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Déposé à la SACD


L'AFFAIRE DREYFUS

par Michel Fustier
(toutes les pièces de M.F. sur : http://theatre.enfant.free.fr )


PERSONNAGES
(dans la réalité les acteurs ont été très nombreux. Nous les avons réduits
aux plus représentatifs)
Le général, le commandant, l'honnête militaire,
le traître, l'officier juif Dreyfus, Mme Dreyfus, le juge,
l'illustre écrivain (Émile Zola), le président de la République.
(Les personnages sont tous sur la scène et interviennent
en s'avançant chacun à leur tour)

L'HISTORIEN DE SERVICE - Après la guerre de 1870, la France était dominée par l'idée de prendre sa revanche sur l'Allemagne. Dans ce contexte l'Armée avait un caractère sacré et l'idée d'une trahison était intolérable. En 1894, sur la foi d'un bordereau incertain un jeune officier juif, Alfred Dreyfus, fut accusé d'espionnage et condamné. Le fait qu'il était juif n'y était pas pour rien, car la France était alors très antisémite. Lorsque l'État-major découvrit deux ans plus tard qu'il était probablement innocent, il dissimula le fait et il s'ensuivit une longue crise qui dura jusqu'en 1906 et remua profondément la société française. Vous voyez sur la scène tous les personnages de ce drame, qui vont jouer chacun à leur tour (il les montre): Dreyfus, le général, le commandant, l'honnête militaire, le traître, Mme Dreyfus, le juge, l'illustre écrivain, le président de la République.

1
LE GENERAL - L'Armée est le dernier refuge de l'Honneur et de la Vaillance française. Dieu sait que je ne suis pas antisémite, mais je dois reconnaître qu'il n'est pas tolérable que des officiers juifs viennent par leur seule présence en ternir la réputation.
LE COMMANDANT - (essuyant sa lame) Justement, mon général, je viens d'en tuer un en duel.
LE GENERAL - Cela ne suffit pas, commandant. Ils sont trop nombreux pour les tuer tous en duel. Il faut les déshonorer, les déshonorer tous d'un seul coup.
LE COMMANDANT - J'ai une idée, général! Je vous arrange ça.

2
LE JUGE - Officier juif Dreyfus, vous êtes accusé de trahison…
DREYFUS - Qu'est ce que j'ai fait, monsieur le juge?
LE JUGE - Vous n'avez pas le droit de le savoir, secret militaire!
DREYFUS - Je vous jure que je n'ai rien fait qui soit contraire au devoir d'un officier!
LE JUGE - Officier juif … ces deux mots accolés me brûlent la bouche! …si vous saviez ce que je sais, vous ne vous vanteriez pas aussi indécemment que vous le faites.
DREYFUS - Je proteste que je suis innocent, monsieur le juge.
LE JUGE - Inutile, Dreyfus, il ne peut sortir de la bouche d'un officier juif que mensonge et ignominie. Vous avez trahi, vous êtes condamné.

3
LE COMMANDANT - Voilà, c'est fait. Dreyfus est condamné, ils sont tous déshonorés.
LE GENERAL - Bien joué! Maintenant enfermez-moi ce dossier dans mon coffre-fort et qu'on n'en parle plus… Sonnez le rassemblement! …Tout le monde est bien là?
LE COMMANDANT - Oui, mon général.
LE GENERAL - Officier juif Dreyfus, devant l'Armée et la Nation vous allez être honteusement dégradé.
LE COMMANDANT - On arrache les épaulettes d'abord, les galons ensuite, puis les décorations. L'épée, qu'on la brise… Et puis, pourquoi pas? les boutons, qu'on rigole un peu. Voilà, Dreyfus, vous n'êtes plus officier, vous n'êtes plus que juif. Ah, ah…
LE GENERAL - Seul le descendant d'une race dégénérée pourrait s'être prêté aussi docilement, aussi passivement à un pareil supplice. Cet homme ne doit avoir aucune sensibilité morale. Et maintenant, Dreyfus, vous allez être déporté à Cayenne, à l'île du diable.

4
LE TRAÎTRE - Ah, ah, ah… je me marre, mais je me marre! C'est moi, le traître, c'est moi qui corresponds avec l'ennemi et qui me prépare à lui livrer les secrets du canon de 75, et même des canons de 120 et de 150! et c'est lui, l'officier juif, qu'on accuse et qu'on condamne… Ils ont même été jusqu'à fabriquer une fausse lettre où il aurait été question de "cette canaille d'officier juif"! Un faux, c'est gonflé! Il ne va bientôt n'y avoir plus que moi pour défendre l'honneur de l'armée! Je me marre, mais je me marre …

5
L'HONNÊTE MILITAIRE - Bon! Moi, dans cette histoire, je suis l'honnête militaire et je vais essayer de sauver l'honneur de l'armée… Je viens d'être nommé au service des Renseignements, j'ouvre donc le coffre-fort aux secrets et qu'est ce que je découvre? Que le fameux bordereau n'était probablement pas de la main de Dreyfus, mais de la main de… Mon général, mon général…
LE GENERAL - Qu'est ce que vous me voulez?
L'HONNÊTE MILITAIRE - Je viens de découvrir… Le fameux bordereau qui l'a fait condamner n'a pas été écrit par Dreyfus, mais par le traître!
LE GENERAL - Mon garçon, vous déraisonnez! L'armée ne peut pas se tromper.
L'HONNÊTE MILITAIRE - Mais je vous assure, mon général que… C'est bien l'écriture du traître ici et ici, regardez vous-même!
LE GENERAL - Je ne veux pas le savoir! Qui est-ce qui m'a foutu dans les pattes un garçon qui a des scrupules? On n'a pas idée!
L'HONNÊTE MILITAIRE - Je ne vois pas pourquoi vous vous fâchez… Au contraire…
LE GENERAL - Bougre de Jean-Foutre, vous déshonorez l'armée, je vous mute. Allez ouste: l'Afrique, ça vous fera les pieds.

6
DREYFUS - (écrivant) Ma chérie, je suis ici, à l'île du diable sous le soleil des tropiques, avec des fers aux pieds. J'ai la fièvre et je ne tiendrai pas longtemps. Tu sais que je suis innocent. Essaye d'obtenir la révision de mon procès…
MADAME DREYFUS - (id.) Mon pauvre ami, si tu voyais comme ils se disputent tous ici… Mais je sais que ma lettre va être censurée. Je glisse simplement dans l'enveloppe un petit mot de chacun de tes deux enfants… Ils t'aiment et ils t'attendent. Courage!
DREYFUS – (id.) Dis-leur de se dépêcher, je ne tiens plus. Cela fait six ans que je suis ici, je suis complètement isolé, je suis surveillé jour et nuit, on me nourrit mal, je sens que ma raison s'en va. J'ai toute confiance en mes chefs. Je demande qu'on me rende mon honneur.
MADAME DREYFUS – (id.) Mon chéri, je n'ai pas le droit de te l'écrire, mais j'ai appris qu'il y a ici d'honnêtes gens qui commencent à douter de ta culpabilité. On me dit même qu'il y a un écrivain illustre qui s'intéresse à ton cas…

7
EMILE ZOLA - Moi, Zola, l'illustre écrivain, je me suis penché sur le dossier de Dreyfus, l'officier juif, et j'ai été scandalisé par ce qui s'est passé. J'accuse le général, j'accuse le commandant, j'accuse le juge, j'accuse les experts d'avoir violé le droit en condamnant un accusé sur une pièce secrète et d'avoir commis le crime juridique d'acquitter sciemment un coupable…
LE JUGE - C'est insupportable! Comment est-ce que moi, le juge, qui représente le droit, je pourrais violer le droit. C'est vous, Zola, l'illustre écrivain qui allez être jugé.
EMILE ZOLA - A votre guise: plus vous accumulerez les forfaits, plus fortement la vérité éclatera par la suite. L'opinion publique me soutient. J'ai fait nommer plus de cent témoins qui connaissent les faits tels qu'ils se sont passés. Nous leur poserons des questions…
LE JUGE – Qu'est ce que vous voulez que ça me fasse? Vous et vos témoins! Les questions que vous voulez leur poser ne leur seront pas posées, je l'interdirai… La question ne sera pas posée! Et comme personne n'aura par conséquent répondu à aucune question, la vérité restera ce qu'elle a toujours été pour nous… (un temps) Ca y est: vous êtes jugé et condamné. Condamné, Zola, l'illustre écrivain!

8
LE PRESIDENT DE LA REPUBLIQUE - Décidément, tout va de mal en pis et il faut que moi, le président de la République, je m'en occupe. Messieurs, je regrette, il y a un fait nouveau. L'affaire doit être rejugée.
LE GENERAL - C'est un scandale! La chose jugée et l'Armée sont sacrées. On n'y touche pas.
LE PRESIDENT DE LA REPUBLIQUE - Non, c'est la Vérité qui est sacrée, général… Faites revenir Dreyfus du bagne et rejugez-le.
LE GENERAL – Comment! On mettrait en doute la droiture, l'honnêteté, le désintéressement des chefs de l'Armée française. Comment pourraient-ils ensuite conduire les soldats à la victoire?
LE PRESIDENT DE LA REPUBLIQUE - Général, taisez-vous!
LE JUGE - Voilà, puisque vous y teniez, il est rejugé… Nous avons fait une concession, nous lui avons accordé les circonstances atténuantes. Mais il est toujours: "coupable". Dreyfus EST coupable.
DREYFUS - Cela ne va pas, cela ne va pas du tout, je veux qu'on me rende mon honneur, je suis innocent!
LE PRESIDENT DE LA REPUBLIQUE - Allons, allons, Dreyfus… les militaires sont obstinés, vous le savez. Je vous propose de vous gracier.
DREYFUS - Je ne veux pas d'une grâce, je veux qu'on me rende mon honneur.
LE PRESIDENT DE LA REPUBLIQUE - Il est têtu, mais il a raison, une grâce ne fait pas le compte. Je demande une enquête supplémentaire pour infirmer le jugement.
LE GENERAL - C'est un scandale!

9
LE PRESIDENT DE LA REPUBLIQUE - C'est fait. Nous avons rudement repris en main la situation et l'Armée est rentrée dans le rang, dont elle n'aurait jamais dû sortir. Comment a-t-elle pu si longtemps défendre une cause intenable, se parjurer et refuser l'acquittement d'un innocent?
DREYFUS - Et maintenant, que va-t-il se passer…? Je vous rappelle, monsieur le président qu'il y a donc quatorze ans que mon affaire a commencé.
LE PRESIDENT DE LA REPUBLIQUE - Nous allons la conclure. Capitaine Dreyfus, les sentences portées contre vous ont été annulées et vous êtes reconnu innocent. Nous vous nommons de plus commandant et nous remettons les insignes de chevalier de la Légion d'honneur…
LE GENERAL - C'est un scandale!
LE PRESIDENT DE LA REPUBLIQUE - Encore! Vous, le général, on veut bien tout oublier, il n'y a pas moyen de faire autrement. Mais vous feriez mieux de la boucler!

RAPPEL HISTORIQUE

Voici les événements exacts, les noms et les dates de l'Affaire qui marqua la France…
I892 Le capitaine d'artillerie Alfred Dreyfus, polytechnicien, alsacien d'origine juive, est nommé à l'Etat-major de l'armée française. La société française et surtout l'armée sont alors très antisémites.
1894 Sur ordre du général Mercier, ministre de la guerre, Dreyfus est arrêté, soupçonné d'avoir communiqué à l'Allemagne des renseignements confidentiels sur le canon de 75. Il s'agit du fameux "bordereau" trouvé par un agent français dans la corbeille de l'attaché militaire de l'ambassade d'Allemagne. Devant le conseil de guerre, Dreyfus est, sur la base d'une preuve demeurée secrète (ce qui est complètement illégal), reconnu coupable et condamné. Le dossier a été monté par le colonel Henry.
1895 Dreyfus est dégradé en public et déporté à l'île du diable (Guyane), ce qui est une quasi-condamnation à mort.
1896 Animée par Bernard Lazare, journaliste et Auguste Scheurer-Bernard, sénateur, naît une campagne en faveur de la révision du procès. Pour parer à toute éventualité, avec l'approbation du général de Boisdeffre, chef d'Etat-major, le colonel Henry enrichit le dossier Dreyfus de deux "faux documents" accablants. Cependant que le lieutenant-colonel Picquart (l'honnête militaire de la pièce) soupçonne que le vrai coupable est le commandant Esterhazy (le traître), dont l'écriture ressemble beaucoup à celle du fameux bordereau. Ses supérieurs ne voulant rien entendre, Picquart est muté en Algérie.
1897 Picquart fait connaître officiellement ses doutes, mais il est lui-même arrêté après qu'Esterhazy ait été innocenté par le conseil de guerre.
1898 Emile Zola (l'illustre écrivain) publie dans le journal l'Aurore son célèbre article J'accuse, où il prend le risque de dévoiler tout ce qu'il sait de l'affaire. Le général Billot porte plainte et Zola, après un procès indigne, est condamné à 3000 Frs d'amende et un an de prison. Il quitte la France avant d'être arrêté (exil à Londres). Le mouvement dreyfusiste se développe, dans lequel s'engagent en particulier Jean Jaurès, Anatole France, Léon Blum, Charles Péguy, Octave Mirbeau, Clemenceau... L'Affaire prend une énorme dimension politique, la France est divisée en deux partis qui s'affrontent violemment dans un lourd climat d'intolérance raciale. Cependant en Juillet, le ministre de la guerre Cavaignac fait imprudemment état devant la chambre des députés d'un "document secret"! C'est un tollé! Le document secret est finalement reconnu comme un des "faux" du colonel Henry. Le colonel Henry se suicide.
1899 Dreyfus, ramené de Guyane, est renvoyé devant un second conseil de guerre pour révision de son procès. Mais il est encore une fois déclaré coupable. Seule concession des militaires: les circonstances atténuantes! Scandale devant ce verdict. Le président Loubet accorde immédiatement sa grâce à Dreyfus. Mais cela ne lui suffit pas, il veut être innocenté. Cependant il faudra encore attendre sept ans pour cela.
1906 Enfin, Dreyfus est définitivement innocenté par la Cour de Cassation. Il est réintégré dans l'armée avec le grade de chef d'escadron. Il est promu officier de la légion d'honneur. Après une carrière discrète, il mourra en 1935.