Déposé à la SACD
L'ASSASSINAT DE JEAN JAURES
par Michel Fustier
(toutes les pièces de M.F. sur : http://theatre.enfant.free.fr )
PERSONNAGES
Jean Jaurès, le ministre Augagneur, le président du conseil Viviani,
un journaliste, Raoul Villain l'assassin,
le double de Jean Jaurès, le restaurateur.
L'HISTORIEN DE SERVICE - Nous sommes en août 1914, à la veille de la grande "Grande Guerre", où vont périr plusieurs millions d'hommes. Jaurès, qui depuis vingt ans se bat pour donner sa place en Europe au socialisme, essaye dans un dernier effort d'arrêter les nations fascinées par la guerre. Mais il a accumulé sur lui-même et sur son pacifisme une telle somme de haine que, à quelques jours de la déclaration de guerre, il est assassiné.
1 - (dans les couloirs de l'Assemblée nationale)
AUGAGNEUR - Monsieur Jaurès, vous qui parlez l'allemand, que veut dire
exactement l'expression "drohende kriegsgefahrzustand"?
JAURES - Cela veut dire littéralement, monsieur le ministre: "état
de danger de guerre menaçant". Grammaticalement, c'est parfaitement
clair.
AUGAGNEUR - Mon dieu, mais alors… Nous venons de recevoir cette dépêche
de Berlin… Vous êtes sûr de vous? Vous ne connaissez peut-être
pas tous les détours de la langue allemande…
JAURES - Non, bien sûr, mais ça m'étonnerait que je me trompe
de beaucoup… Regardons un dictionnaire, si vous le voulez… Je feuillette…
Si c'est bien ça… encore que l'on puisse atténuer un peu
la brutalité de l'expression. Peut-être simplement "état
de siège"…
AUGAGNEUR - Quoiqu'il en soit, ne nous payons pas de mots, les faits sont là:
des locomotives françaises sont retenues en Allemagne, les voies sont
coupées, les routes sont barrées… Cela sent fortement la
guerre.
JAURES – Comment! Les voies sont coupées, les routes sont barrées!
Vous ne m'aviez pas tout dit. Comment les choses en sont-elles venues à
ce point-là? Allons-nous laisser se déclencher un cataclysme mondial
parce que les Russes font un caprice? Et que fait l'Angleterre, qui devrait
les retenir? Je sens que les choses se précipitent, je vais voir le président
du conseil. Il faut agir!
2 - (au ministère)
LE PRESIDENT DU CONSEIL - La paix, monsieur Jaurès, la paix, vous n'avez
que ce mot à la bouche! Si vous n'aviez pas pris si vigoureusement position
contre le service militaire de trois ans, vous seriez peut-être plus crédible.
JAURES - Monsieur le président du conseil, je suis un pacifiste, mais
je suis aussi un réaliste qui pense que les nations doivent être
vigoureusement défendues. Et vous savez bien que j'ai proposé
pour cela des solutions infiniment meilleures que le service militaire de trois
ans.
LE PRESIDENT DU CONSEIL - Des solutions utopiques… convenez-en, monsieur
Jaurès
JAURES - Mais pas du tout: une armée nouvelle qui aurait été,
non pas une armée professionnelle constituée par des appelés
faisant leur service, mais une armée populaire dans laquelle tous les
citoyens auraient été, selon leur âge, régulièrement
entraînés. On les aurait mobilisés en fonction des besoins.
LE PRESIDENT DU CONSEIL - Le peuple en armes! Nous n'en sommes plus à
l'époque de la Révolution. D'ailleurs tous les généraux
étaient contre votre projet.
JAURES - Naturellement: en face de cette armée de citoyens ils auraient
perdu une grande partie de leur pouvoir! Mais ils auraient eu à leur
disposition un instrument de combat extrêmement efficace, car on aurait
pu engager dans la guerre toutes les ressources de la nation… On n'a pas
voulu de ma réforme! J'espère qu'il n'est pas trop tard pour sauver
la paix.
LE PRESIDENT DU CONSEIL - Je vous promets que je ferai tout ce que je pourrai.
Mais entre nous, mon opinion est au contraire qu'une bonne guerre nous ferait
du bien, car elle retremperait dans le sang les énergies de la nation.
3 - (dans les locaux d'un journal)
UN JOURNALISTE - Les journaux sont terrifiants... Les nationalistes, qui veulent
la guerre, ont pris Jaurès pour cible et, sous prétexte qu'il
veut, lui, la paix, ils lui reprochent de travailler pour l'Allemagne. Écoutez
ce que dit par exemple monsieur Péguy, qui est un honnête homme,
et un catholique, et un grand patriote: "Quand je dis qu'il y a un parti
allemand et que Jaurès est un pangermaniste, ce n'est point une invective.
Il est un agent du gouvernement allemand, il travaille pour la grande Allemagne."
Et monsieur de Waleffe, qui est certainement un homme honorable puisqu'il écrit
dans les journaux: "Nul que monsieur Jaurès n'a plus mérité
un haut grade dans l'armée allemande, car nul ne l'a mieux servie. Il
mérite la croix de fer avec l'aigle en diamant." Quant à
monsieur Daudet, que je respecte beaucoup, voici ce qu'il dit: "A la veille
de la guerre, le général qui commanderait à quatre hommes
et à un caporal d'arrêter le citoyen Jaurès et de lui mettre
à bout portant le plomb qui lui manque dans la cervelle, pensez-vous
que ce général n'aurait pas fait son plus élémentaire
devoir?"
4 - (dans la rue)
VILLAIN - Moi, je suis un homme simple et un bon citoyen. Je lis les journaux
et je les crois. Jaurès le pacifiste est dangereux! Avec l'autorité
qu'il a, il nous ôte tout notre courage et nous avons peur de la guerre.
Je sais ce qu'il me reste à faire… (à un passant) Savez-vous,
monsieur, où je pourrais rencontrer monsieur Jaurès
UN PASSANT - Vous n'êtes pas loin de son journal… Quand il a fini
d'écrire ses articles il a l'habitude d'aller dîner soit au Coq
d'Or, soit au Croissant. Monsieur Jaurès a très bon appétit.
VILLAIN - Mais ce soir, savez-vous où il ira?
UN PASSANT - Ah, ça je ne peux pas vous le dire… Qu'est-ce que
vous lui voulez?
VILLAIN - Oh, rien…! Monsieur, je vous remercie. Je vais le guetter…
Le voici qui sort… Je le suis… Il est avec quelques amis…
J'ai l'impression que ce soir ce sera au Croissant… Je vais me dissimuler
dans cette porte cochère. J'ai deux revolvers, si l'un venait à
s'enrayer… Mais voici qu'il s'arrête devant une vitrine qui lui
renvoie son image…
5 - (Jaurès face à lui-même)
JAURES - Qu'est-ce que vous voulez? Je suis fatigué, je vais dîner…
LE DOUBLE - Tu ne me reconnais pas? Je suis ton double, le jumeau qui te donne
la réplique et qui te contredit quand tu déraisonnes.
JAURES - (le regardant) Ah si, bien sûr que je te reconnais! Mais aujourd'hui
je n'ai pas le temps d'écouter tes arguments. Ecarte-toi.
LE DOUBLE - Pourquoi est-ce que tu ne veux pas m'écouter?
JAURES - Je sais ce que tu vas me dire. Je ne vais pas changer de direction.
J'ai cinquante-six ans. Je ne veux pas regarder en arrière.
LE DOUBLE - Je ne veux pas te dire de regarder en arrière, mais en avant.
Écoute-moi
JAURES - C'est trop tard. Plus on va, plus le chemin se rétrécit.
Et un jour, on n'a plus de choix… Ma vie est terminée. Je suis
fatigué, on va m'assassiner.
LE DOUBLE - Vraiment? Qu'en sais-tu?
JAURES - Oh, je ne le sais que trop bien. C'est simple… Je vais pousser
la porte de ce restaurant, j'y dînerai avec mes amis… Il est tard,
j'ai beaucoup travaillé, j'ai faim… j'ai toujours faim. Et puis
au dessert, quand je serai en train de manger ma tarte aux fraises - nous sommes
en Juillet, les fraises sont excellentes -, quand donc je serai en train de
manger ma tarte aux fraises, un revolver se glissera derrière moi et…
Ce sera très vite fait, je ne souffrirai pas.
LE DOUBLE - Tu n'es pas fait pour la mort, tu es fait pour la vie… Ne
rentre pas dans ce restaurant!
JAURES - Sottise! J'y ai rendez-vous. Pardonne-moi… A petits pas, nous
marchons si sûrement vers notre destin!
LE DOUBLE - Comment peux-tu te résigner? La guerre va éclater,
maintenant tu n'y peux plus rien. Mais la guerre, il va falloir la gérer.
Pourquoi acceptes-tu de mourir? Viens, retourne sur tes pas, éloigne-toi
de ce restaurant fatal. Tu n'as pas fini ce que tu avais à faire. Tu
as tout, tu sais tout, tu as la science, le bon sens et par dessus tout l'énergie…
Tu pourrais encore contenir la guerre, la canaliser et dès les premiers
combats, dès les premiers échecs, devenir le Danton de la France
en guerre, son Carnot, son Gambetta, extraire la paix de son ventre sanglant.
Tu pourrais t'imposer comme chef effectif de la coalition des peuples libres,
conseiller ou dicter la paix, donner ses lois à la communauté
des nations. Tu pourrais bouleverser le cours des choses…
JAURES - C'est une folle rêverie… Malheureusement, on ne choisit
pas… Et ce qui est vaut parfois mieux que ce qui pourrait être.
Allons, laisse-moi maintenant! Va… J'ai faim.
6 - (dans la rue, puis dans le restaurant Le Croissant)
JAURES - Pardonnez-moi, j'ai eu comme un étourdissement… Je préfère
aller ce soir au Croissant, nous serons plus tranquilles. Venez…
VILLAIN - Il faut trouver le bon moment. Je le suis…
JAURES - Avez-vous encore de la place, nous serons dix ou douze?
LE RESTAURATEUR - Mais oui, monsieur Jaurès, il nous reste cette table,
près de la fenêtre. Avec la chaleur, c'est bien, la fenêtre
est ouverte. A moins que vous ne trouviez que ce soit un peu dangereux.
JAURES - Bah! Si nous devons être assassinés, cela ne changera
rien. C'est cela, donnez-nous cette table. (il s'assoit)
LE RESTAURATEUR - Nous vous ferons un bon dîner… (un temps) Et maintenant,
nous avons d'excellentes tartes aux fraises?
JAURES - Donnez, donnez… (un temps) Je suis en train de me régaler…
VILLAIN - Je vois Jaurès de dos, sa tête blanchie luit dans la
mi-obscurité, il mange sa tarte… Je n'ai qu'à passer le
bras par la fenêtre, mon revolver n'est qu'à dix centimètre
de sa nuque… Ce qu'il faut faire, il faut le faire. (il tire deux fois,
Jaurès s'écroule, Villain reste pétrifié)
LE RESTAURATEUR - (long silence) Ils ont tué Jaurès, ils ont tué
Jaurès! C'est la guerre…
RAPPEL HISTORIQUE
La vie de Jaurès est dominée par quatre données essentielles
:
• D'abord la grande misère ouvrière de la fin du dix- neuvième
siècle. L'industrie s'est développée, la société
s'est enrichie, mais sous la pression d'un capitalisme sauvage, les ouvriers
restent très misérables. Pour lutter contre cet état de
choses se forment en France et en Europe de nombreux mouvements "communistes"
ou "socialistes" (Marx, Proudhon, Lassalle…)
• Ensuite, politiquement, la guerre de 1870, à la suite de laquelle
la France a perdu l'Alsace et la Lorraine, ce qui a suscité un très
violent désir de revanche. De 1870 à 1914, la société
française ne rêve que de reprendre les provinces perdues.
• Puis un antisémitisme qui atteint à la fin du siècle
une rare violence… Depuis que l'abbé Grégoire, sous la Révolution,
les a fait reconnaître comme citoyens à part entière, les
Juifs ont en effet pris dans une France majoritairement catholique une place
intellectuelle et politique qui inquiète.
• Enfin les tensions religieuses qui aboutirent en 1905 à la séparation
de l'Eglise et de l'Etat et à la proclamation de la laïcité
de la République…
C'st dans cet environnement, d'où allait surgir le vingtième siècle
avec ses deux guerres mondiales, le communisme russe, la shoah et la bombe atomique,
que vécut Jean Jaurès. Jean Jaurès (1859-1914), né
à Castres dans un milieu modeste, fait des études supérieures
brillantes. Il est reçu premier à l'Ecole normale supérieure
de la rue d'Ulm. Après une courte période consacrée à
l'enseignement, à 25 ans, en 1885, il est élu député
du Tarn. Il continue cependant ses travaux philosophiques (thèse sur
le socialisme allemand), jusqu'à ce qu'éclate dans sa circonscription
de Carmaux (centre minier) une grande grève qui prend très vit
une dimension nationale… Le député Jean Jaurès est
désormais en France le champion des luttes sociales. Il s'engage aussi
très vigoureusement en faveur de Dreyfus, qui vient d'être condamné,
et lutte pour sa réhabilitation.
En 1902 il fonde le journal L'Humanité (qui est alors un journal socialiste,
et ne deviendra communiste qu'en 1920, au congrès de Tours) où
il défend des valeurs de justice sociale et de respect de la République…
Il devient surtout, symboliquement, le champion de la paix dans une Europe à
la porte de laquelle frappe déjà la guerre… "Le capitalisme,
dit-il, porte en lui la guerre comme la nuée porte l'orage." Il
est d'autre part vivement opposé aux entreprises coloniales. Pour son
pacifisme, il est assassiné trois jours avant la déclaration de
guerre, le 31 juillet 1914. Il avait peu avant proposé une réforme
de l'armée qui, au lieu d'un service obligatoire porté à
trois ans, prônait un système de mobilisation en masse qui aurait
permis, le moment venu, de disposer plus rapidement d'une force de frappe infiniment
plus puissante. Il était pacifiste mais pas antimilitariste…!