Déposé à la SACD
SELMA LAGERLÖF
UNE FEMME POUR ENJEU
par Michel Fustier
(toutes les pièces de M.F. sur : http://theatre.enfant.free.fr )
PERSONNAGES
La petite Selma Lagerlöf, madame Olofsson, la conteuse,
Anna, Rosenkreutz son mari, Ingmar un de leurs amis.
L'HISTORIEN DE SERVICE - Selma Lagerlöf, qui vécut de 1858 à
1940, est une grande romancière suédoise, prix Nobel 1907, surtout
connue en France par "Le merveilleux voyage de Nils Holgersson". Profondément
marquée par le folklore de sa province natale, le Värmland, elle
le restitua, transfiguré, dans une multitude de récits d'une poignante
humanité. Dans la pièce qui suit, écrite à sa manière
et évoquant des thèmes qui lui sont familiers, elle est une petite
fille qui écoute les histoires d'une vieille femme.
- 1 -
SELMA - Madame Olofsson, racontez- moi une histoire!
MADAME OLOFSSON - Ma petite Selma, une histoire des temps anciens?
SELMA - Comme vous voudrez, madame Olofsson… J'aimerais bien une histoire
triste.
MADAME OLOFSSON – Une histoire triste! Pourquoi aimes-tu les histoires
tristes?
SELMA - Parce que cela me fait penser à des choses… Il me semble
aussi qu'elles sont plus vraies.
MADAME OLOFSSON - Comme si une petite fille avait déjà besoin
de vérité. A ta guise… Eh bien, il était une fois
dans le Värmland un homme riche qui avait de vastes propriétés
rurales et qui exploitait aussi plusieurs grandes forges… Tu sais que
chez nous, dans le Värmland, il y a beaucoup de mines de fer; et on forgeait
à cette époque des lingots que l'on envoyait en Angleterre aux
compagnies de chemins de fer. Or cet homme riche avait eu à cœur,
quelques années auparavant, d'épouser une très jolie femme:
cela en effet convenait à sa fortune…
SELMA - Pourquoi les hommes riches épousent-ils toujours de jolies femmes?
MADAME OLOFSSON - Parce ça les flatte. Et il peut arriver aussi qu'ils
les aiment. Mais cela n'est pas toujours le cas.
SELMA - Et si ça n'est pas le cas?
MADAME OLOFSSON - Alors, c'est parce que les jolies femmes aiment les bijoux
et les autres choses précieuses qui les font paraître encore plus
jolies. Mais dans le cas présent cet homme riche n'aimait pas vraiment
sa femme, qui s'appelait Anna. Et elle, après l'avoir épousé,
elle en était même venue au point de le détester.
SELMA - Et comment est-ce qu'il s'appelait, l'homme riche?
MADAME OLOFSSON - Il s'appelait… Rosenkreutz.
SELMA - Et alors?
MADAME OLOFSSON - Et alors il arriva que Rosenkreutz donna une grande soirée
dans son magnifique château. On dansa beaucoup, on but aussi beaucoup.
Et sur le coup de deux heures du matin, Rosenkreutz, qui était complètement
ivre, voulut jouer aux dès. Regarde…
- 2 –
ROSENKREUTZ – (entrant dans la salle de bal suivi d'Ingmar et Anna) Allons,
allons, Ingmar, toi qui fais la cour à ma femme - comme si je ne m'en
apercevais pas! - veux-tu faire une partie avec moi?
INGMAR - Comment, moi qui suis pauvre, pourrais-je faire une partie avec toi,
qui es si riche?
ROSENKREUTZ – Vieux frère… je dis vieux frère parce
que je t'aime bien! Vieux frère, il n'y a pas de raison pour que les
pauvres ne connaissent pas l'exaltation du jeu! Je jouerai ma fortune, mais
toi, tu joueras par exemple… les boutons de ta veste. Tu verras que je
les gagnerai tous!
ANNA - Tu ne vas pas faire ça, Rosenkreutz, tu as trop bu! Je suis ta
femme et je t'interdis…
ROSENKREUTZ - Anna, laisse-moi, cela ne te regarde pas. Tu as trop bu toi aussi
et tu n'as rien à m'interdire. Je sais ce que je fais et j'ai décidé
ce soir de donner sa chance à ton amant…
ANNA - Il n'est pas mon amant…
ROSENKREUTZ - Silence… De toute la nuit, tu n'as dansé qu'avec
lui… Allons, Ingmar, jouons! Mes dix mille acres de forêts contre
ton premier bouton… Celui du haut, par exemple.
ANNA - Rosenkreutz! Prends garde à toi…
ROSENKREUTZ - Silence, encore une fois! …Mais avant de jouer, trinquons.
(ils trinquent et jouent)
INGMAR - J'ai gagné! Vous êtes tous témoins, les dix mille
acres de forêts sont à moi!
ROSENKREUTZ - Ils sont à lui… Que c'est drôle… A lui!
Eh bien, femme, que penses-tu de ceci?
ANNA - Rosenkreutz, est-ce que tu ne vas pas arrêter ce jeu ridicule?
ROSENKREUTZ - Pas du tout… Je m'amuse. Tu m'ennuies tellement, il faut
bien que je m'amuse! Et puis, j'aimerais sincèrement avoir des boutons
qui soient bien à moi…
ANNA - Ingmar, ne te prête pas à cette folie!
ROSENKREUTZ - Maintenant mes forges. Je joue toutes mes forges… Un petit
coup, avant… (il boit)
INGMAR - Tes forges! …Contre tes forges, je te donne, je suis généreux,
mon second bouton! Je prends des risques, car la chance doit être pour
toi, ce coup-ci.
ROSENKREUTZ - Nous allons bien voir. (ils jouent)
INGMAR - J'ai encore gagné. Tes forêts, tes forges… non seulement
je vais garder ma veste boutonnée, mais si tu continues, je vais pouvoir
aussi faire un beau mariage…
ROSENKREUTZ – Un beau mariage! Le diable a été avec toi,
Ingmar. Mais je suis plus fort que le diable. Mon château, maintenant…
(il boit) Mais, si je gagne, je reprends tout.
INGMAR - Tu veux revenir sur les conditions du jeu : il y a trois boutons à
ma veste et tu n'en as pas encore gagné un seul! Commence par les gagner,
mon frère!
ROSENKREUTZ - Au diable tes boutons, mon frère! Alors, disons que si
je gagne je reprends tout, mais que si je perds… (il boit), je te donne
ma femme par dessus le marché. (grand silence)
ANNA - Rosenkreutz, je ne suis pas une femme que l'on joue aux dès!
ROSENKREUTZ - Mais, douce Anna, si je suis ruiné avec quoi pourrais-je
t'entretenir? Tu m'es tellement, mais tellement chère!
INGMAR - Ta femme par dessus le marché! … Allons, allons, trois
chances de suite, cela ne devrait pas être impossible.
ANNA - Rosenkreutz, (elle saisit un pistolet) si tu fais cela, je ne te donnerai
même pas le temps de jouer: je t'enverrai une balle dans la tête.
ROSENKREUTZ – Calme-toi, calme-toi… Laisse ça. A toi, Ingmar,
mon très cher frère… (il est complètement ivre…
ils jouent)
INGMAR - Regardez… Regardez: j'ai tout gagné. Et sa femme par dessus
le marché!
ROSENKREUTZ - Eh bien, je te félicite, mon frère, viens que je
t'embrasse. Et alors, Anna, tu te décides? …(Anna a le bras levé,
les trois personnages s'arrêtent brusquement et sortent)
- 3 –
SELMA - Pourquoi vous arrêtez-vous, madame Olofsson?
MADAME OLOFSSON - Parce que je ne suis pas sûre de la suite… En
réalité, il y a plusieurs versions. La première est qu'Anna
ne tira pas et que le lendemain, son mari, une fois revenu à la raison,
réalisa qu'il s'était, devant d'innombrables témoins, dépouillé
de tous ses biens.
SELMA - Et qu'est-ce qu'il fit?
MADAME OLOFSSON - Pour les uns, comme il était un homme d'honneur, il
demanda la permission de prendre tout de même avec lui son chien et son
bâton et il partit mendier son pain par les routes du pays.
SELMA - Et pour les autres?
MADAME OLOFSSON - Pour les autres, c'est Ingmar qui prit l'initiative et qui
lui dit: Rosenkreutz, tu étais ivre hier soir, et moi aussi. Je te rends
donc tout ce que tu as perdu. Je ne me sens pas l'âme d'un propriétaire.
Je me contenterais de ta femme, mais demandons-lui son avis…
SELMA - Et quel fut son avis?
MADAME OLOFSSON - Rosenkreutz était si riche! Comme elle aussi avait
repris ses esprits, elle fut tentée de rester… Mais comme je te
le disais, il y a toujours plusieurs façons de finir un conte. Pour d'autres,
qui préfèrent l'amour, Anna partit alors avec Ingmar…
SELMA - Mais, dis, c'est un conte ou une histoire?
MADAME OLOFSSON - C'est une histoire qui a fini par devenir un conte.
SELMA - Mais dans l'histoire, vrai de vrai, comment est-ce que cela a fini quand
c'est arrivé?
MADAME OLOFSSON - Tu veux le savoir? Eh bien, comme Anna était une femme
vraiment fière, dès que son mari l'eut provoquée, elle
le tua d'une balle dans l'œil. Aussi direct que je te parle…
SELMA - Et alors, qu'est-ce qu'elle devint? Elle s'enfuit?
MADAME OLOFSSON - Elle aurait pu s'enfuir… Mais comme donc elle était
fière, elle se rendit aux gendarmes. Puis, elle fut jugée et condamnée.
Cependant, compte tenu des provocations de son mari, elle ne fut condamnée
qu'à trois ans de prison.
SELMA - Et après?
MADAME OLOFSSON – Quand elle fut libérée, elle, la femme
fière qui s'était laissé prendre aux séductions
de la richesse, elle avait compris son erreur et découvert qu'elle était
la grande responsable de ce qui était arrivé. Elle avait fait
un mauvais mariage et elle avait permis à la haine de s'accumuler dans
son cœur. Elle décida donc de faire pénitence et consacra
le reste de sa vie à venir en aide à ces pauvres prisonniers dont
elle avait partagé le sort pendant trois ans.
SELMA - C'était bien une histoire triste!
MADAME OLOFSSON - Oui, une histoire triste. Sauf pour les prisonniers! Quand
tu la raconteras à ton tour, tu la raconteras comme tu voudras…
Mais c'est un fait que les vraies histoires des hommes sont souvent des histoires
tristes.
REPERES HISTORIQUES
Selma Lagerlöf naquit en 1858 dans une vieille famille suédoise
qui possédait et exploitait un domaine rural appelé Môrbacka.
Parmi ses ancêtres on compte des pasteurs et des entrepreneurs, des guerriers
et des hommes de science, tous très originaux. Son enfance fut marquée
par une malformation de la hanche qui l'empêcha longtemps de marcher.
La contrepartie fut qu'elle passa son temps dans les bras de nourrices qui la
distrayaient en lui racontant des histoires. Elle se réfugia ainsi dans
les jeux de son imagination.
Son infirmité rendait difficile, sinon impossible, la perspective d'un
mariage. Pour ne pas rester à la charge de sa famille, elle décida
de faire des études d'institutrice et vécut pendant quatre ans
à Stockholm. Puis, revenue au pays, elle enseigna pendant quelques années
tout en commençant à écrire. Et ce fut son premier livre,
un de ses plus beaux et de ses plus vigoureux: La légende de Gösta
Berling, qui raconte les aventures aussi merveilleuses que généreuses
d'un sympathique aventurier. Ce livre mit longtemps à se faire connaître,
mais il assura progressivement un immense succès à son auteur.
Selma Lagerlöf se consacra dès lors exclusivement à l'écriture
et publia un grand nombre de contes et d'histoires. Un des plus célèbres
fut Le merveilleux voyage de Nils Holgersson, écrit à la demande
du ministère de l'éducation pour servir de livre de lecture et
de culture aux petits écoliers suédois… Il raconte comment
un petit garçon visita la Suède en volant sur le dos d'un jar
(le mâle de l'oie) apprivoisé qui avait rejoint un troupeau d'oies
sauvages.
Vinrent ensuite Jérusalem en Dalécarlie et Jérusalem en
Galilée (la Dalécarlie est une province suédoise) qui raconte
comment des groupes de paysans suédois vendirent tous leurs biens pour
aller s'installer en Palestine et vivre sur la terre de Jésus. Puis L'empereur
du Portugal, histoire touchante de l'invincible admiration d'un père
pour sa fille… Et beaucoup d'autres nouvelles ou récits, en particulier
précisément Mörbacka, ses souvenirs d'enfance.
Ce qui distingue les œuvres de Selma Lagerlöf, c'est d'abord la profonde
humanité de ses histoires. Ses personnages vivent intensément
et directement leur vie, une vie marquée aussi bien par leur générosité
que par leurs passions extrêmes. C'est ensuite l'absolue simplicité
de son style : des phrases courtes, des mots précis, jamais aucune emphase,
aucune complaisance, tout y est nécessaire. Et puis un sens profond de
la Nature, de la vie de l'homme au milieu des bois, des champs, des animaux…
Et pour terminer une extraordinaire qualité de "suspense" :
il se passe toujours quelques chose dans les histoires de Selma, et toujours
quelque chose de très fort et de très imprévu. Il est difficile
de lire ses romans sans être à la fin de chaque chapitre bouleversé
par l'émotion
Selma Lagerlöf devint très populaire dans son pays où elle
fut considérée comme le plus représentatif des écrivains
suédois. Son œuvre fut aussi traduite dans de nombreux pays étrangers,
en particulier en Allemagne. En 1907 elle reçut le prix Nobel de littérature.
Elle mourut en 1940, au moment où l'Europe entrait dans la seconde guerre
mondiale.