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Déposé à la SACD


SHAKESPEARE ET LA NOURRICE

par Michel Fustier
(toutes les pièces de M.F. sur : http://theatre.enfant.free.fr )


PERSONNAGES
Shakespeare,
La nourrice de la pièce Roméo et Juliette,
Roméo et Juliette.

L'HISTORIEN DE SERVICE - Shakespeare est un auteur anglais du XVIème siècle qui est réputé le plus grand dramaturge du monde. Mais sa vie est très mal connue, d'autant moins bien que l'on n'est pas sûr de l'identité de la personne qui a écrit les pièces qui lui sont attribuées. Pour ne pas avoir à nous prononcer dans cette querelle, nous avons pris le parti, non de raconter ce qui n'aurait été qu'un épisode imaginaire de la vie de Shakespeare, mais d'inventer une dispute entre l'auteur et certains de ses personnages, mécontents du sort qu'il leur avait réservé.

- 1 -
LA NOURRICE – (seule) Non, je ne peux pas supporter cette situation plus longtemps! …(aux spectateurs). Dites donc, vous qui n'êtes pas aveugles, regardez-moi: à mon âge, il y en a qui ont encore les joues fraîches et le teint rose, mais moi, Dieu me pardonne, je suis toute ridée et jaunie par les soucis… Donc je me suis dit : "Je vais aller le trouver et on s'expliquera un bon coup…". Mais le voilà!
SHAKESPEARE - (entrant) Quelle est cette noble dame qui vient me rendre visite? …Quoiqu'à mieux la regarder, elle n'est peut-être pas si noble que ça! Madame, nous connaissons-nous?
LA NOURRICE - Comment… Si nous nous connaissons! Avez-vous perdu la mémoire? Mais vous m'avez engendré, Monsieur Shakespeare… Bien je ne sois pas sûre que ce soit le mot qui convienne. En réalité vous m'avez fait entrer toute vivante et déjà bien constituée dans une de vos comédies. L'auriez-vous oublié?
SHAKESPEARE - Il me semble me souvenir de quelque chose. Quelle comédie?
LA NOURRICE - Roméo et Juliette!
SHAKESPEARE - J'y suis! Cette dame non noble mais de noble apparence serait donc…
LA NOURRICE - La nourrice.
SHAKESPEARE - Mais oui, la nourrice! Eh bien, ma commère, vous étiez plutôt forte en gueule autrefois.
LA NOURRICE - Je le suis toujours, Dieu me pardonne… Et ce que j'ai à dire, vous l'entendrez, que vous le vouliez ou que vous ne le vouliez pas.
SHAKESPEARE - Si vous ne me bousculez pas outre mesure, je le veux bien.
LA NOURRICE - Très bien, ne venez pas vous plaindre ensuite! Voilà: cela fait près de quatre cents ans que notre pièce - la mienne aussi bien que la vôtre - Roméo et Juliette, précisément, est jouée sur tous les théâtres du monde et, je vous le dis franchement, maintenant que j'ai vieilli, je ne peux plus supporter le sort que vous avez réservé à ces pauvres jeunes gens. Autrefois, quand je ne connaissais pas bien la fin, Dieu me pardonne, je jouais gaillardement le commencement, mais maintenant que j'ai bien compris que ces deux pauvres agneaux, vous les faites mourir si cruellement…
SHAKESPEARE - Nourrice, rappelle-moi un peu les faits. Ce sont des amoureux, je suppose… Ils meurent donc?
LA NOURRICE - Oui. Ils s'aiment mais leurs familles ne le supportent pas… Je veux parler des Montaigu et des Capulet! Donc à la fin, pour pouvoir s'enfuir et se marier, ils se donnent rendez-vous dans un tombeau – quelle idée: dans un tombeau! - et le garçon, croyant que la fille est morte, s'empoisonne, et la fille, qui n'était pas morte mais seulement endormie, se poignarde en voyant que le garçon s'est empoisonné.
SHAKESPEARE - Ah oui, je me souviens! Quelle lamentable histoire…
LA NOURRICE - Je ne vous le fais pas dire: c'est trop triste et c'est pour cela que je suis dévorée d'un chagrin qui me fane les joues! Mais les plus à plaindre, dans l'histoire, ce sont nos deux amoureux. J'ai pris la liberté de vous les amener. Entrez, mes chéris… (ils entrent) Celui-ci, c'est Roméo et celle-là, c'est Juliette.

- 2 -
ROMEO - Monsieur Shakespeare, ou qui que vous soyez… si toutefois c'est bien vous l'auteur…
JULIETTE - Monsieur Shakespeare, nous avons quelque chose à solliciter de votre bonté.
SHAKESPEARE - Vraiment? Si je peux me rendre encore utile… Que voulez-vous?
JULIETTE – Nous en avons assez de mourir chaque soir.
ROMEO - Nous voulons vivre. Nous nous aimons vraiment, vous savez, et il faut que vous en tiriez les conséquences! Nous voulons vivre et nous voulons nous marier…
JULIETTE – Nous marier et avoir beaucoup de bébés… Dix au minimum.
SHAKESPEARE - Mes pauvres enfants, croyez-vous que la vie se préoccupe d'obéir à tous nos caprices. Elle se plaît au contraire à les contrarier.
JULIETTE - Qui parle de vie? Nous ne sommes pas dans la vie mais dans une comédie, rappelez-vous, et son auteur peut la conduire à son gré, comme un cocher qui mène ses chevaux là où il veut. Si la vie est cruelle, les auteurs dramatiques sont-ils obligés de l'être?
SHAKESPEARE - Est-ce que vous croyez que les cochers n'ont jamais d'accidents?
ROMEO - Non, certes. Mais qu'est-ce que cela vous coûterait d'arranger un peu nos affaires? …Vous êtes pour nous comme le Dieu tout-puissant… Ne voulez-vous pas aussi montrer votre bonté, la bonté étant également un attribut de Dieu, le plus grand selon les théologiens?
SHAKESPEARE – Oh, tous ne sont pas du même avis… En tout cas, c'est bien difficile de revenir sur ce qui est écrit. J'ai tout fait pour vous rapprocher et ce n'est pas de ma faute si le sort vous a été contraire
JULIETTE - Ne vous dissimulez pas derrière votre ombre: le sort, c'est aussi vous... Ne nous faites pas mourir! De plus, nous voudrions que vous réconciliiez les Montaigu et les Capulet. Cela n'est rien pour vous et cela serait beaucoup pour nous…
ROMEO - Nous irions le dimanche déjeuner chez nos beaux-parents, ils garderaient les enfants pendant que nous irions nous promener.
SHAKESPEARE - N'auriez-vous pas peur que votre comédie ne perde une partie de son sel?
ROMEO – Peut-être, mais ce serait une grande victoire de cette charité chrétienne qui doit gouverner les actions des citoyens d'une même ville, un exemple à donner au monde entier.
SHAKESPEARE - Qu'en penses-tu, Nourrice?
LA NOURRICE - Ma foi j'en pense qu'il vous suffirait de quelques coups de plume pour changer le paysage. Ne vous plairait-il pas de voir des gens heureux autour de vous? Et si vous voulez le fond de ma pensée, Dieu me pardonne, je pense qu'un bienfait n'est jamais perdu et que…
JULIETTE - Assez, Nourrice… Monsieur notre auteur, je vous demande également de nous faire une nourrice moins bavarde. D'autant qu'elle commence à radoter sérieusement…
SHAKESPEARE - Cela, je ne le ferai pas, je l'aime beaucoup comme elle est. Mais pour le reste, je veux bien y réfléchir et comme en vieillissant on devient bon... Allez maintenant et je verrai si dans les jours qui viennent je trouve de l'inspiration pour vous faire ce que vous me demandez.

- 3 –
SHAKESPEARE - Eh bien, Nourrice, cela fait plusieurs années que j'ai transformé ma pièce. Sont-ils heureux?
LA NOURRICE - Hélas, monsieur Shakespeare… La pièce finit bien, mais ensuite ils tournent mal.
SHAKESPEARE - J'ai pourtant fait tout ce que je pouvais…
LA NOURRICE - Ils vous en ont su gré. Mais on a parfois tort d'en demander trop.
SHAKESPEARE - Ils se sont mariés, ils ont eu des enfants…?
LA NOURRICE - Oui, mais beaucoup sont morts en bas âge, ce qui leur a causé de vives douleurs.
SHAKESPEARE - Les innocents! Ne savaient-ils pas que cela pourrait leur arriver?
LA NOURRICE - Mais cela n'est rien… Juliette n'est plus aussi belle qu'elle était et son caractère, qu'elle avait vif, si vous vous en souvenez, s'est mis à devenir acariâtre et il lui arrive de prendre des colères qui font trembler le voisinage.
SHAKESPEARE - Et Roméo?
LA NOURRICE - Roméo, lui, il a d'abord supporté patiemment l'humeur de sa Juliette. Mais à ne plus pouvoir rester à la maison de peur de recevoir quelque assiette au visage, il s'est mis à fréquenter les cabarets et il boit, cherchant querelle, selon sa nature, à tout ce dont la figure ne lui plait pas. Le plus grave étant, Dieu me pardonne, qu'il est persuadé que sa femme a des amants… Ce qui est peut-être vrai! Quant aux Montaigu et aux Capulet, ils se sont alliés en effet, mais du haut de leur nouvelle puissance ils ont comploté contre le Prince, qui les a exilés après avoir confisqué tous leurs biens.
SHAKESPEARE - Bref, j'ai voulu être bon et cela n'a pas réussi?
LA NOURRICE - C'est le moins qu'on puisse dire. Mais le pire est encore que plus personne ne nous demande de jouer notre pièce. Ou si par hasard cela arrive, les spectateurs s'ennuient et ils s'en vont avant la fin… Je suis venu vous demander… Revenons en arrière : autrefois ils mouraient, mais ils mouraient dans l'exaltation de leur amour et les spectateurs applaudissaient longuement.
SHAKESPEARE – Revenir en arrière? Très bien… Ils sont d'accord?
LA NOURRICE - S'ils sont d'accord! Bien sûr… Tout plutôt que cette misère de vie. Et puisqu'il faut mourir pour exister… ils préfèrent mourir.
SHAKESPEARE - Parfait! Rien n'est plus facile. Je vais me remettre au travail. Mais avertissez tous mes autres personnages de toutes mes autres pièces que ce qui a été fait est bien fait… Qu'aucun, sous le vain prétexte de vouloir être heureux… - heureux, a-t-on idée? - ne s'avise jamais de me faire changer quoi que ce soit au sort que j'ai prévu pour lui.

RAPPEL HISTORIQUE.

Autant l'accord est complet lorsqu'il s'agit de reconnaître que William Shakespeare est le plus grand des auteurs dramatiques, autant la dispute se fait vive lorsqu'on cherche à savoir qui a vraiment écrit les pièces qui lui sont attribuées.
Il est tout à fait certain qu'il a existé un acteur du nom de Shakespeare, né à Stratford-on-Avon en 1533 et mort en cette même ville en 1616. Cet acteur avait entre-temps longuement séjourné à Londres et appartenu à quelques-unes des nombreuses troupes de théâtre qui existaient alors dans la capitale, en particulier à celle du théâtre du Globe (qui vient d'être reconstruit presque à la place qu'il occupait autrefois). Malheureusement nous ne savons à peu près rien de ce qui s'est passé lors de ce séjour, car Shakespeare n'a pratiquement jamais fait parler de lui, ce qui est étrange pour celui qui était réputé être le premier auteur dramatique du royaume.
Ce qui est encore plus étrange c'est qu'un acteur aussi obscur, même en tenant compte des relations qu'il a pu avoir pendant sa période londonienne, ait produit un théâtre dont l'auteur semble un grand voyageur, infiniment cultivé, familier de la façon de penser des rois et des princes, fort préoccupé par les problèmes du pouvoir politique. Aussi, beaucoup ont fait l'hypothèse que l'auteur des pièces attribuées à Shakespeare était en réalité tel ou tel personnage important du royaume, soucieux de garder l'anonymat. Les uns ont pensé à Francis Bacon, chancelier d'Angleterre, d'autres à William Stanley (mêmes initiales que l'acteur William Shakespeare), comte de Derby, qui prétendra au trône d'Angleterre à la mort d'Elizabeth, mais sera évincé par Jacques I d'Écosse, le fils de Marie Stuart… Cette dernière hypothèse est d'autant plus séduisante que lord Derby visita effectivement certains des lieux évoqués dans le théâtre de Shakespeare (en Italie: Venise, Vérone, Naples ou en France: Bordeaux, Nérac où était la cour d'Henri de Navarre, les Ardennes, …etc.) et que d'autre part les évènements de sa vie ne sont pas sans rapport avec les pièces écrites dans le même temps.
Quoi qu'il en soit de ce petit mystère, les pièces de Shakespeare ont été écrites pour la plupart sous le règne d'Elizabeth d'Angleterre, à une époque où l'Angleterre, s'arrachant au désordre de ses guerres civiles, s'affirme en tant que nation prospère et, s'opposant à l'Espagne, accède au contrôle des mers. Elizabeth était la fille de Henry VIII… Pour avoir vu son père tyranniser et parfois envoyer à la mort ses femmes successives, elle refusa toujours de se marier et de tomber sous la coupe d'un mari. On l'appelle pour cela la Reine vierge.
L'auteur des pièces de Shakespeare est un contemporain de notre roi Henri IV, de Montaigne, de Galilée, de Giordano Bruno, de Cervantès… Il a écrit une quarantaine de pièces, étourdissantes de poésie et d'imagination. Les plus connues sont : Hamlet, Macbeth, Othello ou le More de Venise, Le marchand de Venise, Le roi Lear, Jules César, Antoine et Cléopâtre, Henri V… Véritable patrimoine commun du théâtre universel, elles sont jouées dans toutes les langues et sur tous les théâtres du monde.