Déposé à la SACD
MARTIN LUTHER
par Michel Fustier
(toutes les pièces de M.F. sur : http://theatre.enfant.free.fr )
PERSONNAGES.
Martin Luther, son supérieur le moine Staupitz,
le dominicain Johan Tetzel, le pape Léon X et son Secrétaire,
Charles Quint, le franciscain Jean Glapion,
l'envoyé du pape von Eck.
L'HISTORIEN DE SERVICE - A la Renaissance, en 1521, l'Eglise romaine, dont l'Eglise
d'Orient s'était déjà séparée au onzième
siècle, se scinda elle-même en deux rameaux: le catholique et le
protestant. Le principal initiateur de ce schisme fut Martin Luther, un moine
augustin allemand, qui ne supporta ni les abus d'une Rome corrompue (en particulier
les Indulgences) ni l'autoritarisme gratuit qui l'avait amenée à
faire des pratiques religieuses (les œuvres) l'essentiel de la vie du chrétien.
1 – (dans une église allemande)
JOHANN TETZEL - (s'adressant aux spectateurs comme s'ils étaient les
fidèles d'une église) Mes chers frères, mes chères
sœurs, s'il y en a parmi vous qui n'ont commis que de petits péchés
et qui sont de vrais chrétiens, je leur fais mes compliments, mais ce
n'est pas à eux que je veux m'adresser. Ceux auxquels je veux m'adresser…je
les cherche du regard! …sont ceux qui ont commis de bons, gros, gras péchés,
bien dodus, bien sonores, bien puants. De bons, gros, gras péchés
tout chargés de damnation, de ceux qui vous envoient tout droit en enfer,
en enfer pour l'éternité. Je m'adresse à eux, car avec
eux, je vais pouvoir conclure une bonne affaire, bonne pour tout le monde. Je
suis le frère dominicain Johann Tetzel, envoyé par le pape pour
vous annoncer la grande nouvelle du miracle des Indulgences. Si vous avez péché,
et quelle que soit l'importance de votre péché, vous pouvez vous
racheter contre de l'argent. La miséricorde de Dieu est infinie!…
Pour le dire en riant, vous pourriez vous racheter même si, par impossible,
vous aviez violé la Sainte Vierge… J'exagère… Les
indulgences, donc… C'est tellement plus simple que d'aller griller en
enfer. Et tellement plus agréable! ((L'enfer, le feu, les démons…
je ne sais si vous avez vu brûler une sorcière: comme elle crie!
Et pour elle, cela ne dure que jusqu'à ce qu'elle meure, mais pour un
pécheur, il y en a pour l'éternité!)) Il y a donc toute
une collection d'indulgences variées…! Mais avant de vous montrer
mes tarifs… à quoi sert tout cet argent? Bien sûr, j'en retiens
une petite moitié pour couvrir mes frais, qui sont importants, mais le
reste sert essentiellement à bâtir l'illustre basilique de Saint-Pierre
de Rome, qui coûte très, très cher, mais qui sera la plus
grande, la plus splendide et la plus glorieuse église du monde. Est-ce
que cela n'est pas une chance pour les pécheurs que d'être ainsi
invités à participer à la construction de la huitième
merveille du monde: un péché, une pierre! Gloire aux pécheurs!
Et d'ailleurs, s'il n'y avait plus de pécheurs, que deviendraient les
papes, moines, évêques, curés qui s'occupent si bien d'eux…
Mais je m'égare! Vous viendrez donc en rang, les uns après les
autres, et chacun se confessera d'abord avant que je ne lui établisse
son certificat d'indulgence. Quant au tarif… Oh, je ne vais pas vous donner
tout le détail… Mais, que vous ayez battu votre femme, pris une
potion pour avorter, mangé de la viande en carême, tué un
prêtre, commis l'inceste ou l'adultère, violé une pucelle,
étouffé un nouveau-né… ce ne sont que des exemples,
tout se rachète. J'ai même dans ma besace une indulgence exceptionnelle
– mais je vous avertis, elle coûte cher! - qui couvre les chrétiens
même pour les péchés qu'ils n'ont pas encore commis. Et
si vous êtes un pécheur nécessiteux, ce qui peut arriver,
bien que les pauvres soient généralement vertueux! nous trouverons
toujours des accommodements… Et tâchez de faire l'appoint. Mais
comment donc, J'allais oublier: vos défunts, vos chers défunts
… c'est à dire les âmes du Purgatoire qui subissent encore
le châtiment de leurs fautes! Eh bien, vous pouvez aussi les racheter.
Qui pourrait supporter le spectacle de sa vieille mère hurlant dans les
flammes? Et là, c'est très simple: je n'ai pas même besoin
de savoir de quel péché il s'agit: dès que votre pièce
fait clic en tombant dans mon coffre, l'âme du défunt s'envole
vers le ciel. Il suffisait d'y penser! …Allons, les uns après les
autres!
2 - (à Wittenberg, dans le couvent des moines augustins)
LUTHER - Cette affaire est un parfait scandale, un grave abus de confiance,
un vol, une tromperie…
STAUPITZ – Calmez-vous, frère Luther. Ce qu'un pape a fait, un
autre peut le défaire… Cela ne touche pas au fond des choses!
LUTHER – Comment, cela ne touche pas au fond des choses? Je ne suis pas
de votre avis. Il ne peut y avoir de rémission des péchés
sans véritable repentir, l'argent n'y est pour rien. Je crois l'avoir
démontré dans les 95 thèses que j'ai affichées sur
le portail de l'église de Wittenberg. Dieu seul peut pardonner, c'est
évident. Et on ne fait pas du commerce avec Dieu. …Mais vous avez
raison, c'est tellement ridicule que cela prendra fin de soi-même. Non,
ce qui me préoccupe en vérité, c'est bien autre chose.
STAUPITZ - Et quoi donc, frère Luther?
LUTHER - Vous êtes mon supérieur et c'est en en tant que tel que
je vous parle. Voici… Cela fait plusieurs années que je me suis
fait moine.
STAUPITZ - Et un fort bon moine, en effet, cité en exemple dans tout
l'ordre des Augustins pour l'austérité de sa vie et la pureté
des ses mœurs.
LUTHER - Justement, c'est cela qui me trouble. Je me demande… je veux
dire que ce qui m'a toujours été présenté comme
important pour être un moine, de suivre la règle, d'observer le
silence, de marcher les yeux baissés, de jeûner aux jours prescrits…
STAUPITZ - Ce sont les coutumes de l'Ordre…
LUTHER - …D'assister avec recueillement aux offices, de faire maigre le
vendredi, de rester chaste et pauvre, de confesser ses péchés,
de mortifier sa chair… Et aussi de prier fidèlement et de méditer
longuement…
STAUPITZ - Où voulez-vous en venir?
LUTHER - Eh bien, est-ce là la vraie façon de sauver son âme?
Si j'ai été un bon moine toute ma vie, à faire toutes les
choses que nous venons de dire, cela veut-il dire que j'entrerai au paradis?
STAUPITZ - Bien sûr!
LUTHER - Vous en êtes certain! Eh bien, moi, j'en doute. Et j'en doute
de plus en plus. Tout ce dont nous venons de parler n'est, me semble-t-il, d'aucune
utilité et rien de tout cela n'est dans l'Evangile.
STAUPITZ - C'est vrai, mais…
LUTHER - Je suis sûr que la vraie vie chrétienne, la vie selon
l'Evangile, est ailleurs, et que toutes ces pratiques de perfection sur lesquelles
sont fondés les couvents ne sont que pures inventions pour prendre possession
des âmes, les assommer et les asservir… Laissez-moi appeler cela
"les œuvres"! Pour être sauvé, il faudrait avoir
fait des "œuvres", dit l'Eglise! Et cela, elle le dit aux meilleurs
de ses serviteurs, qui brûlent de la servir héroïquement.
Quel gaspillage!
STAUPITZ – Je ne comprends pas ce que vous dites!
LUTHER – Vous allez comprendre… Je suis sur le point d'envoyer promener
toutes ces stupidités.
STAUPITZ – Que dites-vous?
LUTHER - Peut-on croire à sa propre vertu? C'est ridicule. Autrefois,
j'étais terrorisé, j'avais peur de l'enfer, maintenant je commence
à me sentir libre. La clé du salut; elle est dans la Foi. Les
bonnes œuvres sans la Foi ne sont rien! Et la Foi en la grâce de
Dieu nous suffit. J'ai même envie de dire: plus d'Eglise, plus de pape,
plus de commandements, plus de sacrements, plus de couvents, plus d'œuvres,
je peux pécher tant que je veux, si j'ai la Foi… je suis sauvé.
STAUPITZ – Vous n'êtes pas sauvé, vous êtes perdu.
Comment pouvez-vous penser cela? Je suis horrifié.
LUTHER - Je vous ai livré le fond de mon cœur.
STAUPITZ - Ne venez-vous pas d'être ordonné prêtre?
LUTHER - Justement? Maintenant, il ne m'est pas permis de prêcher ce que
je ne crois pas être la vérité.
STAUPITZ – Mais où tout cela va-t-il vous conduire, frère
Luther, où tout cela va-t-il vous conduire...?
3 – (au Vatican)
LE PAPE LEON X - Eh bien, où en est notre frère Martin Luther?
LE SECRETAIRE DU PAPE – Les choses n'avancent guère. Je n'arrive
pas à le comprendre. Tantôt il se roule aux pieds de Votre Sainteté
en protestant de sa fidélité et de son humilité, tantôt
il vomit des malédictions contre Rome, qu'il appelle la nouvelle Babylone.
LE PAPE LEON X - Etrange personnage! Très tourmenté. On m'a rapporté
aussi qu'il aurait dit être entièrement soumis à l'Eglise,
mais refuser d'être soumis à une Eglise qui enseignerait autre
chose que l'Evangile
LE SECRETAIRE DU PAPE – En effet, il l'a dit. Cela ne tient pas debout.
Une chose et son contraire, c'est tout à fait allemand.
LE PAPE LEON X – Moi, je dis que c'est tout simplement incohérent.
Est-il bon théologien?
LE SECRETAIRE DU PAPE - Il a fait des études disons… rapides, très
rapides, c'est le moins qu'on puisse dire. Ceci explique cela. Oserais-je vous
dire qu'il lui arrive d'appeler Votre Sainteté l'Antéchrist.
LE PAPE LEON X – Vraiment! Sur quoi s'appuie-t-il?
LE SECRETAIRE DU PAPE - Il dit que l'Eglise ayant justement trahi l'Evangile,
le pape mérite d'être appelé l'Antéchrist.
LE PAPE LEON X – Je vois. L'a-t-il dit officiellement?
LE SECRETAIRE DU PAPE - Non, pas encore… Il ne veut pas venir à
Rome, mais le cardinal Cajetan, dont nous savons la perspicacité, l'a
interrogé… Il s'est dérobé en protestant encore une
fois et de sa soumission et en même temps de l'incapacité où
il est de changer la moindre chose à ses proclamations.
LE PAPE LEON X – Cela suffit! De toute façon, la bulle d'excommunication
est prête…
LE SECRETAIRE DU PAPE - Je ne saurais trop recommander à Votre Sainteté
d'être prudente. Il prononce des discours enflammés, il inonde
l'Allemagne de libelles subversifs. On l'écoute, on le lit, on l'admire
et il a derrière lui une grande partie des princes allemands. C'est un
homme à manier avec précaution… S'il persiste, nous sommes
bel et bien menacés d'un schisme.
LE PAPE LEON X – Les choses iraient-elles vraiment jusque là?
LE SECRETAIRE DU PAPE - Il vient d'écrire une lettre A la Noblesse chrétienne
de la Nation allemande… Ils sont tous contre Rome, là-bas! Ecoutez
ce qu'il dit: "Qu'est-ce que le pouvoir papal? Un régime diabolique,
une entreprise avouée de piraterie, de duperie et de tyrannie au service
de l'Enfer lui-même. La Croisade à mener n'est pas contre les Turcs,
elle l'est contre le Pape…" Vous voyez où nous en sommes!
Un de ses partisans vient même de suggérer qu'on érige à
Luther une statue en or…
LE PAPE LEON X - Cela prend des proportions vraiment inquiétantes. Aussi
bienveillant que je puisse être…
LE SECRETAIRE DU PAPE - Savez-vous ce que nous devrions faire?
LE PAPE LEON X - Dites toujours!
LE SECRETAIRE DU PAPE - Notre bien-aimé Charles Quint, roi d'Espagne,
vient tout juste d'être élu empereur romain germanique: à
lui de débrouiller les affaires des Allemands… Votre Sainteté
devrait se décharger sur lui de la mission de faire comparaître
Luther et de décider de son sort. L'empereur doit justement se rendre
à Worms pour y tenir une assemblée des princes allemands, une
Diète, comme ils disent.
LE PAPE LEON X - Vous êtes un excellent conseiller. Nous ferons comme
vous l'avez dit.
4 - (à Worms, avant la diète)
FRERE GLAPION – Au point où nous en sommes arrivés, je sens
qu'il faut que j'intervienne… Je suis le frère franciscain Jean
Glapion, le confesseur de l'empereur Charles Quint. J'ai donc une certaine influence
et responsabilité dans cette épouvantable dispute. Je ne sais
pas si vous le savez, mais naturellement Martin Luther a brûlé
publiquement la bulle du Pape qui le menaçait d'excommunication, ce qui
est très grave! Je ne sais pas non plus si notre ami en a clairement
conscience, mais à jouer l'hérétique et le schismatique,
il court le risque de finir sur le bûcher, comme cet hérétique
et ce schismatique de Jean Hus qui, pour les mêmes raisons, a été
brûlé au concile de Constance, pas très loin d'ici, il y
a de ça à peine plus de cent ans… Et je ne voudrais pas
que notre Luther… J'ai donc imaginé un expédient! Voici
ce que je propose… Parmi les livres que Luther a écrit, il s'en
trouve qui sont… je ne dis pas recommandables, mais tout à fait
admissibles, par exemple son traité sur La Liberté Chrétienne,
où il montre que la véritable liberté consiste en fait
à être soumis à la puissance de Dieu. Bien, très
bien! Au contraire, d'autres livres sont parfaitement détestables, comme
celui qui s'appelle La captivité de Babylone, où il attaque les
sacrements et prétend que l'Eglise est pour ainsi dire prisonnière
d'une papauté pervertie, ce qui est odieux. Mon idée donc, serait
que, lorsque Luther paraîtra devant l'Empereur… il accepte que le
mauvais livre soit effectivement condamné, et même brûlé
– le livre, pas le bonhomme! - tandis que le bon livre serait officiellement
reconnu et loué. Donnant, donnant… Personne n'aurait à perdre
la face. (il se prépare à sortir) Malheureusement, notre ami Luther
est têtu comme un âne…! Mais le voici qui arrive à
Worms! Il a obtenu un sauf-conduit de l'Empereur et il est escorté par
une troupe de cent cavaliers armés qui le protègent. Il vient
en conquérant, le peuple l'acclame. Que va-t-il se passer, comment l'Empereur
va-t-il l'accueillir?
5 – (à la diète de Worms)
CHARLES QUINT - Ainsi donc, maître Luther, vous comparaissez devant moi-même
et l'assemblée de la Nation allemande pour être jugé. Etes-vous
conscient de la gravité de votre situation.
LUTHER - J'en suis pleinement conscient.
CHARLES QUINT - Fort bien. Maître von Eck, qui êtes un éminent
théologien, nous vous prions d'interroger pour nous le prévenu.
MAÎTRE VON ECK - J'y suis préparé, Votre Majesté.
Maître Luther, j'ai fait disposer sur cette table l'ensemble des livres
que vous avez écrits. Les reconnaissez-vous?
LUTHER - Voyons… Oui, je les reconnais…
CHARLES QUINT - Vous avez beaucoup écrit!
LUTHER - Certes… Et aussi beaucoup réfléchi.
MAÎTRE VON ECK - Voulez-vous vérifier, s'il vous plaît.
LUTHER - Bien sûr… Voici mes Commentaires sur les épîtres
aux Romains et aux Hébreux, mon Sermon sur l'indulgence et la grâce,
mes Résolutions, mon Explication des dix commandements, mon Commentaire
sur l'épître aux Galates, ma Consolation pour les âmes pliant
sous le labeur et le fardeau…
CHARLES QUINT – Maître Luther, pardonnez-moi d'interrompre cette
énumération… plutôt fastidieuse. On jurerait que vous
avez des intérêts chez les imprimeurs?
LUTHER - Des intérêts, non. Mais, de fait, je me suis beaucoup
servi d'eux. Ils sont l'aube des temps nouveaux! Grâce à eux ma
pensée s'est répandue dans toute l'Allemagne avec une célérité
qui me surprend moi-même… Oui, sans l'imprimerie, je n'existerais
pas! Mais permettez-moi de terminer mon examen. Je suis mes livres et mes livres
sont moi! (revenant à son examen) Oui, ici mes Commentaires sur les Psaumes
et ma Captivité de Babylone…
MAÎTRE VON ECK - Un livre indigne!
LUTHER - Comment pouvez-vous dire ça? Au contraire, un livre capital!
…Mon Discours à la Noblesse allemande, mon Traité de la
Liberté chrétienne… et quelques autres. Oui, tout ceci est
de moi.
CHARLES QUINT – (agacé) Heureux que ce soit terminé! A vous,
maître von Eck.
MAÎTRE VON ECK - Fort bien… Maintenant, maître Luther, acceptez-vous
de vous rétracter et de désavouer ce que vous avez écrit
ou persistez-vous dans vos opinions?
LUTHER - Me rétracter… Vous ne voulez pas que je m'explique, qu'on
discute?
MAÎTRE VON ECK - Surtout pas. On ne discute pas avec quelqu'un qui est
menacé d'excommunication. Rétractez-vous.
LUTHER - Vous ne me donnez pas le choix… Ceci est grave, laissez-moi quelques
instants de réflexion. Je pensais que j'aurais pu plaider ma cause…
MAÎTRE VON ECK – Inutile, le jugement a déjà été
passé. Nous ne pouvons faire attendre Sa Majesté l'Empereur!
LUTHER - C'est mon destin qui se joue…
MAÎTRE VON ECK - Certes!
LUTHER - (un long temps de silence) Alors, voici ma réponse: Moi, Martin
Luther, je maintiens tout ce que j'ai écrit dans mes livres…
MAÎTRE VON ECK - Attention à ce que vous allez dire!
LUTHER - Je maintiens tout ce que j'ai écrit dans mes livres. Je ne crois
ni aux papes ni aux conciles, les uns et les autres ont commis des erreurs.
Ma conscience est captive de la parole de Dieu et à moins que l'on me
prouve que ce que j'ai écrit soit contraire à l'Ecriture ou à
la Raison, je ne me rétracterai pas, car il est indigne de parler contre
sa conscience. Puisse Dieu me venir en aide!
MAÎTRE VON ECK - Ces paroles sont décisives. Je crois que la cause
est entendue. Que décidera Votre Majesté?
CHARLES QUINT - Nous décidons, nous décidons… Je suis bien
embarrassé! Les princes allemands qui soutiennent Martin Luther n'admettraient
pas qu'il soit arrêté sur le champ, bien qu'il le mérite!
Et puisqu'il a obtenu un sauf-conduit, je ne me vois pas revenant sur ma parole!
Il peut donc aujourd'hui retourner librement à Wittenberg. Mais demain,
demain… demain nous déciderons de ce qu'il faut faire de lui…
Peut-être le mettre au ban de l'Empire? Oui, je pense, le mettre au ban
de l'empire… La séance est levée.
L'HISTORIEN DE SERVICE - C'est de ce jour, le 24 avril 1521, que l'Eglise romaine
fut divisée en deux nouvelles Eglises: catholique d'un côté,
protestante de l'autre… Qui se mirent sans tarder à se faire assez
cruellement la guerre. Quant à Luther, ayant échappé, grâce
aux princes allemands, à la colère de l'Empereur, il vécut
encore longtemps à la tête de l'Eglise "luthérienne",
écrivit quantité de nouveaux livres, dont une traduction en allemand
de l'Evangile, et même de la Bible, se maria très ostensiblement
avec une ancienne religieuse dont il eut beaucoup d'enfants. Mais ses véritables
enfants furent surtout les multitudes de religions "évangéliques"
qui dans les siècles à venir feront une concurrence de plus en
plus active à la religion catholique.
RAPPEL HISTORIQUE
Depuis que, sous le règne du pape Grégoire VII (1020-1085), la
papauté a affirmé sa suprématie sur tous les pouvoirs temporels
(l'empereur Henri IV humilié à Canossa!), l'Eglise romaine a complètement
dominé la chrétienté. Tant et si bien que son succès
lui-même a fini par la corrompre et que cinq siècles plus tard
elle est devenue une puissance temporelle très éloignée
des valeurs évangéliques sur lesquelles elle prétendait
être fondée. Les papes en effet, et dans bien des cas les évêques,
ne sont pas seulement les pasteurs de leurs troupeaux, mais des princes temporels,
fastueux et belliqueux. Au début du seizième siècle, la
ville même de Rome est devenue un gigantesque lupanar où l'on dit
que peut-être dix pour cent de la population vit de la prostitution. Les
papes Alexandre VI Borgia et Jules II ne cachent pas leurs maîtresses
ni leurs enfants. Ils ne se privent pas non plus de faire la guerre lorsque
les circonstances le requièrent. Ils s'intéressent également
beaucoup plus aux arts (on est en pleine Renaissance!) qu'à la religion.
L'assassinat politique (les "poisons des Borgia"), le népotisme,
l'affairisme et la prévarication sont coutumiers… Léon X
(qui régna de 1513 à 1521) est le pape sous lequel se déclenchera
l'affaire Luther. Il aime les plaisirs de la table, la musique, les arts, le
théâtre et la poésie. Le palais pontifical est devenu un
immense théâtre où il fait donner de brillantes représentations.
De toute part les artistes affluent vers Rome. On ne compte pas les hommes de
lettres, les imprimeurs, les savants qu'il encourage et protège. A pleines
mains Léon X déverse sur eux l'or, les titres, les emplois protégés.
En deux ans le trésor de l'Eglise est dilapidé et trouver de l'argent
devient alors une obsession… C'est dans ce cadre que se situe l'affaire
des Indulgences.
Luther (1483-1546) naquit à Eisleben en Allemagne. Il commença
par étudier le droit, puis à la suite d'un orage qui le terrifia,
entra dans l'ordre des moines augustins à Erfurt. Il y mena fidèlement
pendant quelques années une vie très austère et très
respectueuse de la règle. Devenu prêtre, il fut le supérieur
très actif d'un couvent de Wittenberg… Mais le doute s'insinua
progressivement dans son esprit et en 1517, indigné par la pratique des
Indulgences, il afficha au portail de l'église de Wittenberg ses fameuses
95 thèses contre les indulgences. (Exemples, thèse 45: Il faut
enseigner aux chrétiens que celui qui, voyant son prochain dans l'indigence,
le délaisse pour acheter des indulgences, ne s'achète pas l'indulgence
du Pape mais l'indignation de Dieu. Thèse 50: Il faut enseigner aux chrétiens
que si le Pape connaissait les exactions des prédicateurs d'indulgences,
il préfèrerait voir la basilique de Saint-Pierre réduite
en cendres plutôt qu'édifiée avec la chair, le sang, les
os de ses brebis).
Ces 95 thèses, dans lesquelles il défiait la papauté, déclenchèrent
le processus de rupture qui allait finalement conduire à la comparution
de Luther devant la diète de Worms en 1521. Mais si l'affaire des Indulgences
joua le rôle d'un déclencheur, les racines du malaise sont à
chercher plus loin. Luther s'était progressivement rendu compte que l'Eglise
romaine avait au fil des siècles institué toute une série
de pratiques, de règles, d'obligations, de rites, de "sacrements"
qui n'avaient rien à voir avec l'Evangile sur lequel elle se prétendait
fondée. C'est ce que Luther appelait "les œuvres", par
exemple aller à la messe, jeûner, faire sa prière, se confesser,
communier… supposées être les conditions nécessaires
pour être bon chrétien et entrer au paradis. Sachant que pour les
moines, ces pratiques (la règle) étaient encore considérablement
alourdies! Comme si le fait d'avoir jeûné, fait maigre le vendredi
ou passé la nuit en prières avait quelque importance aux yeux
de Dieu! Luther se révolta donc contre cet immense édifice des
pratiques religieuses (ces superstructures, ces superstitions!) et proclama
que pour être sauvé il suffisait de croire en Jésus-Christ
et de se conformer à l'Evangile, selon la formule latine: sola fide,
sola Scriptura. (sauvé seulement par la foi, seulement par l'Ecriture).
C'est cela qui est l'essence de sa pensée.
Après la Diète de Worms de nombreux princes allemands adhérèrent
à la doctrine de Luther et (ö paradoxe!) ils fondèrent progressivement
ensemble une nouvelle Eglise (luthérienne), avec ses rites et ses règles!
Malheureusement, la permissivité proclamée par Luther provoqua
dans l'immédiat de nombreux désordres (révolte des paysans)
qui furent, avec la bénédiction de Luther, très violemment
réprimés. Puis ce furent les princes protestants qui eurent à
s'expliquer avec Charles Quint, épisode qui se termina par la Paix d'Augsbourg
(1555). Plus tard, de 1618 à 1648, la terrifiante Guerre de trente ans
peut être considérée comme le dernier soubresaut de la réforme
protestante.