Déposé à la SACD
LA COMTESSE DE SEGUR
LES PETITES FILLES MODELES
par Michel Fustier
(toutes les pièces de M.F. sur : http://theatre.enfant.free.fr )
PERSONNAGES
Madeleine et Camille, les deux sœurs, Madame de Fleurville, leur mère,
Sophie, leur cousine, Le jardinier, La gouvernante,
L'HISTORIEN DE SERVICE - La comtesse de Ségur, qui vécut de I799 à 1881, est célèbre en particulier pour ses trois romans : Les malheurs de Sophie, Les vacances, Les petites filles modèles. Mais comme sa vie ne présente pas d'épisodes particulièrement "théâtraux", plutôt que de faire une comédie sur elle, nous avons préféré en écrire une à sa manière (un pastiche, si l'on veut!), qui permette de pénétrer directement dans son univers, dans son style et dans ses valeurs… Les enfants d'aujourd'hui seront certainement surpris de découvrir ce qu'étaient les enfants du siècle dernier. A jouer avec beaucoup d'humour. La scène se passe dans le salon de madame de Fleurville où la Gouvernante appelle les enfants dont elle a la charge...
- 1 -
LA GOUVERNANTE - Mes enfants, mes enfants, Camille et Madeleine, vite, écoutez-moi…
J'ai obtenu de votre bonne mère la permission que, pour son anniversaire,
nous lui jouions votre petite comédie anglaise…
MADELEINE - Quelle joie! Nous avons fait beaucoup de progrès en anglais
et ce sera une bonne occasion de le lui montrer. Elle sera si contente!
CAMILLE - Je ne sais pas si c'est une tellement bonne idée, maman n'aime
pas les Anglais.
MADELEINE - Non, mais elle aime que nous connaissions leur langue. Nous leur
sommes supérieurs, donc nous devons connaître leur langue.
CAMILLE - Quel dommage que notre institutrice anglaise ait dû nous quitter
si tôt! Elle était si drôle!
LA GOUVERNANTE - Nous lui écrirons… En attendant, votre mère
sera bientôt là et il faut que vous alliez passer vos déguisements…
Sophie, où est Sophie?
MADELEINE - Elle est dans le parc… La voilà! Que faisais-tu donc?
SOPHIE - J'avais perdu mon costume de général… Je le cherchais.
LA GOUVERNANTE - L'avez-vous trouvé? …Mais, petite malheureuse,
vous avez les souliers tout boueux… et votre robe est déchirée!
SOPHIE - J'ai fouillé les buissons. Ce n'est pas de ma faute si…
LA GOUVERNANTE - Je sais, je sais, toutes les bêtises de Sophie ne sont
jamais de la faute de Sophie. Quelle idée d'emporter votre déguisement
dans les bois?
MADELEINE - Mais comment allons-nous faire si le déguisement de Sophie
est perdu…
- 2 -
LE JARDINIER – (entrant, accent campagnard) Pardonnez-moi, demoiselles,
j'arrivions avec mes gros sabiaux dans vot' château… Savez-vous
ce qu'avions trouvé dedans la niche du chien?
MADELEINE – Je parie que c'est le déguisement de Sophie…
LE JARDINIER - Sais point si c'est son… comme vous dites… Mais en
tout cas, c'est une belle chiffe, si c'est pas dommage!
SOPHIE - Vous voyez bien, mademoiselle, que ce n'était pas ma faute!
C'était le chien!
LA GOUVERNANTE - Si vous n'aviez pas laissé traîner votre costume
de général, le chien n'aurait pas eu envie de jouer avec.
SOPHIE - Je ne l'ai pas laissé traîner…
LA GOUVERNANTE - Vous voulez toujours avoir raison, mademoiselle. Vous feriez
mieux de remercier Gaspard de vous l'avoir rapporté.
SOPHIE - Merci, mon bon Gaspard… Il ne l'a pas abîmé au moins,
le chien?
LE JARDINIER - Tout juste tant soit peu mordillé…
SOPHIE - Peut-être pourrions-nous, pour le remercier, offrir à
Gaspard un des gâteaux de notre goûter… Tenez Gaspard, prenez
ce chou à la crème.
LE JARDINIER – Ne savions vraiment pas si devions…
LA GOUVERNANTE – (d'un air pincé) Puisque mademoiselle Sophie vous
l'offre, prenez-le!
SOPHIE - Et prenez en plus ce baba au rhum… et cette tartine de pâté.
Et un peu de limonade aussi!
LE JARDINIER - Oh merci! Que c'est biau tout ça… Vraiment, c'est-y
pour moi? Allons, je m'ensauve… C'est ma femme qui sera contente. Pardon
d'avoir sali vot' parquet … (il sort)
- 3 -
LA GOUVERNANTE - Sophie, comment mettre un peu de plomb dans votre tête.
Il ne faut jamais offrir à des personnes du peuple des choses qu'elles
ne peuvent pas s'acheter? Ce n'est pas la peine de leur faire envie. Si votre
mère savait ce que vous avez fait, elle ne serait pas contente.
SOPHIE - Oh, ma bonne Adélaïde, ne le lui dites pas…
LA GOUVERNANTE - S'il fallait que je lui dise toutes vos sottises, j'en aurais
pour la journée entière. De toute façon, votre maman sait
tout… C'est comme ça, les mamans, elles savent tout! Allez seulement
mettre votre déguisement.
SOPHIE - J'y vais tout de suite! (elle sort)
LA GOUVERNANTE - Et vous aussi, allez-y. (Camille et Madeleine sortent) En attendant
je vais préparer la table. Ici les chaussons aux pommes, à côté
les mont-blanc, les saint-honoré, les croquembouches, ici les fraises
des bois, les galettes de ménage, la crème fraîche…
(entre madame de Fleurville) Madame, vous voilà déjà! Elles
sont allées toutes les trois se costumer pour leur comédie.
MADAME DE FLEURVILLE - Ont-elles été sages, au moins?
LA GOUVERNANTE - Très sages, madame, très sages, on peut le dire.
MADAME DE FLEURVILLE - Je crains toujours que Sophie, qui est très délurée,
n'ait une mauvaise influence sur ses cousines…
LA GOUVERNANTE - Madeleine et Camille sont vraiment des petites filles modèles.
J'ose le penser. Mais je crois que Sophie a beaucoup de caractère…
MADAME DE FLEURVILLE - Il ne suffit pas d'avoir du caractère, encore
faut-il l'avoir bon!
LA GOUVERNANTE - Ne vous faites pas de souci, madame. Loin de se laisser dissiper
par elle, Camille et Madeleine donnent au contraire à Sophie un exemple
qui ne peut que lui faire du bien. Et je parierai volontiers que d'ici peu Sophie
sera aussi douce, aussi sage, aussi obéissante, aussi appliquée
que ses cousines.
MADAME DE FLEURVILLE - Dieu vous entende, ma bonne Adélaïde…
Dieu, qui peut tout, vous entende!
LA GOUVERNANTE - Mais les voici. Asseyez-vous ici…
- 4 -
CAMILLE - (annonçant) Comédie en anglais pour notre mère…
Madeleine est un mendiant, Sophie est un vieux général un peu
sourd et moi, je suis la femme du vieux général. Le général
et sa femme sortent de la messe de onze heures… (1)
LA GENERALE - (sortant de l'église suivie à quelque distance
de son mari) Well, well, our beggar!
LE MENDIANT - (tendant son chapeau) Can you spare a penny, my kind lady?
LA GENERALE - Of course! Here is a penny for you, my poor man.
LE MENDIANT - May God return it to you, my good lady, return it to you a hundred
times!
LA GENERALE - He is very polite, he knows his job. (elle s'éloigne) Will
you come, Grigori?
LE MENDIANT – Have you a penny, my good Lord? … (il tend son chapeau)
LE GENERAL – (tendant l'oreille) What? Speak up…
LE MENDIANT – Just a penny, your excellency. (il agite son chapeau)
LE GENERAL - (prenant le mendiant pour une relation qui le salue) Ah, yes, I
see… Yes, yes, I remember. I'm delighted, sir, really delighted! (il le
salue d'un ample coup de chapeau)
LE MENDIANT - But… (tendant de nouveau son chapeau)
LE GENERAL – I pray you, keep you hat on, it is cold… If you don't
mind, I’ll put mine on again. And give my regards to your family. (il
passe) Good bye, sir.
LA GENERALE - (revenant chercher son mari) You are stupid, Grigori! Haven't
you seen who he is?
LE GENERAL – I saw him very well, but I was unable to put a name to his
face. Do you know him yourself?
LA GENERALE - (indignée) My goodness, how is it possible?
LE GENERAL - What is the matter? Have I made a blunder?
LA GENERALE – Of course, Grigori, you have made a blunder. He is the usual
beggar outside the eleven o'clock mass asking for some coins.
LE GENERAL – Lord! That's the reason why I thought that I knew him!
LA GENERALE – He is the zouave who was wounded during the siege of Sebastopol!
LE GENERAL – How stupid of me… The zouave, of course! I must make
up for that! (revenant vers le mendiant) Don't be angry with me, my good man,
I am so absent-minded… I believed that… (fouillant dans sa poche
et sortant une pièce d'or) Here is something to try to help forgive my
mistake…
LE MENDIANT – A gold coin… (se tournant tout excité vers
la foule qui les entoure) The general has given me a gold coin, the general
has given me a gold coin…
LE GENERAL – Sh, sh… Keep it for yourself… I am so sorry…
LE MENDIANT – You shouldn't, general, you shouldn't.
LA GENERALE – (prenant la bras de son mari) Now, come with me. People
are looking at us.
MADAME DE FLEURVILLE - C'est très bien, mes enfants, c'est très bien et je trouve que vous avez un grand esprit d'observation et que votre anglais est excellent. Votre talent est le plus beau cadeau que vous ayez pu me faire. Venez m'embrasser. (ils s'embrassent) Et souvenez-vous surtout, comme le général, d'être toujours généreuses envers les pauvres, du moins envers ceux qui sont méritants. Et maintenant allons nous régaler avec toutes les bonnes choses que j'ai vues sur la table.
REPERES HISTORIQUES.
En 1812 le comte de Rostopchine, gouverneur de Moscou, fit flamber la ville
au nez et à la barbe de Napoléon. Ce comte de Rostopchine avait
alors une fille de treize ans, Sophie, très vivante et très délurée,
qui fut le témoin de ces évènements. Mais, critiqué
pour ce qu'il avait fait, le comte de Rostopchine s'exila en France et sa jolie
petite Sophie, qui parlait admirablement bien le français, y épousa
le comte de Ségur. Elle lui donna huit enfants, qu'elle éleva
en particulier dans le château des Nouettes, en Normandie. Son père,
immensément riche, le lui avait offert comme cadeau de noces. Elle vécut
de 1791 à 1881.
Elle avait cinquante-cinq ans lorsque son mari, devenu président d'une
société de chemins de fer, eut l'idée d'ouvrir des librairies
dans les gares. Il voulait pouvoir offrir de la lecture aux enfants pour leur
faire prendre patience durant leurs voyages. Il demanda alors à sa femme
d'écrire les histoires qu'elle avait déjà l'habitude de
raconter à ses nombreux enfants et petits-enfants… Elle se mit
au travail et en une quinzaine d'années, c'est à dire pour l'essentiel
sous le second Empire (1852-1870), elle écrivit, sans parler de la célèbre
trilogie citée dans l'introduction, une multitude de romans pleins d'invention,
de cruauté et de tendresse : Pauvre Blaise, Les deux nigauds, Histoire
d'un âne, Le général Dourakine, L'auberge de l'ange gardien,
Diloy le chemineau… etc. Hachette était son éditeur et lui
distribua plus de douze millions de volumes. Elle fut de plus traduite en de
nombreuses langues. Elle devint très célèbre…
Sophie de Ségur décrit dans ses romans "ce qu'elle a vu de
ses yeux", c'est à dire ce qu'une grande dame pouvait apercevoir
de son château campagnard ou, plus rarement, de sa résidence parisienne.
Bien qu'elle ait été une femme spontanée, libre et généreuse,
elle était imprégnée des valeurs un peu étroites
de la morale du XIXe siècle. Malgré sa générosité,
elle pensait aussi que la noblesse et le peuple ne doivent pas être confondus,
en particulier parce que le peuple – et encore moins les horribles bourgeois
- ne peut pas avoir l'élégance morale et la vertu de la noblesse…
Vivant en France, elle s'était naturellement convertie au catholicisme
et elle y avait subi de fortes influences religieuses.
Madame de Ségur étant avant tout une mère de famille, ses
romans tournent tout naturellement autour des problèmes des enfants.
Elle contribua ainsi à diffuser un modèle d'éducation conforme
aux valeurs dont elle était imprégnée. Ces valeurs étaient
la douceur, l'obéissance, la bonté, la résignation, la
générosité… Valeurs qui devaient d'ailleurs être
surtout celles des filles. .Les garçons, eux, devenaient le plus souvent
des "maris" et des "maîtres", qui sont en fait de
"méchants drôles que le bon Dieu a créé pour
exercer la patience des femmes et leur faire gagner plus sûrement le ciel"
(lettre à Madeleine)
L'influence de madame de Ségur fut très grande à la fin
du XIXe siècle et dans la première moitié du siècle
suivant… Il fallut par la suite (début de XXe) toutes les luttes
des féministes pour rendre aux femmes un peu de leur autonomie. Et, plus
tard, il fallut les enseignements des psychologues et en particulier de Françoise
Dolto, pour que les enfants, aussi bien les garçons que les filles, retrouvent
des perspectives plus ouvertes.
(1) (((on peut si l'on veut jouer la saynette anglaise en français après
avoir supprimé dans le texte de la pièce toutes les allusions
à l'Angleterre…
LA GENERALE - (sortant de l'église suivie à quelque distance de
son mari) Tiens, notre mendiant!
LE MENDIANT - (tendant son chapeau) La charité, ma bonne dame!
LA GENERALE - Tenez, voilà un sou pour vous, mon pauvre homme.
LE MENDIANT - Dieu vous le rende, ma bonne dame, qu'il vous le rende au centuple!
LA GENERALE - Il est bien poli, il connaît bien son métier…
(elle s'éloigne) Tu viens, Grigori?
MENDIANT – La charité, mon bon monsieur… (il tend son chapeau)
LE GENERAL - Hein quoi? Parlez plus fort…
LE MENDIANT - Une petite pièce, mon bon monsieur (il agite son chapeau)
LE GENERAL - (prenant le mendiant pour une relation qui le salue) Ah, oui, je
vois. Oui, oui, je vous reconnais. Je suis charmé, monsieur, vraiment
charmé! (il le salue d'un ample coup de chapeau)
LE MENDIANT - Mais… (tendant de nouveau son chapeau)
LE GENERAL - Je vous en prie, ne vous découvrez pas, il fait froid…
Si vous permettez, moi, je me recouvre… Et donnez bien le bonjour chez
vous. (il passe) Au revoir, monsieur.
LA GENERALE - (se retournant soudain) Mais enfin, Grigori, tu n'as pas vu qui
c'était?
LE GENERAL - Je l'ai très bien vu, mais pour tout te dire, je ne l'ai
pas reconnu. Tu le connais, toi?
LA GENERALE - (indignée) Ca n'est pas Dieu possible…
LE GENERAL - Qu'est-ce qu'il y a? J'ai fait une bourde.
LA GENERALE - Bien sûr, Grigori, que tu as fait une bourde. C'était
simplement le pauvre mendiant de la messe de onze heures qui te demandait la
charité.
LE GENERAL - Mon Dieu, mais c'est pour ça que j'avais quand même
l'impression de l'avoir vu!
LA GENERALE - Tu sais, le zouave qui a été blessé au siège
de Sébastopol!
LE GENERAL - Que je suis bête… Le zouave, mon Dieu! Il faut que
j'arrange ça! (revenant vers le mendiant) Ne m'en veuillez pas, mon brave
homme, je suis distrait… Je croyais que… (fouillant dans sa poche
et sortant une pièce d'or) Tenez, voilà pour me faire pardonner.
LE MENDIANT - Une pièce d'or… (se tournant tout excité vers
la foule qui les entoure) Le général m'a donné une pièce
d'or, le général m'a donné une pièce d'or!
LE GENERAL - Chut, chut, il ne faut pas le dire… Je suis désolé.
LE MENDIANT – Il n'y a pas de quoi, il n'y a pas de quoi, mon général…
LA GENERALE – (prenant le bras de son mari) Allons, viens maintenant,
on commence à nous regarder.)))