(telecharger au format word)

Déposé à la SACD


LE TSAR PIERRE LE GRAND

par Michel fustier
(toutes les pièces de M.F. sur : http://theatre.enfant.free.fr )

PERSONNAGES
Pierre enfant, puis adolescent, puis adulte,
Sa sœur Sophie, ses amis Patrick Gordon et Jacques Lefort,
Elle et Lui, un couple de nobles moscovites, un moujik-ouvrier,
Charles XII roi de Suède, le conseiller Pierre Menchikov.


1 – (l'enfance)
HISTORIEN DE SERVICE - Au milieu du XVIIe siècle, la Russie n'était que la "Moscovie", un petit état perdu à l'est de l'Europe au milieu de populations, comme le sienne, guerrières et brutales. C'est Pierre le Grand qui, au cours d'un règne de 43 ans, de 1682 à 1725, la fit passer au rang des puissances internationales. Règne fondateur étonnant de vitalité et de fureur... Mais pour le moment, réfugié à la campagne, notre jeune Tsar Pierre, comme un enfant qu'il est, ne songe qu'à s'amuser, cependant que sa sœur Sophie s'occupe en son nom des affaires de l'Etat...
PIERRE - Vite? Sophie, vite, je veux me faire un bateau... Vite!
SOPHIE - Mais, mon cher petit frère, vous avez déjà vos deux régiments de mauvais garçons, les Preobrajenski et les Sémionovski, que vous faites manœuvrer à longueur de journée. Cela ne vous suffit pas pour vous amuser? Pour un enfant de douze ans....
PIERRE - Non, je veux me faire un bateau... Le reste, je m'en moque. Si, pourtant, je veux aussi un globe terrestre, une pendule à gaine, un établi de menuisier avec tout ce qu'il faut, des marteaux, des haches, des ciseaux, des clous... Mais je veux aussi me faire un bateau et j'irai naviguer à en perdre le souffle sur le lac Plechtchéevo.
SOPHIE - Vous êtes le Tsar. Revenez au moins à Moscou pour y tenir votre place dans les cérémonies officielles. Et mariez-vous... cela vous calmera!
PIERRE - Je n'y tiens pas! Je veux faire ce que je veux. Vous, ma sœur, occuperez-vous des affaires de l'Etat... Et couchez avec Galitzine, si ça vous fait plaisir. Et si ça vous démange encore, allez aussi vous faire... battre chez les Turcs!
SOPHIE - C'est bien ce qui vient de m'arriver! Lamentable expédition. Mais vous, Pierre, soyez un peu raisonnable! Ce n'est pas parce vous avez dix-sept ans et que vous mesurez maintenant au moins deux mètres....
PIERRE - Deux mètres déjà.... Vous avez raison. Je suis donc grand: Pierre le Grand! Je reprends le pouvoir que je vous avais abandonné... Et maintenant que je l'ai, je m'en vais commencer par aller voir la mer. La mer, cela m'obsède!
SOPHIE - Est-ce que vous n'allez pas en rester là, avec cette histoire de bateaux?
PIERRE - Bien sûr que non! En route pour Arkhangelsk, ce port dans les glaces qui est notre seule ouverture sur le grand large... J'emmène toute la cour et je vais monter sur un "vrai" bateau! Formidable... Et encore mieux, maintenant, j'ai un bateau à moi... Et je suis sorti seul en mer... Et j'ai essuyé une tempête, mais je me suis comporté comme un vieux loup de mer.
SOPHIE - Cela n'est pas le rôle d'un Tsar....
PIERRE - Vous insistez! Tant pis... Maintenant que j'ai vu la mer, vous, ma sœur, je vous ai assez vue, allez hop, au couvent.
SOPHIE - Moi, au couvent! Que vous êtes cruel... (elle sort)
PIERRE - Quant à moi, fini de jouer, je vais me construire une escadre pour de vrai et j'irai prendre aux Turcs leur ville d'Azov, pas loin de la Mer noire... C'est fait, belle partie! Il suffisait de le vouloir.


2 – (la Grande Ambassade)
HISTORIEN DE SERVICE - C'était le premier exploit de Pierre... Il avait monté de toutes pièces une expédition navale et militaire contre les Turcs et il s'était effectivement emparé de la ville d'Azov. Mais il avait aussi pris la mesure des lacunes techniques de son pays...
PIERRE - Il est temps d'être sérieux. Je n'aurais rien vu tant que je n'aurais pas vu l'Europe. Allons-y! Toi, Patrick Gordon, l'Ecossais et toi Jacques Lefort, le Suisse, vous m'accompagnerez. Nous sommes des ploucs, ici, en Russie! Nous avons tout à apprendre, nous serons des écoliers et ils seront nos maîtres.
GORDON – Il faut le dire, notre ambassade comprend deux cent cinquante personnes.... Première étape du voyage, nous voilà devant la citadelle de Riga...
PIERRE - Copiez-en les plans et relevez-en les dimensions. Que rien ne nous échappe... Ils nous ont bien mal reçus, je m'en souviendrai.
LEFORT - Nous voici maintenant à Königsberg...
PIERRE - Je vais leur montrer que je sais jouer de la trompette et battre le tambour. Mais je voudrais aussi apprendre l'art de tirer au canon.
GORDON - Et quand vous saurez faire, on vous établira un diplôme de canonnier...
PIERRE – Maintenant, allons en Hollande, où nous devons apprendre la charpenterie de marine. Mon idéal, c'est d'être charpentier. Et nous apprendrons aussi l'art des voiles et celui des cordages... Je voudrais aussi devenir un très bon forgeron.
LEFORT - Profitons-en aussi pour visiter des scieries, des filatures, des ateliers de chaudronnerie, des jardins botaniques, des musées...
PIERRE - Passionnant! Et ça? Qu'est-ce que c'est, à quoi est-ce que cela sert, comment le fait-on marcher? Oh! Et un moulin à vent... Je veux voir ça de près!
GORDON - Et cette imprimerie, venez, mais venez donc... Et ces gravures et ces sculptures?
PIERRE - Attendez, attendez, laissez-moi assister à loisir a à cette dissection... Formidable! Et vous m'achèterez trois caisses d'instruments de chirurgie, que je puisse moi-aussi... Ça me plairait tellement de découper quelques cadavres.
LEFORT - Et avez-vous vu ce microscope pour bien voir des choses toute petites?
PIERRE - Etonnant! Et celui-là qui arrache des dents...! Laissez-moi essayer... Hep là, vous qui passez, ouvrez la bouche que je voie si vous n'avez pas des dents abimées. Si, et je vous enlève illico ces deux-là, qui ne valent plus rien.... Et vous, votre bouche, et vous, et vous... Je vais me faire une collection de dents arrachées. Et je veux aussi apprendre à raccommoder les vieux vêtements et à fabriquer des chaussons. Et toutes ces églises et ces temples... Je veux dans chacun assister à l'office et connaître leurs credo.... J'ai le sens de Dieu, je suis très dévot et j'adore les religions.
GORDON - Sire, il est temps de partir pour l'Angleterre....
PIERRE - Oui, allons-y.... Qu'est-ce que c'est que ça? Une boutique d'horloger... Apprenez-moi à démonter et remonter une montre. Et ce cercueil, comment est-il fait? Je veux en emporter un en Russie pour que mes gens le voient...
LEFORT - Ne voulez-vous pas voir aussi l'Observatoire, l'Arsenal... et le Plais royal...? Et l'Hôtel de la monnaie, où l'on frappe des pièces qui sont crénelées sur les bords pour qu'on ne puisse pas les rogner... Quelle idée géniale!
PIERRE - Certes, certes, mais ce qui me laisse rêveur, c'est ce Parlement où les sujets disent ouvertement la vérité à leur roi!
GORDON - Ça donne à réfléchir...
PIERRE – C'est ce que je fais. Maintenant achetez des scies, des marteaux, et tous les outils que vous pourrez trouver, des machines aussi, des machines pour tous les métiers, et achetez aussi un bateau, plusieurs mêmes, et expédiez-moi tout ça en Russie... Nous allons en avoir besoin. Et tâchez aussi de me trouver de bons artisans, de bons ingénieurs, des officiers, des spécialistes de tout ce que vos pourrez imaginer, payez-les grassement et qu'ils aillent enseigner chez nous tout ce que nous n'avons pas été capables de trouver nous-mêmes.
GORDON - Ils sont déjà en route... Nous les trouverons là-bas à notre arrivée.
PIERRE - J'allais oublier... des ciseaux. Nous allons couper toutes les barbes des Russes, qu'ils se mettent à ressembler à quelque chose. Et couper leurs longues robes aussi... Il est ridicule d'être habillés comme ils le sont... Coupons leurs barbes et ils deviendront européens...
GORDON - Mais le froid? Les barbes et les longues robes les protègent du froid...
PIERRE - Ils apprendront à le supporter... En rentrant, je ferai un grand banquet, j'inviterai tous mes boyards à longue barbe, et là, en public, je leur couperai moi-même la barbe. La barbe, c'est un symbole... Le Tsar coupe les barbes. Nous allons faire un pays neuf, nous allons faire toutes choses nouvelles...

3 – (Saint-Pétersbourg)
HISTORIEN DE SERVICE - La clé de cette nouveauté, ce sera la ville de Saint-Pétersbourg, où Pierre a décidé de fonder un port donnant sur la Baltique, et où il transportera par la suite sa capitale. Mais ce n'est pour le moment qu'un désert marécageux où viennent de débarquer deux nobles moscovites...
ELLE - C'est ici?
LUI - Je crois...
ELLE - Mais c'est un désert.... Holà, mon brave homme, où est Saint-Pétersbourg?
L'OUVRIER - Mais c'est ici, exactement où vous êtes.
LUI - Mais il n'y a rien... rien que des marécages! Ou pas beaucoup plus...
L'OUVRIER - Si, si... Regardez bien, vous pouvez apercevoir là-bas la forteresse Pierre-et-Paul, au milieu des flots... Et juste en face, cette petite ligne de maisons basses, c'est le chantier naval...
ELLE - Je ne vois pas... Ah si! Oui, le chantier naval.
L'OUVRIER - C'est là que nous commençons à construire les navires de la nouvelle Russie. Et à côté, quelques échafaudages: Saint-Pétersbourg se prépare à exister.
ELLE - Et là-bas, cette énorme masse sombre, c'est la cathédrale? On en parle...
L'OUVRIER - En effet, j'oubliais... Mais elle est encore en construction, elle aussi.
LUI - Et vous, qui êtes-vous?
L'OUVRIER - Moi, je suis qu'un pauvre moujik. J'ai été réquisitionné pour le chantier. J'ai quitté mon village et j'ai fait cinq cents verstes pour venir ici. Nous serons bientôt plus de trente mille. Trente mille moujiks qui travaillent dur. Au bout de six mois, si je suis encore vivant, je pourrai rentrer chez moi... A moins que je ne reste ici... Je suis devenu un bon charpentier de marine.
ELLE - Mais dites-moi... En ce qui nous concerne, on nous a enjoint... Quelle étrange idée! on nous a enjoint de venir habiter ici. Où sont les maisons?
L'OUVRIER – Ah, diable! Mais c'est que votre maison, il faut que vous vous la construisiez vous-même, ou que vous vous la fassiez construire. On ne vous l'a pas dit?
LUI - La construire, la faire construire! Mais où, avec quoi, avec qui, avec quel argent?
L'OUVRIER - Ah, le vôtre, bien sûr. Pour le reste, c'est à vous de voir... Que voulez-vous, je ne sais pas si, au départ, on s'est bien rendu compte...
LUI - Mais comment peut-on? Nous étions bien logés à Moscou, dans une belle maison, avec nos serviteurs et on nous livrait toutes les provisions de notre maison de campagne... Ici, c'est un désert....
L'OUVRIER - Ce n'est pas seulement un désert, c'est un désert marécageux, rien n'y pousse, c'est trop salé. Quant à construire, c'est impossible avant d'avoir d'abord stabilisé le terrain, comme on peut, avec des pieux enfoncés dans le sol... ou avec de la terre qu'on apporte dans nos pans de chemise, jusqu'à ce que ça tienne. Ou quelquefois dans des brouettes, si on en a! L'hiver, on profite de la glace, on charge des traineaux et des traineaux de cailloux... Quand la glace fond, les cailloux se mettent en place tout seul. Sauf que les cailloux, ici, il n'y en a pas et il faut aller les chercher au diable.
ELLE - C'est un travail insensé!
LUI - Vous êtes plein de courage, mon brave homme.
L'OUVRIER - Oui, c'est vrai. Il faut bien qu'on en ait, du courage... De toute façon, pour votre maison, à l'administration vous trouverez des plans, il faut vous y conformer... Ils vous donneront tous les renseignements. Mais je vais vous dire encore une chose: l'ennui, ici, l'été, ce sont les moustiques, à l'automne ou au printemps, les inondations. Quand le vent souffle de la mer, l'eau envahit tout. Et l'hiver, il fait une sorte de froid humide qui vous glace jusqu'à l'os.
LUI - Vraiment, mais vraiment, quelle idée de venir s'installer ici. Le Tsar est-il fou.
L'OUVRIER - Sa folie n'est peut-être pas si folle... Il aime tellement les bateaux! Le peuple russe est un peuple dur! Le Tsar Pierre est pour le moment à la guerre, mais il peut compter sur le peuple russe. Et quand ce grand port de Saint-Pétersbourg sera en état de fonctionner, il ouvrira au Tsar les portes de toutes les mers du monde. Vive la grande Russie avec son port sur la Baltique!

4 – (la bataille de Poltava)
HISTORIEN DE SERVICE - Pierre avait donc été obligé de mettre en sommeil son projet dans la Baltique pour faire face aux menées belliqueuses d'un de ses proches voisins...
CHARLES XII - Je suis Charles XII, le roi de Suède. Je suis un homme de guerre. Mon armée est la meilleure du monde et j'ai entrepris d'agrandir mon royaume. J'occupe déjà tout le nord de l'Europe et cela fait dix ans que je me bats contre le Tsar Pierre de Russie. Je veux forcer la porte de son empire et prendre possession de Moscou... Mais il a à sa disposition une quantité invraisemblable de misérables moujiks qu'il a enrôlés dans son armée, entraînés tant bien que mal et avec lesquels il s'obstine à me barrer le passage.... Et maintenant, tout en ferraillant l'un contre l'autre, nous nous sommes laissés emporter jusqu'au sud de la Russie, du côté de la Mer noire, pas loin de Kiev, pas loin des Turcs, à mille verstes de nos bases... Et nous sommes, nous les Suédois, en train de mettre le siège devant la ville de Poltava...
PIERRE - Nous avons réussi jusqu'ici à contenir l'armée suédoise qui voulait nous envahir et nous l'avons attirée très loin des ses bases. Pour le moment, ils s'amusent à faire le siège de la petite ville de Poltava, qui ne mérite pas tant d'honneur. Et pendant qu'ils y sont occupés, notre armée russe, après avoir souffert les rigueurs d'un terrible hiver – celui de 1708, qui est justement l'hiver de la petite glaciation! – l'armée russe donc arrive dans le dos des Suédois et vient d'établir son camp derrière une rivière qui longe la ville assiégée... Mais maintenant, c'est l'été et il fait terriblement chaud! Nous sommes beaucoup plus nombreux qu'eux. Tant mieux, parce que je crois que la bataille décisive, que nous avons pu éviter jusqu'ci, va bientôt avoir lieu.
CHARLES XII - Les Russes sont derrière la rivière et il leur est bien difficile de la passer sous notre feu...
PIERRE - Nous allons les duper. Feignons deux tentatives de passage, l'une au sud, l'autre au nord....
CHARLES XII - Portez-vous immédiatement au nord et au sud, là où les Russes se montrent menaçants... Empêchez-les de traverser.
PIERRE - Et pendant ce temps, nous ferons passer le gros de l'armée entre les deux... Voilà qui est fait.
CHARLES XII - Nous avons été joués... Maintenant l'armée suédoise se trouve prise entre Poltava, qui est aux Russes, et le camp fortifié que ces même Russes sont en train d'établir à quelques verstes de Poltava. Mais nos soldats, même s'ils sont en plus petit nombre, sont les mieux entraînés.
PIERRE - Mais que me dit-on, que le roi Charles vient d'être blessé?
CHARLES XII - Oui. J'ai reçu une balle dans le pied! Je souffre beaucoup, on parler de m'amputer...
PIERRE - C'est l'occasion ou jamais. Cette blessure nous donne une chance de plus. Je crois vraiment qu'il nous faut maintenant livrer la bataille décisive...
CHARLES XII - Heureusement j'ai pu conserver ma jambe. Mais, hélas, on m'annonce que les renforts sur lesquels je comptais n'ont pas encore quitté la Pologne. Et pis encore, que notre colonne de ravitaillement a été détruite. Nous n'avons pas d'autre ressource que d'attaquer les premiers. Ma blessure me fait encore terriblement souffrir. Portez-moi sur une civière...
PIERRE - Ils ne peuvent faire autrement que d'attaquer. Nous soutiendrons l'assaut... Regardez: au petit matin les Suédois se sont mis en marche. Après les avoir copieusement canonnés, sortons de nos retranchements pour livrer une bataille rangée.
CHARLES XII - ¨Pourquoi sous le choc nos forces se sont-elles dispersées? Elles ont laissé entre l'aile droite et l'aile gauche un large espace dans lequel... Nous sommes en danger. Ah! Si j'avais pu voir ça plus tôt... Mais dans l'état où je suis...!
PIERRE - Oui, ils ont laissé un large espace dans lequel nous, Russes, nous nous enfonçons, comme un coin dans une buche. Attendez, le temps de voir ce que ça donne... Ça y est! L'armée suédoise est coupée en deux, nous l'avons tournée des deux côtés et nous l'encerclons.
CHARLES XII - La bataille tourne à la débâcle... Ah, si je n'avais pas eu cette maudite blessure! Mais je ne peux pas m'exposer à être pris, on me traînerait la corde au cou dans les rues de Moscou. Vite, qu'avec quelques soldats je me replie vers le sud...
PIERRE - Messieurs les officiers suédois, votre roi s'est échappé... S'il pousse un peu plus loin, il se retrouvera chez les Turcs! Laissons-le courir. Mais pour ce qui est de vous, votre armée est détruite et vous, vous êtes nos prisonniers. Ceci ne nous empêche pas de vous inviter à souper. Entouré de tous mes généraux, je vous le dis: buvons à la victoire que nous venons de remporter. La Russie fait désormais partie des grandes nations européennes.

5 – (la politique intérieure)
HISTORIEN DE SERVICE - Et maintenant que Pierre, le Tsar de toutes les Russies, a réglé – pour un temps - la question de Charles XII, il s'installe à Saint-Pétersbourg avec tout son gouvernement et toute la noblesse. Il faut maintenant qu'il s'occupe enfin des affaires intérieures du pays, où il y a beaucoup de choses qui ne vont pas.
PIERRE - Réorganiser le pays... Au travail Menchikov!
MENCHIKOF - Lourde tâche... Le plus urgent des problèmes me semble être celui de l'Etat.
PIERRE - Certes. Nos boyards de la Douma sont incultes et incapables. Tout ce qu'ils savent faire, c'est toucher des pots de vin... Nous diviserons donc la Russie en six provinces et nous mettrons à la tête de chacune un gouverneur intègre qui s'occupera de tout. Et à la tête de l'Etat, nous établirons, sous mon autorité, un Sénat! Est-ce que cela ne sera pas plus efficace?
MENCHIKOF - Si les gouverneurs des provinces font leur office et si les membres de l'assemblée ne se disputent pas, oui.
PIERRE - S'ils se disputent, nous les ferons juger. Ce sera facile de constituer des tribunaux avec par exemple les officiers de ma garde.
MENCHIKOF - Des officiers de votre garde pour juger les conseillers d'état?
PIERRE - Il ne faut pas faire le délicat. Les soldats sont des hommes simples et droits.
MENCHIKOF - Prenez garde de ne pas leur demander plus qu'ils ne peuvent.
PIERRE - De toute façon nous mettrons aussi en place une police... deux polices, même. Une police officielle, bien sûr, chargée de l'ordre public, mais aussi une vigoureuse police secrète qui surveillera les lettres, les propos, les écrits et même les pensées des citoyens. Et partout des indicateurs! Rien ne doit nous échapper. Il n'y a pas de place en notre pays pour le moindre complot... Et nous ne lésinerons pas sur les châtiments. Nous en avons d'ailleurs d'excellents.
MENCHIKOF – Oui, la police secrète est une bien terrible nécessité. Et l'armée?
PIERRE - Nous la conforterons, nous la renforcerons, nous l'exalterons. Maintenant que le Russe a appris à marcher au pas, il ne faut pas qu'il perde cette bonne habitude. Et nous lui trouverons toutes les guerres dont il aura besoin pour se garder en bonne forme.
MENCHIKOF - Certes! Et pour financer tout cela? On le sait, l'argent est le nerf de la guerre...
PIERRE -. Il nous faut un système fiscal puissant et organisé. D'abord pour mettre en place la multitude d'impôts variés dont nous avons besoin pour remplir nos caisses...
MENCHIKOF - Nous avons déjà l'impôt par tête: quoi de plus?
PIERRE - J'imagine volontiers des impôts sur les naissances, sur les décès, sur les blés, sur les suifs, sur les chevaux, sur les cuirs, sur les lits, sur les auberges, sur l'eau, sur les noix, sur les concombres... Vous aurez assez d'imagination pour en trouver d'autres.
MENCHIKOF - Euh... Oui, nous essayerons.
PIERRE - Et ensuite, la force publique doit être assez puissante pour récupérer l'argent qui revient à l'Etat. Ce n'est pas si commode... Il nous faudra une armée d'agents fiscaux qui auront tout pouvoir!
MENCHIKOF - On pourrait aussi mettre en place un système de dénonciation... Chaque dénonciateur recevrait la moitié des sommes récupérées...
PIERRE - Ça me paraît une bonne idée. Trop bonne, peut-être.... Mais n'oublie pas les monopoles d'Etat: l'alcool, la résine, les cartes à jouer, la rhubarbe, les échecs, les peaux de renard, les cercueils... que seul l'Etat aurait le droit de vendre... Le champ est libre. Et les amendes aussi... pour cracher, pour porter la barbe, pour parler à l'église...
MENCHIKOF - L'Eglise, précisément... Ne ferez-vous rien pour limiter ses pouvoirs exorbitants, elle qui prétend siéger au même niveau que vous-même, le Tsar?
PIERRE - Si! Nous lui confisquerons ses propriétés. Elle en d'immenses. Toujours ça de gagné. Et nous supprimerons le Patriarche, qui est comme le pape de l'Eglise orthodoxe. Plus de Patriarche-Pape, seulement de vagues conseils d'évêques sans pouvoir réel.
MENCHIKOF - Audacieuse proposition. Je dirais même, véritable coup de force.
PIERRE - Oui, mais indispensable à la sureté de l'Etat.
MENCHIKOF - Et comment ferez vous pour trouver la main-d'œuvre dont vous aurez besoin pour mener à bien tous ces grands projets?
PIERRE - Le Russie est un bien vaste pays...
MENCHIKOF - Il nous faut de la main-d'œuvre pour construire les maisons et les palais, il nous en faut pour creuser les canaux et les ports, aplanir les terrains bosselés, aménager les routes, assembler les bateaux, élever les fortifications. Il nous en faut aussi pour se battre dans l'armée, pour assurer l'intendance et les transports....
PIERRE - Réquisitionne, réquisitionne, réquisitionne... Presse bien fort l'éponge et tu verras qu'il en tombe encore du moujik, et du moujik en veux-tu en voilà. Et s'ils désertent, au minimum, qu'on les pende.
MENCHIKOF - Ça, c'est bon pour les moujiks, mais quoi pour les nobles?
PIERRE - La aussi, la réquisition. Fini les privilèges. Je veux voir la noblesse russe servir dans l'armée et chaque enfant de bonne famille gagner ses galons en commençant son service comme simple soldat.
MENCHIKOF - J'ai vu en effet que le planton qui monte la garde aujourd'hui devant le palais n'est autre que le jeune prince Galitzine.
PIERRE – D'autre part, tout homme de mérite, qu'il soit russe ou étranger, doit pouvoir s'élever aux plus hauts postes de la société. Et pour cela j'instaure une hiérarchie à quinze niveaux, la "Table des rangs", que chacun, noble ou pas noble, devra monter marche par marche... Je crois que j'ai tout dit.
MENCHIKOF - Vous en avez dit beaucoup.
PIERRE - Je te laisse le soin de régler les détails... Si encore, l'instruction! Capital, l'instruction... Le Russe est le plus fieffé ignorant que je connaisse. Incapable de construire une nation. Arrange-toi pour ouvrir partout des écoles et envoie les plus doués faire des stages à l'étranger... Là encore, réquisitionne, réquisitionne...
MENCHIKOF - C'est un bien vaste chantier...
PIERRE - Oui, mais probablement le plus important! Ce n'est que par le savoir que nous nous maintiendrons. Moi, malheureusement, ayant ainsi disposé des affaires intérieures, il faut que je reparte me battre. Charles de Suède, resté longtemps prisonnier des Turcs, a regagné le nord de l'Allemagne et y réunit de nouvelles armées. Il est me semble-t-il aidé par la marine anglaise... Quelle salade! J'y vais!
HISTORIEN DE SERVICE - Ce ne sont là que quelques-uns des épisodes de la vie de Pierre-le-Grand... Il eut aussi à faire face à la révolte des Strelitz, les soldats-policiers de Moscou, à organiser une nouvelle visite en Europe, au cours de laquelle il rencontra le roi de France Louis XV, à résoudre – très cruellement - le problème que lui posait son fils Alexis, à faire une seconde guerre contre les Turcs, qu'il perdit. Il en fit une aussi en Perse... Cet homme infatigable mourut à cinquante-trois ans, pour certains d'avoir trop bu, trop mangé et trop travaillé, pour d'autres d'une gangrène interne. Mais cela n'est pas incompatible. Parmi les grandes tyrannies dont l'histoire de la Russie est marquée, en particulier celles d'Ivan-le-Terrible (1530-1584), de Pierre le Grand, et de Staline (I878-1953), ce fut incontestablement celle de Pierre le Grand qui fut la plus constructive.


RAPPEL HISTORIQUE

Quelques dates importantes de la vie de Pierre le Grand:
1672 Naissance de Pierre-le-Grand.
1682 Il y a deux Tsars en Russie: Pierre I et son demi-frère Ivan. La sœur de Pierre, Sophie, assure la Régence.
1689 A la suite des échecs de Sophie en Turquie, Pierre se débarrasse d'elle en l'envoyant au couvent. Il prend le pouvoir.
1693 Expédition à Arkhangelsk... Pour voir la mer!
1696 Mort d'Ivan. Expédition d'Azov. Victoire sur les Turcs.
1697 La "Grande Ambassade". Visite de la Hollande, stage dans les chantiers navals.
1698 Suite de l'Ambassade. Visite en Angleterre. Retour brusqué en Russie où Pierre réprime violemment la révolte des strelitz.
1699 Oukases vestimentaires (barbe, vêtements occidentaux).
1700 Défaite russe à Narva contre les Suédois.
1703 Fondation de Saint-Pétersbourg.
1705 Nouvelle révolte des Strelitz.
1706 Ouverture d'un chantier naval à Saint-Pétersbourg.
1709 Victoire décisive de Poltava sur les Suédois. Charles XII "prisonnier" des Turcs.
1711 Guerre contre les Turcs et lourde défaite russe sur le Prout. Perte d'Azov.
1714 Suite de la guerre contre la Suède, campagne de Finlande.
1716 Fuite du Tsarévitch Alexis, qui se termine à Naples.
1717 Alexis est ramené à Moscou. Violemment torturé par crainte d'un complot, il meurt.
1720 Dernière campagne contre la Suède.
1722 Etablissement de la Table des rangs. Expédition militaire en Perse.
1724 Oukase permettant l'accès aux grades supérieurs des non-nobles.
1725 Mort de Pierre le Grand.