'entrer dans la clandestinité.
LE SPECTATEUR - Bigre: courageux en diable! Vous risquiez la Bastille, encore
une fois. Et n'est-ce pas à cette époque que vous avez rencontré
le chevalier de Jaucourt?
DIDEROT - Certes, et comment l'oublier? J'étais fatigué et découragé
et c'est lui qui a repris le flambeau… Bref, avec l'appui de Jaucourt
et malgré les interdictions des "Puissances", nous écrivons
et imprimons secrètement les dix derniers volumes. Six ans de travaux
forcés: ils sont terminés en 1765.
LE SPECTATEUR - Manœuvre audacieuse! Comment avez-vous pu les mettre en
vente?
DIDEROT - Les "Puissances" sont ennemies des idées, mais pas
de leur porte-monnaie. Trop d'intérêts sont engagés. L'Encyclopédie
représente un volume d'affaires estimé à 25 millions de
livres: Et comment aurait-on pu priver de leur revenu tant d'auteurs talentueux,
tant de bons libraires, tant d'honnêtes imprimeurs, relieurs…etc.?
On nous interdit donc de les vendre à Paris, pour le principe, mais,
allez comprendre! nous avons toute latitude de les placer en province, et bien
évidemment de les expédier à nos quatre mille souscripteurs
étrangers, dans l'Europe entière.
LE SPECTATEUR - Ce fut donc, financièrement, une bonne affaire?
DIDEROT - Oui, mais pas pour moi, hélas! En tout cas, en ce qui me concerne,
l'aventure s'arrête ici… Ah si, encore une chose, qui, au milieu
de tous mes désagréments, me fait vraiment quelque plaisir, c'est
que depuis qu'ils nous ont persécutés, les jésuites viennent
d'être interdits. Chacun son tour! Mais eux ne laissent rien à
la postérité… Je vous ai tout dit.
LE SPECTATEUR - Merci, monsieur Diderot. C'est une histoire très instructive.
RAPPEL HISTORIQUE
Une encyclopédie n'est pas un dictionnaire! Un dictionnaire fait le
recensement de tous les mots d'une langue et en explique les divers sens. Une
encyclopédie se donne pour objet de faire le tour (en grec: en kuklios,
en cercle!) de toutes les connaissances d'une époque: arts, sciences,
techniques, religions, histoire… etc. Ce n'est pas la même chose.
Vincent de Beauvais écrivit au douzième siècle le Speculum
Majus, compilation de la connaissance de l'époque. Au treizième,
Ibn Khaldoun écrivit de même une Introduction à l'histoire
universelle. Plus tard, Ephraïm Chambers publia en 1728 en Angleterre la
Cyclopedia or an Univresal Dictionnary of Arts and Sciences. C'est ce dernier
ouvrage que le libraire parisien Le Breton eut l'idée de faire traduire
en Français. Il s'adressa alors à Denis Diderot et Jean d'Alembert,
philosophes du Siècle des lumières. Mais ceux-ci, excités
par l'intérêt du sujet, préférèrent rédiger
une œuvre originale.
L'Encyclopédie ou dictionnaire raisonné des sciences, des arts
et des métiers en 35 volumes (17 volumes de textes, 11 de planches, 4
de suppléments, 2 d'index et 1 supplément de planches) de format
in-folio, a été écrite entre 1747 et 1772. Toute l'intelligentsia
française du siècle des Lumières participa à la
composition de l'Encyclopédie: Voltaire, Montesquieu et Marmontel pour
la littérature, Condillac pour la philosophie, Buffon et Daubenton pour
les sciences naturelles, d'Holbach pour la chimie, d'Alembert et La Condamine
pour les sciences, Robert Turgot et François Quesnay pour l'économie,
Rousseau pour la musique, Louis de Jaucourt, dans des domaines très variés…
Pour ne citer que les principaux ! Jules Michelet dira : " l'Encyclopédie
fut bien plus qu'un livre. Ce fut une faction…"
L'Encyclopédie avait un aspect technique et scientifique, qui ne souleva
pas trop de problèmes (et aujourd'hui encore nombre d'hommes de métier
se réfèrent à ses descriptions). Mais elle avait aussi
un aspect philosophique, politique et moral qui, écartant les croyances
communes des philosophies et des religions dominantes, mettait au centre de
l'univers un homme libre et doué de tous les pouvoirs… Cela ne
plut pas à certains. Aussi L'Encyclopédie fut interdite par le
roi en 1751 et en 1759, et par la suite (en 1765) condamnée par le pape
Clément XIII. L'ouvrage se vendit pourtant à 25 000 exemplaires
entre 1751 et 1782. (Devant les difficultés rencontrées, Catherine
II de Russie avait même proposé à Diderot d'imprimer L'Encyclopédie
en Russie!). L'ouvrage, énorme pour l'époque, avait occupé
mille ouvriers pendant vingt-quatre ans… Et quelles qu'aient été
les restrictions sur le fond, il n'aurait pas non plus été possible
de prendre des décisions de censure qui auraient privé de travail
tant d'écrivains, d'imprimeurs, de libraires et de papetiers…
L'Encyclopédie de Diderot donna par la suite naissance à une multitude
d'encyclopédies, universelles ou particulières (un domaine du
savoir, par exemple la médecine ou la menuiserie). Les plus célèbres
sont maintenant l'Encyclopaedia Britannica, l'Encyclopédie Universalis,
et même l'Encyclopedia Wikipédia, sur le web, qu'il nous arrive
de consulter.