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Déposé à la SACD


ALEXANDRE ET DIOGENE LE CYNIQUE

par Michel Fustier
(toutes les pièces de M.F. sur : http://theatre.enfant.free.fr )


PERSONNAGES:
Alexandre, Le compagnon d'Alexandre,
Une vieille femme,
Diogène.


L'HISTORIEN DE SERVICE - Nous sommes au IVe siècle avant J.C., en –335. Alexandre s'apprête à conquérir le monde avec ses soldats macédoniens et grecs. En passant par Corinthe, il rend visite à Diogène. Celui-ci est ce que l'on appelle un philosophe cynique, c'est-à-dire qu'il méprise les honneurs, la force, les richesses et même la vertu. Diogène feint d'abord de ne pas s'intéresser à Alexandre, puis il lui crache son mépris au visage…

- 1 -
ALEXANDRE - Je veux voir ce Diogène! Tout le monde en parle.
LE COMPAGNON D'ALEXANDRE - Comment, toi, le roi de Macédoine, le général en chef de tous les Grecs confédérés, toi qui te prépares à prendre la tête de leurs armées, tu t'intéresses à ce... philosophe pourri?
ALEXANDRE - Pourquoi pas, je suis curieux de tout!
LE COMPAGNON D'ALEXANDRE - C'est un mendigot. Il ne vaut pas mieux qu'un chien méchant: c'est d'ailleurs pour cela qu'on l'appelle Diogène le cynique... Diogène le chien! Il a fait sa niche dans un vieux tonneau et il tourne tout en dérision.
ALEXANDRE - C'est bien pour cela que je veux le voir. (à une vieille femme qui passe) Holà, madame, connaissez-vous un certain Diogène?
LA VIEILLE FEMME - Diogène le cynique, qui tourne tout en dérision? Oui, bien sûr. Suivez-moi, je vous le montrerai. Je vais justement lui porter une écuelle de soupe. Nous le trouverons dans son tonneau, sur le bord de la route...

- 2 -
DIOGÈNE - C'est ma soupe que tu m'apportes, vieille sorcière... Mais qui m'amènes-tu en même temps que ma soupe?
LA VIEILLE FEMME - Tu ne veux pas les regarder? ...Des gens qui veulent te voir.
DIOGÈNE - Oh, dis donc, quel genre de gens?
LA VIEILLE FEMME - Des riches, plutôt bien sapés. Et très bien élevés! Avec de l'or partout! Et il y en a même un qui a une couronne sur la tête...
ALEXANDRE - Écoute, noble Diogène...
DIOGÈNE - Je n'ai rien de noble. Je déteste tout ce qui est beau, tout ce qui est riche, tout ce qui est bien habillé, tout ce qui est bien élevé, tout ce qui est plein de vertu, tout ce qui se vante de sa grandeur... Je ne veux pas avoir de visiteurs de cette espèce. Ils m'ennuient et ils me dégoûtent. Passez votre chemin. Je veux dîner tranquille.
LA VIEILLE FEMME - Toi, Diogène, en loques et couvert de poux, tu parles ainsi!
LE COMPAGNON D'ALEXANDRE - C'est vraiment la première fois, ô Alexandre, que tu rencontres un homme qui ne veut même pas te regarder!
ALEXANDRE - Rien que pour cela, il vaut le détour. Nous avons bien fait de venir.
LA VIEILLE FEMME - Jette-leur quand même un coup d'œil, Diogène, ça en vaut la peine.

- 3 -
DIOGÈNE - J'en doute, sorcière. Laisse-moi manger...
LE COMPAGNON D'ALEXANDRE - Sais-tu, philosophe plein de folie, que celui qui vient te visiter n'est autre qu'Alexandre le Grand...
DIOGÈNE - Vraiment si grand que ça? Alexandre, oui, j'en ai entendu parler, mais j'en ai entendu parler comme... de peu de chose. Un homme qui se prend au sérieux peut-il être de quelque valeur? Alexandre, en réalité, me paraît être quelqu'un de plutôt petit. Laisse-moi manger ma soupe en paix, Alexandre le Petit! Miam, miam...
LE COMPAGNON D'ALEXANDRE – En tout cas il n'est pas petit en ceci qu'il t'écoute sans se mettre en colère. Reconnais au moins que sa patience est grande!
DIOGÈNE - S'il se mettait en colère contre quelqu'un qui lui dit la vérité, ce serait cette fois Alexandre le Tout petit, le Tout petit, le Tout petit...
LE COMPAGNON D'ALEXANDRE - Écoute, je vais pour toi dévoiler l'avenir. Cet homme, qui modestement t'implore de le regarder, il va bientôt conquérir le monde!
DIOGÈNE - Tu veux dire qu'il va tracer sur le monde un grand sillon de violence, de meurtres et de pillage... Que de sang, que de sang il va verser!
LA VIEILLE FEMME - Tais-toi, laisse, Diogène, ne parle pas de ça, ça ne te regarde pas. Ce sont leurs affaires, ils les mènent comme ils veulent. Ce que font les grands de ce monde doit être considéré comme bien fait.
DIOGÈNE - En vérité, verser du sang va bien avec ce qui est noble, riche et distingué...
LE COMPAGNON D'ALEXANDRE - Il est le plus grand des conquérants de tous les âges et il acquerra plus de richesses que nul autre roi n'en a acquises par le passé...
DIOGÈNE - Si cela est vrai, moi, je le considère plutôt comme un grand assassin et comme un grand voleur. Alexandre, le grand voleur!
LE COMPAGNON D'ALEXANDRE - Pour ces paroles injurieuses, je vais te passer mon glaive à travers le corps!
DIOGÈNE - Digne compagnon de celui qui va moissonner tant de vies, maintenant que j'ai fini ma soupe, vas-y! J'ai assez joui de ce monde.

- 4 -
ALEXANDRE - Non, ami, épargne-le. Je n'en connais pas beaucoup qui aient le même courage que cet homme: il parle comme un homme libre, et pour cela, je le respecte.
LE COMPAGNON D'ALEXANDRE - Si tel est ton bon plaisir, je ne le tuerai pas. Pourtant, cela me démange...
ALEXANDRE - Diogène, écoute-moi: tu es là sur ce bout de trottoir, misérable et dépenaillé... Non seulement je ne t'en veux pas de m'avoir parlé comme tu l'as fait...
DIOGÈNE - Serais-tu moins petit que je ne l'imaginais?
ALEXANDRE - ...mais je veux faire quelque chose pour toi. Veux-tu un manteau, veux-tu des festins, veux-tu de l'or, veux-tu un emploi? Tu es sage, tu es désintéressé... Je te prendrai volontiers à mon service.
DIOGÈNE - Laisse-moi d'abord finir de lécher mon bol... (il lèche minutieusement). Ça y est. Écoute à ton tour, Alexandre: pour les paroles aimables que tu viens de prononcer, je vais consentir à te regarder...
LE COMPAGNON D'ALEXANDRE – Tu seras surpris, ô Diogène!
DIOGENE – (se retournant) Oh, par Zeus, quelle figure tu as! Oui, tu es bien tel que je l'imaginais! Ridicule... M'offrir un manteau, de l'or, me prendre à ton service, certes non: je ne pourrais plus me regarder moi-même. De grâce, tout bien considéré, je ne te demande qu'une chose…
ALEXANDRE - Laquelle?
DIOGÈNE - Maintenant que j'ai fini la bonne soupe que cette excellente femme m'a servie, laisse-moi la digérer en paix... Je commence par roter un coup... Voilà, C'est fait.
LE COMPAGNON D'ALEXANDRE - Quelle mauvaise éducation!
DOOGENE - Puis je m'étends là par terre, je mets cette pierre sous ma tête comme un oreiller... et je vais dormir. Mais comme tu me fais de l'ombre, Alexandre, la seule chose dont je te prie humblement, c'est de t'ôter de mon soleil...
LE COMPAGNON D'ALEXANDRE - Ça, par exemple, l'insolent!
ALEXANDRE - Laissons-le... Je ne croyais pas qu'il existât au monde un homme capable de me dédaigner à ce point, moi et mes présents... En cela, il est grand. Plus grand que moi, peut-être. Jouis de ton soleil, Diogène! Viens, ami, nous, nous allons conquérir le monde, puisque telle est notre destinée.
LE COMPAGNON D'ALEXANDRE - Je te suis, ô Alexandre. À nous la gloire...
LA VIEILLE FEMME - Dors bien, mon gros plein de soupe. Je ne sais pas bien à quoi tu sers: mais toi, au moins, tu ne feras de mal à personne.

RAPPEL HISTORIQUE

L'histoire d'Alexandre le Grand (-356 –323) est tout à fait exceptionnelle. Il était roi de la Macédoine, un vaste royaume situé au Nord de la Grèce (c'était en gros les Balkans d'aujourd'hui) dont la langue et la culture étaient celles de la Grèce. Arrivé à 18 ans au pouvoir, dans un pays rude, qui avait la conquête et la violence dans le sang, Alexandre avait hérité de son père une puissante armée. Il ne put résister au plaisir de s'en servir avec toute l'impétuosité de la jeunesse.
Il commença par conquérir la Grèce, qui était pour ainsi dire sa patrie spirituelle. Il convainquit ensuite les Grecs de l'accompagner dans ses projets d'expansion. Ensemble ils formèrent une invincible armée qui commença par envahir l'Asie mineure (la Turquie actuelle), puis la Syrie et l'Égypte (où il fonda la ville d'Alexandrie), ensuite tous les pays qui correspondent à l'Iran, à l'Irak, à l'Afghanistan, au Pakistan d'aujourd'hui… Alexandre pénétra même jusqu'à l'Inde, où il s'arrêta cependant au fleuve Indus. C'est sur la voie du retour, le long du Golfe Persique, qu'il mourut à l'age de 33 ans sans avoir revu sa patrie.
A mesure qu'il s'enfonçait dans le territoire de ses conquêtes, Alexandre d'une part mobilisait des troupes sur place pour continuer sa marche en avant, d'autre part s'efforçait d'opérer une fusion entre la civilisation grecque et la culture des pays conquis. Il y fonda de nombreuses villes qui portaient son nom. Il lui arriva même d'épouser des princesses qui étaient les filles des rois vaincus. A sa mort, ses conquêtes furent partagées entre ses généraux.
Alexandre contribua ainsi très puissamment à diffuser la culture grecque dans l'ensemble du monde connu. Deux exemples: la Palestine (terre des Juifs) fut tellement hellénisée qu'à la fin les juifs durent se révolter pou retrouver leur propre culture (révolte des Maccabées). Quant à la fameuse Cléopâtre, qui fit parler d'elle trois siècles plus tard, elle n'était pas égyptienne mais parlait le grec et descendait d'un des généraux d'Alexandre.
Selon le point de vue duquel on se place, on peut considérer Alexandre comme un grand conquérant, une marionnette poussée par une sorte de nécessaire fatalité, un brigand sanguinaire multipliant sur son passage les vols et les meurtres, un héros aux multiples travaux glorieux… Dans sa prescience Diogène ne semble pas avoir hésité.
Pendant son adolescence, Alexandre avait eu comme précepteur le grand philosophe grec Aristote. Il n'est donc pas étonnant qu'il ait porté grand intérêt à la sagesse grecque et qu'il ait, lors de son passage en Grèce, désiré voir le fameux Diogène. Diogène était un philosophe dit "cynique" (du mot qui signifie chien) qui se faisait gloire de mépriser tout ce que les hommes admirent, comme il est dit dans le texte de la pièce : le savoir, les honneurs, la puissance, la richesse… L'antithèse exacte d'Alexandre.