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Déposé à la SACD

CHAMPOLLION

par Michel Fustier
(toutes les pièces de M.F. sur : http://theatre.enfant.free.fr )


PERSONNAGES
Champollion enfant, sa mère, Champollion adulte,
le docteur Young, éminent physicien et médecin anglais,
le conservateur du British Museun, un Anglais, le reporter

L'HISTORIEN DE SERVICE - L'expédition en Égypte de Bonaparte en 1798 suscita en Europe un très grand intérêt et nombre de savants se passionnèrent pour les problèmes que posaient les vestiges de la civilisation égyptienne. C'est dans cette atmosphère que grandit celui qui devait devenir le fondateur de l'égyptologie, Jean-François Champollion, qui avait huit ans lors de l'expédition et qui, sans avoir été préalablement en Égypte, résolut l'énigme des hiéroglyphes en 1822, à l'âge de trente-deux ans. Mais pour commencer, le jeune Champollion est aux prises avec sa mère.

1 - (dans la maison des parents de Champollion)
CHAMPOLLION ENFANT – Maman, je voudrais bien apprendre aussi l'égyptien.
LA MERE - Tu veux dire les hiéroglyphes?
CHAMPOLLION - Oui. Tu ne pourrais pas me trouver un professeur?
LA MERE - Jean-François, ce n'est pas possible, personne ne sait lire les hiéroglyphes et par conséquent personne ne peut t'apprendre à les lire. Mais dis donc, ne trouves-tu pas qu'à douze ans tu as bien assez à faire avec ton latin, ton grec, ton hébreu, ton syriaque, ton araméen, ton copte… C'est déjà bien beau qu'on te permette d'apprendre tout ça!
CHAMPOLLION - Ce n'est pas que je n'ai pas assez à faire… mais j'aurais bien voulu… Pourquoi est-ce qu'il y a des gens qui peuvent lire le latin, le grec, l'hébreu, le syriaque, l'araméen… et que personne ne peut lire les hiéroglyphes.
LA MERE - C'est bien simple, c'est à cause de Théodose.
CHAMPOLLION - De Théodose? Tu veux dire l'empereur romain?
LA MERE - Oui. Car c'est Théodose qui, étant devenu chrétien, a supprimé toutes les religions païennes, dont il a fait détruire les temples et disperser les prêtres… Or les hiéroglyphes étaient, semble-t-il, une sorte de langue secrète que seuls les prêtres égyptiens pouvaient lire. Du coup, après deux ou trois générations, personne n'y a plus rien compris.
CHAMPOLLION - Si j'avais été assez grand pour aller en Égypte avec Bonaparte, j'y aurais compris quelque chose, moi, aux hiéroglyphes!
LA MERE - Grand nigaud! Mais peut-être que, quand tu seras grand, si tu travailles bien, tu y arriveras. Pourquoi pas!

- 2 -
L'HISTORIEN DE SERVICE – Des années ont passé. La scène qui suit se situe dans les bureaux du British Museum, à Londres...
UN ANGLAIS - C'est un véritable cas de conscience, monsieur le conservateur du British Museum: il y a un Français – un Français, vous pensez! - qui nous demande de lui faire une bonne copie, un moulage même, de la Pierre de Rosette.
LE CONSERVATEUR DU BRITISH MUSEUM - Oui, et alors pourquoi pas, cher monsieur?
UN ANGLAIS - Mais la Pierre de Rosette nous appartient. Nelson l'a arrachée des mains de Bonaparte…
LE CONSERVATEUR – Oui, de Bonaparte qui lui-même l'avait volée aux Égyptiens!
UN ANGLAIS - Nous ne voulons pas le savoir. Pour nous, ce n'est pas un vol, c'est une prise de guerre… On l'a dûment transférée d'un vaisseau français sur l'un des nôtres.
LE CONSERVATEUR – Oui! Mais bien qu'elle soit maintenant exposée ici, au British Museum, c'est quand même avant tout une pierre qui appartient au patrimoine de l'humanité.
UN ANGLAIS - Certes! Mais avec ses trois textes parallèles, les hiéroglyphes étant accompagnés de leur traduction en grec et en démotique, cette pierre va peut-être permettre de découvrir le secret des prêtres égyptiens. Vous ne voudriez pas que nous le livrions aux Français!
LE CONSERVATEUR - Quelle importance, ils n'en feront rien. Vous les connaissez bien mal.
UN ANGLAIS - Je me méfie. On ne se méfie jamais assez des Français.
LE CONSERVATEUR - Vous avez raison? Mais faisons-lui quand même sa copie, à ce Français qui la demande. Au fait comment s'appelle-t-il?
UN ANGLAIS - Champollion. Vingt ans. Un jeune prétentieux! Jean-François Champollion.
LE CONSERVATEUR - Vous voyez bien: un inconnu. Aucun danger.

- 3 -
L'HISTORIEN DE SERVICE – Quelques années de plus se sont écoulées... Champollion est en train d'étudier la Pierre de Rosette. Mais le docteur Thomas Young, un savant anglais, s'est lui aussi penché sur la question. Allant de l'un à l'autre, un journaliste tente de faire le point de leurs recherches...
LE REPORTER - Monsieur Champollion, nombreux sont les savants qui essayent de déchiffrer la Pierre de Rosette. Pouvez-vous nous expliquer d'abord ce que sont les hiéroglyphes.
CHAMPOLLION - Si je le savais, j'aurais résolu le problème. Tout ce que je peux vous dire c'est qu'il y a deux façons d'écrire: ou bien on représente par un petit dessin l'objet que l'on veut désigner, par exemple, pour écrire CHAT, on dessine un chat avec son dos, sa tête et sa queue, pour écrire table, on dessine une table… etc. Ou bien on écrit C, H, A, T, ou T, A, B, L, E avec des lettres, comme nous le faisons en français. Tout le problème est de savoir si les hiéroglyphes sont des petits dessins ou des lettres? Je me creuse la tête! Heureusement que je suis patient…
LE REPORTER – (au public) On me fait savoir d'Angleterre que le célèbre docteur Thomas Young veut intervenir. Peut-être a-t-il quelque chose à nous apprendre! Me voici, docteur Young.
LE DOCTEUR YOUNG – Merci! Dites à ce patient jeune homme qui se creuse la tête depuis dix ans que moi, en quatre mois, j'ai découvert deux choses importantes. La première est que certains hiéroglyphes pourraient en effet être des lettres. J'en ai la glorieuse intuition! La seconde est que les noms des Dieux et des Rois sont contenus dans des sortes de cartouches de forme ovale… De là, il m'a été facile de conjecturer que l'écriture hiéroglyphique constitue un mélange de petits dessins et de lettres… J'ai même identifié au passage quelques lettres, ce qui prouve la justesse de mes vues. La traduction maintenant ne devrait alors poser aucun problème réel.
LE REPORTER - L'avez-vous faite?
LE DOCTEUR YOUNG - Non, maintenant que je sais que c'est possible, c'est sans intérêt.
LE REPORTER - Je retourne voir notre petit Français. Le docteur Young prétend qu'il a d'avance résolu le problème. Vous-même, Monsieur Champollion, où en êtes-vous?

- 4 –
CHAMPOLLION - Moi? Je viens de passer encore dix ans à me creuser la tête… Rien n'est résolu, quoiqu'en pense le docteur Young, mais il y a des faits troublants, qui d'ailleurs confirment son hypothèse. En particulier que sur la Pierre de Rosette pour 486 mots grecs, il y a 1 419 hiéroglyphes! Si l'on admet que pour exprimer un hiéroglyphe il faut au moins un mot de plusieurs lettres, la seule façon d'en sortir est d'admettre que certains hiéroglyphes doivent être en effet considérés comme des lettres… Dites au docteur Young que je viens d'avoir l'honneur de "prouver" la justesse de ses intuitions.
LE DOCTEUR YOUNG - J'ai entendu. Le diable d'homme, je n'avais pas pensé à ça. Je suis charmé!
LE REPORTER - (à Champollion) Le docteur Young est charmé. Mais encore, monsieur Champollion?
CHAMPOLLION - Je viens de faire un pas de plus, j'ai "identifié", moi, certaines de ces lettres. Par exemple en examinant les deux cartouches de PTOLEMEE et CLEOPATRE, j'ai découvert en particulier que le lion couché n'est pas un lion, mais simplement un L. C'est indiscutable.
LE REPORTER - Un L, cela ne suffit pas à faire un alphabet!
CHAMPOLLION - Attendez: de proche en proche, j'ai aussi identifié dans les textes le P, le T, le M, le S, le K, le N, le R. Et même, bien que l'égyptien, comme l'hébreu, se passe volontiers de voyelles, j'ai identifié le A, le AÏ, le E, le O… Cela ne commence-t-il pas à faire un alphabet?
LE DOCTEUR YOUNG - Voilà que cette jeune tortue se décide enfin à avancer? Mais jusqu'où va-t-elle aller, that is the question?
CHAMPOLLION - Ce qui ne veut pas dire, bien sûr, que tous les hiéroglyphes soient des lettres; beaucoup sont encore des petits dessins! Et autre chose… Tenez-vous bien, une vraie charade: mon premier est un soleil rouge, mon second une sorte de fourche à trois branches, et mon troisième une double potence: quel est mon tout? Réponse: Le grand Ramsès! Comment cela? Le soleil se dit RA, la fourche est un M et la double potence se prononce SES…
LE REPORTER - Étonnant! Donc réellement un mélange de lettres et de petits dessins?

- 5 –
CHAMPOLLION - Exactement. Et en fin de compte, après avoir pataugé au total pendant vingt ans et découvert bien d'autres règles très complexes de l'écriture égyptienne, j'ai résolu aujourd'hui, le 14 septembre. 1822, le mystère des hiéroglyphes. Je parlais déjà couramment le copte, qui n'est autre que l'égyptien courant: grâce à cela je suis maintenant devenu capable de lire parfaitement l'écriture sacrée des prêtres de Ra, ce qui est d'autant plus difficile qu'il y a toujours plusieurs manières d'écrire un même mot. Vous irez dire ça au docteur Young. Je suis même devenu capable d'écrire moi-même les hiéroglyphes. Si le docteur Young, grâce à ses hautes relations, peut me procurer un obélisque vierge, je me ferai un plaisir de le lui graver.
LE REPORTER - Vous avez entendu, docteur Young?
LE DOCTEUR YOUNG - J'ai entendu. How insolent! Hem… cet excellent jeune homme a bien travaillé. J'avais jeté les bases et tracé la voie. Sans moi, il n'aurait rien pu faire, mais comme un bon manœuvre il a su prendre le relais et achever la construction. Et il en sait tant que désormais je considère que rien d'important ne peut lui échapper. Faites savoir que mes études égyptiennes sont terminées. Vous lui porterez mes compliments.
LE REPORTER - Monsieur Champollion, avez-vous entendu…? (il le salue) Les compliments du docteur Young.

RAPPEL HISTORIQUE

En mai 1798, Bonaparte, à la tête d'une armada de quatre cents vaisseaux chargés de savants de diverses disciplines et de cinquante-cinq mille soldats, s'embarque à Marseille pour l'Egypte… Durant cette expédition, qui eut un grand retentissement et marque les débuts de l'Egyptologie, un jeune polytechnicien de 27 ans (…l'Ecole polytechnique avait été fondée en 1794 par la Convention), Bouchard, officier du génie, découvrit à Rosette une stèle en granite noir sur laquelle étaient inscrits trois textes les uns au dessus des autres. Ces textes se révélèrent par la suite être écrits respectivement en hiéroglyphes (écriture sacrée des prêtres de l'ancienne Egypte) en démotique (égyptien populaire) et en grec, qui fut aussitôt traduit… Bien que les officiers français qui l'avaient exhumée en eussent parfaitement compris la portée (la possibilité de comprendre les hiéroglyphes), à la suite de la capitulation française en 1801, cette "Pierre de Rosette" passa aux mains des Anglais qui l'expédièrent au British Museum.
Né à Figeac dans le Lot en 1790, Champollion fut un enfant prodige. Il put parler le latin à neuf ans, l'hébreu à treize, l'arabe à quatorze, en ensuite le copte, le syriaque et l'amharique (Ethiopie). Il se passionna de très bonne heure pour l'étude des hiéroglyphes sur lesquels la pierre de Rosette avait attiré l'attention. Ayant obtenu du British Museum un moulage de la dite pierre, il travailla longtemps à faire des rapprochements entre ses trois langues… Et progressivement, avec l'aide de documents connexes, il comprit les principes sur lesquels était assise l'écriture hiéroglyphique. En I822, il eut l'impression cette fois-ci d'en avoir découvert tous les secrets et, selon la légende, il fut pris sur le coup d'une faiblesse qui lui dura trois jours. Ce n'est cependant que de 1828 à 1830 qu'il put réaliser son rêve: visiter l'Egypte. Il y fit un voyage d'autant plus éprouvant qu'il était plus passionné, déchiffrant tout ce qui lui tombait sous la main, perfectionnant ses connaissances et les mettant à l'épreuve… A son retour, il obtint la chaire d'Antiquités égyptiennes au Collège de France et mourut d'épuisement en 1832 à l'âge de 42 ans.
Thomas Young fut aussi un enfant prodige et devint ensuite pour ses contemporains "le dernier homme qui savait tout". Né en Angleterre (1773) dans le Somerset, à l'âge de quatorze ans il parlait, tout comme le fera quelques années plus tard Champollion, nombre de langues anciennes. Après avoir ensuite étudié à Londres, à Edimbourg, à Göttingen, il se fixa pour un temps à Cambridge où il fit des études de physique et de médecine. Il s'intéressait à beaucoup de choses, à la médecine, à la linguistique, à la statistique… mais particulièrement aux phénomènes optiques. Il fit l'hypothèse de cellules oculaires spécialisées dans la réception de chaque couleur et mit en évidence le caractère ondulatoire de la lumière (les célèbres "fentes de Young"). Il se pencha aussi sur la question des hiéroglyphes et eut le premier l'intuition de ce que pouvaient être les lois qui les régissaient… Il aurait aimé que Champollion, qui résolut le problème, reconnaisse son rôle de précurseur.