Déclaré à la SACD
LA JUSTICE DE SAINT-LOUIS
par Michel Fustier
(toutes les pièces de M.F. sur : http://theatre.enfant.free.fr )
PERSONNAGES
Saint-Louis, Hugues de Digne frère franciscain,
deux jeunes chasseurs,
le sire de Coucy, son garde-chasse,
le conseiller-confesseur du roi.
L'HISTORIEN DE SERVICE - Le roi de France Louis IX, devenu par la suite saint Louis, a toujours désiré se conformer à la volonté de Dieu et gouverner son royaume en bon chrétien. Pour cela il lui parut de plus en plus nécessaire, en particulier après son retour de croisade, d'être un roi "juste", réservant à tous ses sujets un traitement égal. L'histoire du sire de Coucy est racontée en détail par le chroniqueur Guillaume de Nangis.
1 - LE ROI - Non, nous n'avons pas pu reprendre Jérusalem et, revenant
de notre croisade, tristes et découragés, nous venons d'aborder
au port d'Hyères en Provence… Eh bien, frère Hugues de Digne,
qui êtes un saint homme, que nous direz-vous maintenant?
FRERE HUGUES - Sire, je vous dirais que l'affaire d'un roi, c'est de gouverner
son royaume.
LE ROI - Voulez-vous dire que ce n'est pas l'affaire d'un roi que de se croiser
pour aller délivrer Jérusalem?
FRERE HUGUES - Je ne dis rien de tel et je laisse ceci à votre appréciation.
Je dis seulement que Dieu aime la bonne justice et que le devoir d'un roi est
d'abord de faire régner la bonne justice dans son royaume.
LE ROI - Qu'entendez-vous par bonne justice?
FRERE HUGUES - J'entends que les méchants soient punis, que les faibles
soient protégés et qu'aucun ne soit oppressé par l'autre:
ce que seul peut faire le roi… Et que, de plus, le roi prenne garde de
ne faire tort à aucun de ses sujets. Car je n'ai jamais entendu dire
qu'aucun royaume ne se soit perdu excepté par défaut de justice.
Au jour du jugement, le roi sera jugé sur sa justice.
LE ROI - Frère Hugues, nous aimons ce que vous nous dites et il y a bien
là de quoi occuper un roi. Voulez-vous nous suivre et devenir notre prédicateur?
FRERE HUGUES - Sire, ne pensez-vous pas que vous avez déjà trop
de moines et d'évêques dans votre suite? Que feriez-vous d'un de
plus. Il nous faut chacun de notre côté travailler à faire
advenir ici-bas le Royaume de Dieu. Laissez-moi continuer ici à y travailler
à la façon d'un moine et vous, travaillez-y en vos terres à
la façon d'un roi.
LE ROI - Frère, je respecte votre décision… Je garderai
vos paroles gravées dans mon cœur.
2 - L'HISTORIEN DE SERVICE – Maintenant, voyez ces deux jeunes gens avec
leurs arcs. Ils chassent le lapin dans la forêt.
LE SECOND JEUNE HOMME - Regarde: j'en ai tiré un beau (il tient un lapin
par les oreilles)…
LE PREMIER JEUNE HOMME - Tiens, en voilà un autre qui file… Je
l'ai raté de peu!
SECOND - Attention, le revoilà, ton lapin… Cours, cours…
Je te suis…
PREMIER - A force de courir, je ne sais plus où nous sommes… Nous
serions-nous perdus?
SECOND - Ne t'inquiète pas, les bois de l'abbaye sont grands… Tu
ne sais pas ce qu'il faut qu'on fasse: tu vas passer par la droite et moi par
la gauche, comme ça on le prendra en tenailles. (ils font chacun le tour
de la scène en sens inverse et à leur retour, tout ce qu'il ont
pris, c'est Coucy…)
LE BARON DE COUCY - Eh bien, mes drôles, qu'est-ce que vous faites par-là?
PREMIER - Nous… Vous n'avez pas vu passer un lapin?
LE BARON DE COUCY - Vous chassez sur mes terres…
SECOND – Il devait arriver par là…
LE BARON DE COUCY – Holà, garçons! N'est-ce pas, garde,
qu'ils sont sur mes terres?
LE GARDE - Incontestablement, seigneur Baron, j'en suis témoin.
LE BARON DE COUCY - Alors, arrêtez moi ces deux gaillards. (le garde les
attache) J'ai chez moi droit de haute et basse justice. Et pendez-les moi sans
attendre à la branche d'un arbre.
LE GARDE – De celui-ci, seigneur Baron? (il montre un arbre sur la scène)
LE BARON DE COUCY - Non, de celui-là. (il montre un arbre hors de la
scène) On les verra mieux!
LE GARDE - Allons, suivez-moi, vous autres… (il les emmène)
LE BARON DE COUCY - (suivant des yeux la pendaison) Très bien. Qu'ils
servent d'exemple!
3 - L'HISTORIEN DE SERVICE – Mais le roi Louis s'indigne de cette justice
sommaire...
LE ROI – Monseigneur mon conseiller, j'ai promis de faire bonne justice.
De quoi s'agit-il?
LE CONSEILLER – Majesté, ce ne sont pas des voleurs ni des braconniers,
mais deux honnêtes élèves de l'abbaye voisine… On
leur avait permis d'aller chasser le lapin dans les bois de l'abbaye, mais ils
se sont égarés et se sont retrouvés dans les bois du sire
de Coucy avec des lapins dans leur gibecière.
LE ROI - Et pour ceci, je parie que le sire de Coucy les a pendus?
LE CONSEILLER - Oui, sire. C'est un châtiment bien sévère…
LE ROI - En effet! Nous sommes indignés. Il nous en rendra raison. Nos
archers iront l'arrêter et il restera en prison jusqu'à ce que
nous le jugions pour ce qu'il a fait.
4 - L'HISTORIEN DE SERVICE – Et le temps est venu de rendre justice.
Peut-être la scène se passe-t-elle sous le fameux chêne?
LE ROI – Le temps est en effet venu. Qu'on amène le prisonnier.
LE BARON DE COUCY - Je proteste! Je suis le baron Enguerrand de Coucy et vous
me traitez, sire, comme si j'étais un vulgaire criminel.
LE ROI - Si vous étiez, Baron Enguerrand de Coucy, un vulgaire criminel,
je serais porté à quelque indulgence et j'irais peut-être
jusqu'à vous pardonner. Mais vous êtes un noble et à ce
titre-là, vous avez à faire régner la justice, la vraie…
Pendre deux enfants pour des lapins tués par erreur, ce n'est pas là
faire régner la vraie justice.
LE BARON DE COUCY - Sire, tous les barons me soutiendront. Si nous ne pouvons
pas réprimer sévèrement le braconnage, c'en est fait de
nos privilèges de chasse et les paysans passeront plus de temps à
courir nos bois qu'à cultiver leurs champs. Si je me suis trompé,
condamnez-moi pour mon erreur et non pour ce qui est mon droit!
LE ROI - Baron, je vous condamne pour votre manque de discernement. La justice
doit être éclairée et non pas aveugle. Pour ce que vous
avez fait, vous serez vous-même pendu. La loi du talion, œil pour
œil, dent pour dent, n'a pas été abolie que je sache. Qu'on
emmène le prisonnier.
5 - LE CONSEILLER - Sire, vous étiez très en colère…
LE ROI - Oui, je l'étais et je le suis encore. Il sera pendu… Plutôt
pendu deux fois!
LE CONSEILLER - Puis-je vous faire remarquer que nous sommes sous la loi de
l'Évangile et que Jésus nous a recommandé de pardonner
à ceux qui nous ont offensés.
LE ROI - Ce n'est pas moi qu'il a offensé, mais ces deux jeunes gens,
qui ne peuvent plus maintenant lui accorder leur pardon. De plus, celui qui
doit faire justice ne peut pardonner inconsidérément: il doit
précisément… faire justice.
LE CONSEILLER - Mais, sire, la loi du talion, que vous avez invoquée,
n'a-t-elle pas été justement abolie par l'Évangile…
Celui qui rend la justice ne doit-il pas se préoccuper d'appliquer de
bonnes lois?
LE ROI - Jésus lui-même a dit qu'il était venu non pas abolir
la loi, mais l'accomplir.
LE CONSEILLER - Oui, mais il a dit aussi: "Bienheureux les miséricordieux".
LE ROI - Cela est vrai, il l'a dit, je le reconnais.
LE CONSEILLER - Et il a dit aussi: "Tu ne te laisseras pas aller à
la colère".
LE ROI – Encore! Si vous n'étiez pas mon confesseur, je m'indignerais
que vous osiez me faire la morale? (un silence) Mais effectivement, il est très
difficile pour un roi de savoir si rendre la justice veut dire: porter un jugement,
ou simplement: être juste… Qu'on fasse revenir le prisonnier. (on
le ramène)
6 - LE ROI - La crainte d'être injuste nous a finalement amené
à revoir notre sentence. Baron de Coucy, vous pourrez racheter votre
vie moyennant une amende de dix mille livres, qui seront données aux
pauvres.
LE BARON DE COUCY - Sire, cela est cher, mais je l'accepte…
LE ROI - Holà, cela n'est pas tout… Il vous faudra encore faire
bâtir deux chapelles où vous ferez dire tous les jours des prières
pour l'âme des jeunes gens que vous avez pendus.
LE BARON DE COUCY - Cela est tout à fait bienvenu et je comprends vos
raisons… Merci, sire!
LE ROI - Attendez! En bonne justice, je pense que ce n'est pas encore assez:
vous ferez aussi don à l'abbaye du bois dans lequel vous avez commis
votre forfait.
LE BARON DE COUCY - Les moines vous en seront certainement reconnaissants…
mais je trouve que c'est peut-être…
LE ROI - Et encore… j'aurais peur de passer pour trop indulgent! le sieur
de Coucy fera en terre sainte un pèlerinage de trois années pleines.
LE BARON DE COUCY - Cela fait beaucoup… vraiment! Trois années…
LE ROI - Si vous trouvez vraiment que c'est trop, baron de Coucy, sachez que
nous sommes toujours disposés à confirmer votre pendaison. Répondez!
LE BARON DE COUCY - Non, sire, cela ne fait pas trop. J'irai aussi en pèlerinage…
RAPPEL HISTORIQUE
Le XIIIème siècle fut un grand siècle, intellectuellement,
économiquement, moralement et politiquement… A ce grand siècle
il fallait à la France un grand roi. Ce fut Louis IX, qui couvrit de
sa vie une grande partie dudit siècle (1214-1270), qui maintint haute
et claire la politique du royaume et qui fut le seul des rois de France que
l'Eglise canonisa.
Louis IX avait 12 ans quand il fut sacré roi. Sa mère, Blanche
de Castille assura la régence et, même au-delà de la majorité
du roi, garda sur lui une grande influence. Louis prône la justice, organise
l'administration et la monnaie du royaume, sauvegarde son indépendance
et, en tant que roi chrétien, dans une atmosphère d'extrême
piété, veille au respect des lois morales. Il met fin à
la guerre contre les Albigeois (la croisade des Albigeois), définit les
frontières du royaume en signant des traités avec l'Aragon et
l'Angleterre. En 1248, il part pour la croisade (la septième croisade)
débarque en Egypte (quelle idée!) où, après une
première victoire à Damiette, il est vaincu et fait prisonnier
à la Mansourah. Une fois libéré contre une énorme
rançon, il reste plusieurs années dans les Etats latins d'Orient
pour réorganiser les défenses des croisés. Blanche de Castille
assure encore une fois la régence… jusqu'à ce que le roi
revienne, moralement très affecté par son échec. Mais rien
ne le retient et il repartira en 1270 pour une nouvelle croisade, (la huitième),
cette fois dirigée contre Tunis! Sous les murs de laquelle il mourut
de maladie en 1270.
Louis IX fur pris dans un faisceau d'influences:
• Une très profonde foi chrétienne… On dit qu'il aurait
préféré être moine que roi. L'échec de sa
première croisade accentua ses penchants à une piété
et à une austérité souvent indiscrètes. Auxquelles,
pourtant, il doit sa canonisation en 1297.
• La tradition des rois capétiens, faite de conscience de soi et
d'indépendance vis-à-vis des autres pouvoirs et en particulier
des autorités ecclésiastiques.
• Un grand souci de ce qu'il appelait la justice, selon laquelle les coupables
doivent être châtiés et les victimes indemnisées.
Le chêne de saint Louis, sous lequel il lui arriva de "rendre la
justice", est l'image de cette volonté.
• Une certaine rigidité mentale, le conduisant parfois à
la violence ou même à l'injustice par excès de justice ou
de vertu. Ses croisades mal engagées et mal dirigées en sont un
exemple. (Baïbar le Mamelouk lui dit, après l'avoir fait prisonnier
à Damiette: "Il n'y a ici aucun tombeau, d'aucun dieu! Si tu étais
sage, comme tu devrais l’être, étant roi de France, tu n’aurais
jamais, toi, chrétien, traversé la mer pour venir dans une contrée
peuplée d’innombrables musulmans... Selon notre loi, un homme qui
traverse ainsi la mer, alors qu’il est très bien chez lui, ne peut
être considéré comme en pleine possession de ses moyens.")
Il faut ajouter que l'histoire de saint Louis, en tant que roi et en tant que
saint, est si profondément marquée par la volonté d'édifier
le lecteur (oui, ce roi était un saint!) qu'il vaut mieux la lire avec
beaucoup de prudence.