LA BATAILLE D'AZINCOURT
par Michel Fustier
(toutes les pièces de M.F. sur : http://theatre.enfant.free.fr )
PERSONNAGES
Le récitant, le roi d'Angleterre Henry V,
deux nobles anglais: Gloucester et Exeter,
le héraut français Montjoie.
L'HISTORIEN DE SERVICE - La guerre de Cent Ans se termina, à la suite
des victoires de Jeanne d'Arc, par le départ des Anglais. Mais elle avait
été auparavant marquée par deux grandes défaites
françaises: Poitiers en 1356 et Azincourt en 1415. C'est cette dernière
bataille que nous avons choisi d'évoquer. Mais est-il possible pour en
parler de faire mieux que Shakespeare, qui la décrivit dans sa pièce
Henry V? C'est donc de lui que nous nous sommes plus que largement inspirés,
montrant pour cette raison la bataille vue du côté des Anglais
victorieux. Mais nous sommes précisément à la veille de
la bataille... Ecoutez ce qu'en dit le poète récitant.
1 - LE RECITANT – Dans un camp comme dans l'autre, maintenant que la
nuit tombe, le bourdonnement des deux armées va s'assoupissant. Demain
la bataille! D'un côté, fiers de leur nombre, la sécurité
dans l'âme, les Français outrecuidants jouent aux dés leurs
ennemis méprisés… De l'autre, les pauvres Anglais, peu nombreux,
fatigués par leurs précédents combats, amaigris, malades,
victimes condamnées, patiemment assis près de leurs feux de bivouac,
attendent le jour avec angoisse…
LE ROI HENRY - (entrant avec Exeter et Gloucester) Il est vrai, Gloucester,
que nous autres Anglais sommes en un grand danger. Mais d'autant plus grand
doit être notre courage! Mon bon ami Exeter, prêtez-moi votre manteau.
En cette veille de bataille, j'ai besoin d'être seul. Pendant ce temps,
allez trouver nos capitaines et demandez-leur à tous de venir me retrouver
dans une heure dans ma tente.
EXETER – Majesté, voici mon manteau… Mais ne voulez-vous
pas que je vous accompagne?
LE ROI HENRY - Non, Exeter. Cela ne conviendrait pas. Moi et ma conscience avons
à nous entretenir un moment.
GLOUCESTER - Dieu vous bénisse, noble roi! (Gloucester et Exeter sortent)
LE ROI HENRY – (après avoir fait quelques pas de côté)
Ô dure condition que celle d'un roi, dont les épaules fléchissent
sous le poids de tant de fardeaux. Car le roi décide de la bataille et
à la charge du roi sont tous ses soldats, leurs vies, leurs âmes,
leurs dettes, leurs femmes, leurs soucis, leurs enfants et leurs péchés…
Combien demain seront morts, et combien vivront encore? Qui es-tu, toi, ô
roi à la redoutable majesté, devant qui les peuples se prosternent?
Ne souffres-tu pas de plus de mortelles angoisses que ceux qui se courbent devant
toi? Es-tu plus heureux que tes sujets? Que de bonheurs profonds dont ils jouissent
et auxquels les rois doivent renoncer! Ni le sceptre, ni l'épée,
ni la couronne, ni le manteau tissé d'or ne peuvent donner au roi le
sommeil apaisé du brave bougre qui, l'esprit vide et le corps nourri
d'un pain épais, s'abandonne au repos sans jamais connaître l'horrible
nuit, fille de l'enfer… Mais déjà l'aube se lève.
Ô Dieu des batailles, retrempe le cœur de mes soldats, défends-les
de la crainte et, puisque nos adversaires sont si nombreux, ôte-leur la
faculté de compter. Je vais retrouver mes capitaines…
2 - EXETER - (entrant brusquement) Mon souverain seigneur, préparez-vous
vite. Les Français sont superbement rangés en bataille et vont
nous charger avec furie… Que n'avons-nous ici pour le moment dix mille
de ces hommes d'Angleterre qui là-bas ne font rien aujourd'hui!
LE ROI HENRY - Non, mon beau cousin Exeter… Si nous sommes marqués
pour mourir, nous sommes bien assez nombreux. Mais si nous survivons, moins
nombreux nous serons, plus grande sera notre part d'honneur. Non, je ne souhaite
pas un homme de plus. Faites plutôt proclamer dans nos rangs que celui
qui n'a pas envie de combattre peut partir… Et nous lui ferons même
remettre un passeport et de l'argent pour le voyage: nous ne voulons pas mourir
en compagnie d'un homme qui aurait peur de nous accompagner dans l'au delà.
GLOUCESTER – (entrant suivi de Montjoie) Monseigneur, voici Montjoie,
le héraut des Français.
MONTJOIE – Je suis envoyé par le connétable de France…
Je viens te demander une dernière fois si toi, roi Henry, tu veux enfin
consentir à payer une rançon pour éviter d'être définitivement
battu. Car tu es si près de l'abîme que tu dois forcément
t'y engloutir!
LE ROI HENRY - Dis au connétable de France de m'achever d'abord, puis
seulement alors de vendre ma peau! Nous sommes pauvres et en guenilles, mais
nos cœurs sont ardents et mes soldats me disent qu'avant la nuit nous aurons
tous sur nos épaules les habits neufs que nous aurons arrachés
aux épaules françaises… S'ils font cela, ma rançon
sera bientôt trouvée. Va, Montjoie, va le dire au connétable.
MONTJOIE – J'y vais, roi Henry. Et sur ce, adieu, car tu ne m'entendras
plus.
3 - LE RECITANT - Et voici que les deux armées se préparent à l'affrontement. Les Français qui sont nombreux, bien armés et bien nourris, car ils combattent sur leur territoire, ont rangé leur chevalerie en bataille. Et leur chevalerie est comme une redoutable masse de chair et de fer avec laquelle ils se préparent à écraser leurs adversaires… Les Anglais, eux, ont planté devant leurs lignes des pieux de bois pointus sur lesquels ils espèrent que les chevaliers français viendront s'embrocher. Et derrière ces pieux féroces, ils ont rangés leurs terribles archers. Ils ont cependant très peur, car ils ne sont au mieux qu'un contre cinq… Mais voici que les Français, trop confiants, chargent! Et les archers anglais font de loin pleuvoir sur eux une grêle de flèches. Et chaque volée de flèches est comme un nuage qui obscurcit le ciel avant de s'abattre sur les hommes et sur les chevaux, qui trébuchent et s'embourbent dans la plaine. Et chaque nouvelle vague de chevaliers vient s'écraser sur ceux que les flèches ont déjà mis par terre. Cependant que, dans le marécage qui sépare les deux armées, les Anglais s'élancent … Et les combattants forment une terrible mêlée, et les porteurs de couteaux anglais s'attaquent aux chevaliers français tombés à terre et plongent impitoyablement leurs poignards dans le défaut des cuirasses ou dans la visière des casques… Mais voici qu'arrive le roi Henry… Il ne sait pas encore qu'il est victorieux!
4 - LE ROI HENRY - (entrant) Nous nous sommes jusqu'ici bien comportés…
Mais je ne sais pas bien où nous en sommes. Les Français se reforment
et vont à nouveau charger. Ils vont certainement se battre avec l'énergie
du désespoir, car jusqu'ici ils se sont plutôt déshonorés…
EXETER – Attendez, Sire! Voici que le héraut français vient
à nouveau trouver le roi d'Angleterre…
MONTJOIE – (entre) Messeigneurs...
GLOUCESTER – Regardez, son regard est plus humble que d'habitude…
LE ROI HENRY - Eh bien, héraut, que signifie ceci? Je croyais que je
ne devais plus te revoir, si ce n'est dans l'autre monde. Ne sais-tu pas que
je ne peux offrir d'autre rançon que ma carcasse?
MONTJOIE - Grand roi, il n'est plus question de rançon. Pardonne-moi!
Je viens très humblement solliciter la charitable autorisation de parcourir
cette plaine sanglante, d'y relever nos blessés et d'y compter nos morts.
Ceci après avoir séparé les simples soldats de leurs nobles
seigneurs, car beaucoup d'entre ces seigneurs sont tombés dans le combat.
Leurs chevaux blessés ont piétiné dans le sang et, devenus
enragés, ont lancé des ruades de fer à leurs maîtres
morts, les tuant ainsi une seconde fois… Permets-nous d'accomplir ce pieux
devoir.
LE ROI HENRY – Que nous racontes-tu? Je te le dis franchement, Montjoie,
dans le désordre de la bataille j'ignore encore si nous avons remporté
la victoire… Réponds-moi!
MONTJOIE - Vous l'avez remportée, Monseigneur, cela ne fait pas de doute.
Vous avez incontestablement remporté la bataille de ce jour.
LE ROI HENRY – Si tu en es sûr… Alors, grâces en soient
rendues à Dieu et non à notre force. Comment s'appelle ce château
que j'aperçois?
MONTJOIE - On l'appelle Azincourt.
LE ROI HENRY - Eh bien, nous appellerons cette bataille la bataille d'Azincourt.
Et puisqu'il est vrai que nous sommes victorieux, nous vous donnons la permission
de relever vos morts.
MONTJOIE - Merci, Monseigneur. (il sort)
5 - LE RECITANT – Et remuant la boue du champ d bataille, les deux armées
firent le compte de leurs vivants et de leurs morts...
LE ROI HENRY - Eh bien, messeigneurs, où en sommes-nous? Répondez!
GLOUCESTER - On nous rapporte qu'il y a dix mille français morts sur
le champ de bataille. Et parmi eux les nobles et les princes portant bannière
sont au nombre de cent vingt-cinq; et les nobles de moindre rang ne sont pas
moins de cinq mille quatre cents. Voilà une royale compagnie de morts…
Sans parler des prisonniers de haut rang qui sont au nombre de mille cinq cents,
parmi lesquels le duc d'Orléans et le duc de Bourbon.
LE ROI HENRY - Et en ce qui nous concerne?
GLOUCESTER - Nos pertes ne s'élèvent pas à plus d'une trentaine,
dont seulement quelques nobles chevaliers.
EXETER - O Dieu, ta main était là! Et ce n'est pas à nous,
c'est à ton bras seul que nous attribuons cette victoire. A-t-on jamais
vu perte si grande d'un côté et si petite de l'autre?
LE ROI HENRY - Soldats, ce jour est celui de la Saint-Crépin. Celui qui
a survécu à cette journée, quand il rentrera chez lui,
racontera son histoire, retroussera ses manches et montrera ses cicatrices.
Et tous se souviendront de la Saint-Crépin jusqu'à la fin des
temps. Maintenant nous chanterons un Te Deum et, une fois nos morts déposés
pieusement dans la terre, nous partirons pour Calais, d'où nous embarquerons
pour l'Angleterre. Et jamais n'y auront débarqué hommes plus heureux
que ceux qui viennent de remporter cette glorieuse bataille.
L'HISTORIEN DE SERVICE - La bataille d'Azincourt fut pour les Anglais et pour
leur jeune roi, à peine âgé de vingt ans, un exploit qui
allait en effet prendre une dimension mythique. Elle eut immédiatement
un retentissement politique considérable. La nouvelle en fut en tout
cas portée jusqu'aux lointaines marches de Lorraine, où était
née trois ans auparavant, en 1412, la jeune Jeanne d'Arc, qui devait
bientôt s'en aller en guerre à son tour et mettre fin à
la conquête anglaise.
RAPPEL HISTORIQUE
Au Moyen Âge, de 1337 à 1453, c'est-à-dire pendant 116
ans, l'Angleterre et la France se sont affrontées dans une guerre qu'on
appela plus tard la Guerre de Cent Ans. L'Angleterre s'efforçait de consolider
ou d'augmenter ses possessions dans l'Ouest de la France, cependant que la France,
tant bien que mal, essayait de l'en empêcher. Il y eut ainsi de nombreuses
campagnes militaires, entrecoupées de trêves plus ou moins longues…
Le sommet de ce long conflit fut la très fameuse bataille d'Azincourt.
Le jeune roi d'Angleterre Henry V, qui voulait affermir son pouvoir par un succès
militaire, avait débarqué en août 1415 dans le nord de la
France. Mais comme il avait été retenu plus longtemps qu'il ne
l'aurait voulu par le siège de Harfleur, une petite ville dans l'embouchure
de la Seine, il comprit qu'il était trop tard dans l'année pour
faire réellement campagne: l'hiver allait venir, et sa petite armée
(8 000 – 12000 hommes) avait été décimée par
la maladie. Le 8 octobre, il décida donc de se replier sur Calais, qui
était une place anglaise…
Cependant le siège de Harfleur avait donné aux Français
le temps de mobiliser de leur côté une assez importante armée
(entre 15 000 et 25 000 hommes). Cette armée suivait les mouvements de
retraite des Anglais le long de la Somme. Elle attendait l'occasion de leur
imposer une bataille rangée où, en raison de leur faiblesse, ils
seraient vaincus.
Quand ils furent effectivement accrochés à Azincourt, les Anglais
avaient marché 250 "miles" en deux semaines et demie et ils
étaient épuisés. De plus, il pleuvait beaucoup… Le
champ de bataille était une prairie bourbeuse entre deux bois. Les Anglais
mirent leurs archers gallois sur les ailes et les chevaliers et piétons
au centre. Les Français leur faisaient face, organisés en trois
lignes d'attaque, composées en grande partie de chevaliers.
Les Français hésitèrent longtemps, pendant trois heures!
ce qui donna le temps aux archers anglais de se mettre à l'abri derrière
des pieux taillés en pointe et inclinés de façon à
arrêter les chevaux. La première vague d'assaut française
fut d'abord gravement touchée par les nuages de flèches des archers
gallois, puis, démontés, les chevaliers français s'enlisèrent
dans la boue. Ils réussirent cependant à enfoncer le front anglais
et même à mettre le jeune roi Henri en difficulté. Mais
les archers anglais, plus mobiles que les chevaliers en armure, se glissèrent
avec des armes de poing dans les rangs des chevaliers français et les
mirent à mal. Cependant que les deux autres vagues d'assaut venaient
à leur tour s'enliser et périr dans le combat (certains disent
même que la troisième vague se débanda!)… De peur
qu'à la faveur de la mêlée, les prisonniers français
ne reprennent le combat, Henry les fit mettre à mort. Les chevaliers,
dont on pouvait obtenir une rançon, furent seuls épargnés.
Même si les chiffres annoncés par Shakespeare peuvent paraître
bien "théâtraux", la victoire des Anglais fut totale…