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Déposé à la SACD


LES DEBUTS DE COLETTE

par Michel Fustier
(toutes les pièces de M.F. sur : http://theatre.enfant.free.fr )

PERSONNAGES
Colette, très belle jeune femme de 25 ans (à laquelle nous donnons par anticipation son nom de plume),
Willy son mari, entrepreneur en littérature, la quarantaine,
Marguerite (Moreno), sa meilleure amie, au parler truculent et gouailleur,
deux "Nègres".


L'HISTORIEN DE SERVICE – Colette est une jeune provinciale, qui s'appelait en réalité Gabrielle Colette, Colette étant son nom de famille. Elle a épousé un peu par hasard un certain Willy, homme de lettres parisien. Ce dernier lui ouvre les salons du tout-Paris mais lui demande, comme il le faisait avec beaucoup d'autres qu'on appelait alors des "nègres", d'écrire à sa place des romans faciles qu'il signerait de non nom. Ce fut la première expérience littéraire de celle qui allait devenir la grande Colette. L'histoire se situe aux environs des années 1900. Mais justement deux "nègres" discutent de leur métier dans un café.

- 1 -
PREMIER NEGRE - Ce n'est tout de même pas bien difficile d'écrire un roman!
SECOND NEGRE - Moi, je trouve que ça n'est pas commode du tout.
PREMIER NEGRE - Mais non… Je ne dis pas un grand roman philosophique, à la Dostoïevski ou à la Zola, mais un vulgaire petit roman populaire de quatre sous… Les gens achètent n'importe quoi! L'université t'a tout de même appris à tenir un porte-plume…
SECOND NEGRE - Oui, mais de là à… écrire un roman complet, avec des personnages…
PREMIER NEGRE - Tu verras, tes personnages te porteront. D'autre part, la recette est simple: un quart d'aventures, un quart de sexe, un quart de sentiment, un quart d'horreur… Tu comprends?
SECOND NEGRE - Intellectuellement, je comprends… Un quart d'horreur?
PREMIER NEGRE - Oui, des jeunes filles décapitées surnageant au milieu des nénuphars bleus… des vieilles mères brûlées vives, hurlant de frayeur dans leurs lits de plumes, des vampires…
SECOND NEGRE - Je vois! Cela m'effraye à l'avance…
PREMIER NEGRE - Il faut bien que tu te fasses à l'idée que tu viens d'entrer dans une véritable usine à romans… Nous sommes cinq rédacteurs! Pour que Willy fasse ses frais il nous faut sortir au moins un roman tous les mois. Lui, il n'a pas le temps d'écrire, et d'ailleurs il en est incapable: mais il apporte son nom. Tous les romans que nous écrivons sont signés Willy. Et de cette façon le roman se vend. Il est tellement connu! Si nous mettions nos propres noms, nous ne vendrions pas quinze exemplaires… dont douze à nos oncles et tantes!
SECOND NEGRE - Tu as probablement raison. Mais il est difficile d'admettre qu'on n'est après tout qu'un pauvre nègre…
PREMIER NEGRE - Pas de vilains mots… Il y a des gens illustres qui travaillent pour Willy: Curnonsky, Debussy, Vuillermoz… En fait, il t'offre une chance inespérée d'apprendre ton métier. Après quatre ou cinq romans pour Willy, tu pourras voler de tes propres ailes, je te le promets. On y va…? (ils sortent)

- 2 –
L'HISTORIEN DE SERVICE - La scène maintenant se déplace dans la chambre de Colette. Elle est justement en train d'écrire lorsque vient la voir son amie Marguerite Moreno...
MARGUERITE – (entrant) Alors, Colette, ma petite merveilleuse, ma beauté printanière... Que fais-tu? Tu écris! Je ne savais pas que tu écrivais.
COLETTE - Je ne le savais pas moi non plus. Mais il le faut bien, Marguerite… cinq pages par jour.
MARGUERITE - Ne me dis pas que ton mari t'a embauchée toi aussi dans sa fabrique de saucissons?
COLETTE - Mais si! Sans cela, que faire de moi? Il me montre dans les salons et le tout-Paris me fait la cour, mais cela ne rapporte pas de sous! N'oublie pas qu'il m'a épousée sans dot!
MARGUERITE - Willy ne perd décidément pas une occasion de grignoter. Quel rat! Comme si ça ne lui suffisait que tu sois la plus resplendissante des jeunes mariées! Donc, te voilà devenue une "négresse"! Et tu écris quoi?
COLETTE - Que veux-tu que j'écrive? Mes souvenirs!
MARGUERITE - Tu n'as pas vingt-cinq ans et tu as déjà des souvenirs… Voyez-vous ça!
COLETTE - Bien sûr, j'ai des souvenirs, j'en ai des quantités…
MARGUERITE - Je vois: des souvenirs d'écolière, alors!
COLETTE - Précisément. Cela s'appellera Claudine à l'école.
MARGUERITE - Fais voir… (elle lit) "Je m'appelle Claudine, je suis née à Montigny et probablement je n'y mourrai pas." Tu vois loin… Ah, quand on parle du loup…
WILLY - (entrant) Cela ne va pas du tout, Colette… Oh pardon, Marguerite, je ne vous avais pas vue!
MARGUERITE - Ah, ah, voilà ton négrier de seigneur.
WILLY - Négrier! Mais pas du tout… Notre Colette s'est tout simplement mise à l'écriture. Je l'aide à faire fructifier ses dons.
MARGUERITE - Je n'en doute pas! Fructifier, vraiment?
WILLY - Mais décidément, elle a encore beaucoup à apprendre. Je viens de relire ce qu'elle a fait hier… Regarde ici, Colette, le défilé des examinateurs, ça n'est pas ça… (à Marguerite) Oui, l'héroïne de Colette est allée avec ses petites camarades passer le Certificat d'études au chef-lieu du canton.
MARGUERITE - Je vois… Délicieusement provincial!
WILLY - C'est ce qui en fait le charme. Vue de Paris… la province, c'est un autre monde!
COLETTE - Oui, eh bien, le défilé?
WILLY - Le défilé, j'y viens: tu es beaucoup trop gentille et tu perds une belle occasion de faire rire le public. Non, il faut que tous ces vieux examinateurs arrivent pétris de leur fausse dignité, tout habillés de noir, s'épongeant le visage sous le torride soleil de juin… Lamentable procession de pédants! Refais-moi toute cette page. Force le trait!
COLETTE - Encore! Mais déjà hier…
WILLY - Tu n'en as pas fait assez! Cette fois, je les veux tordus, difformes, bedonnants… Tu comprends : il faut que tu opposes la fraîcheur et la spontanéité des jolies petites écolières à toutes les pesanteurs et les ridicules, si je peux dire, de l'Université. N'aie pas peur d'être cruelle!
MARGUERITE - Oui, ma chérie, il le faut, les hommes adorent la cruauté…
WILLY - Tu pourrais même imaginer que Claudine apprivoise très coquinement un de ces vieux toqués en laissant traîner devant lui sa magnifique chevelure rousse…
COLETTE - Il ne faut pas exagérer!
WILLY - En tout examinateur, il y a un cochon qui sommeille… Et le vieux toqué serait tellement affolé de sa beauté que, malgré son insolence, il lui mettrait une excellente note.
COLETTE - Tout de même, le Certificat, c'est sérieux…
WILLY - Mon petit, c'est à toi de voir. Si tu veux que le livre se vende… Moi, je ne peux pas te payer à faire des livres qui ne se vendent pas. Et n'oublie pas que c'est sous mon nom que ça paraît. Alors il faut que ce soit gratiné. Tu me referas ça.
MARGUERITE - Ma pauvre Colette, c'est bien beau qu'il ne te le fasse pas copier dix fois!
COLETTE - (a les larmes aux yeux… un silence, renifle) Je pense que tu as raison, Willy.
WILLY - Bien! Maintenant, ma bonne Marguerite, je crois qu'il faudrait que la dite Colette puisse se remettre tranquillement au travail. Elle a déjà pris du retard…
MARGUERITE - J'ai compris, je m'en vais… Tu es un véritable garde-chiourme, Willy! Si c'était moi, je t'enverrais… paître… avec une de ces jubilations!
WILLY - Grâce à Dieu, ce n'est pas toi… Je te raccompagne. (ils sortent, Colette reste seule)

3 –
L'HISTORIEN DE SERVICE – Trois mois plus tard... Ça y est, le premier roman de Colette a paru sous le nom de son mari...
WILLY - Colette, mon ange, viens donc, regarde: ça y est, il a paru! Ton livre a paru.
COLETTE - Tu veux dire le tien… Fais voir (elle lit) "Claudine à l'école" par Willy. Tu vois bien que ce n'est pas le mien!
WILLY - Mais si, mais si. Augustin l'a relu et il y a encore ajouté quelques détails piquants, sur mes indications… mais tu sais bien que c'est le tien! Et je crois que c'est bien! Et regarde le dessin sur la couverture, il représente Claudine.
COLETTE - (dubitative) Oui… Ca me fait une drôle d'impression. C'est censé être moi, ça?
WILLY - Oui. J'ai signé le livre, mais j'ai fait mettre sur la couverture le dessin d'une fillette qui te ressemble… Tu vois, elle est déguisée en paysanne, elle a des sabots, elle écrit sur ses genoux croisés et sa chevelure rousse descend en boucles sur ses épaules… C'est une allusion claire.
COLETTE - Qu'est-ce que ça veut dire exactement?
WILLY – Ca veut dire que, même si je suis l'auteur, je te reconnais comme mon inspiratrice. C'est la moindre des choses. Mais maintenant, jure-moi que tu ne diras à personne que c'est toi qui l'as écrit.
COLETTE - Mais… moi, te jurer que…
WILLY - C'est important, Colette. Si tu ne me le jures pas, je vais tout laisser tomber… C'est tellement important pour nous, pour toi, pour moi, que personne ne soupçonne… Jure-moi.
COLETTE - Bon, je te le jure… Je te le jure, mais je ne sais pas si je te le pardonnerai.
WILLY - Allons donc, je te connais. Tu viens de faire une bonne œuvre.
COLETTE - Je ne suis pas naturellement portée à être charitable. Tu m'as forcé la main.
WILLY - Comment donc… Tu as le cœur grand comme ça. Si, si, je t'assure! Je te le rendrai au centuple. Je t'embrasse! (il le fait) Tu verras, finalement tu seras contente. Je travaille pour ton avenir, moi… Allez, va maintenant… (il se replonge dans son travail)
COLETTE – Mon ami, je ne sais pas si j'oublierai jamais ce coup-là.

REPERES HISTORIQUES

Sidonie Gabrielle Colette est née en 1873. Elle passa son enfance dans le village très rural de Saint-Sauveur en Puysaie, aux côtés de son père, un séduisant officier qui avait perdu une jambe au siège de Sébastopol et de sa mère Sido, une femme de caractère, qui exerça sur sa fille une profonde influence. Elle fut une adolescente à la forte personnalité, audacieuse, curieuse de tout, grande lectrice, bonne musicienne, particulièrement sensible à la nature qui l'entourait, aux plantes et aux bêtes. Elle n'alla à l'école que pendant un an… Celle qui allait devenir un grand écrivain français avait tout juste passé son Certificat d'études!
Colette ne se sentait pas une vocation d'écrivain. "Dans ma jeunesse, je n'ai jamais, jamais désiré écrire". Elle se mit pourtant au travail sous l'influence de son premier mari, Willy (Henri Gauthier-Villard), dans les circonstances qui sont décrites dans la pièce.
Ses premiers romans racontent l'histoire de Claudine, dont elle était le prototype (Claudine à l'école, Claudine à Paris, Le mariage de Claudine…) Ils eurent un grand succès. Elle avait crée un "personnage" dont le nom, cent ans après, est encore dans toutes les mémoires. Mais lorsqu'elle dut se séparer de Willy, qui était officiellement l'auteur de son œuvre, elle se retrouva seule et sans le sou… Fascinée par le théâtre, elle devint pour un temps danseuse de music-hall et actrice. Puis progressivement, stimulée par le succès que rencontraient ses premiers ouvrages (tout le monde savait que c'était elle et non Willy qui en était l'auteur), elle revint à l'écriture et écrivit beaucoup.
Parmi ses ouvrages les plus célèbres on peut citer, après les Claudine, Chéri, L'Ingénue libertine, Le Blé en herbe, Sido, Gigi et autres nouvelles, La Chatte, Julie de Carneilhan… Une mention spéciale pour l'Enfant et les sortilèges, mis en musique par Maurice Ravel. Ses ouvrages sont remarquables non par la profondeur de la pensée, mais par l'analyse très fine et très savoureuse des personnages qu'elle met en scène. Son style est d'une vivacité et d'une justesse inimitable.
Elle se maria trois fois. La première donc avec Willy (en 1893), la seconde avec le baron Henri de Jouvenel (en 1912) dont elle eut une fille, son seul enfant, qu'elle surnomma Bel-Gazou (le beau gazouillement). Enfin, la troisième fois avec Maurice Goudeket (I935), qui lui apporta un amour profond et durable. Elle mourut en 1954 à l'age de quatre vingt-un ans dans son fameux appartement du Palais-Royal à Paris.
Son succès littéraire fut immense et la mit en relation avec tous les artistes, écrivains et hommes politiques de son époque. Elle fut en particulier très liée avec l'actrice Marguerite Moreno qui est évoquée dans la pièce. Elle voyagea beaucoup et donna de multiples conférences en Europe et en Amérique. Elle fut l'amie de la reine des Belges et du prince de Monaco. Elle était devenue un personnage si célèbre que l'État français lui fit des funérailles nationales.