Déposé à la SACD
LA CROISADE DE FRANÇOIS D'ASSISE
par Michel Fustier
(toutes les pièces de M.F. sur : http://theatre.enfant.free.fr )
PERSONNAGES
François d'Assise, Le Cardinal Pélage, légat du Pape,
Jean de Brienne, roi de Jérusalem, Le sultan Al Kamil,
Trois croisés. Deux messagers.
1 - Introduction
HISTORIEN DE SERVICE - Nous sommes au XIIIème siècle, au beau
milieu de l'opération "Croisades", que la chrétienté
mène pour reprendre possession des lieux saints, c'est à dire
du pays où le Christ est mort et a vécu. La ville de Jérusalem,
après avoir été une première fois conquise en 1099,
est maintenant retombée aux mains de ceux que les chrétiens appellent
les infidèles (1187). En 1219, la cinquième croisade, sous la
direction de Jean de Brienne, roi de Jérusalem, a décidé
d'attaquer les musulmans non pas à Jérusalem, mais à Damiette,
en Egypte, où ils pensent que se trouve le cœur de leur puissance.
Mais le sultan Al Kamil, un neveu de Saladin, qui n'est ni un fanatique ni un
imbécile, préférerait traiter. Après tout, si les
chrétiens veulent Jérusalem... pourquoi pas? Malheureusement,
le fanatique dans l'histoire, c'est le cardinal Pélage, le représentant
du Pape
2 – Les croisés se disputent sous les murs de Damiette
JEAN DE BRIENNE - Eminence, les Sarrasins nous offrent de nous rendre Jérusalem!
CARDINAL PÉLAGE - Croyez-vous en leur parole?
JEAN DE BRIENNE - Je m'y fie plus qu'à celle de beaucoup de Chrétiens!
CARDINAL PÉLAGE - A Dieu ne plaise... Je vous rappelle que je suis, moi,
le Cardinal Pélage, le légat du Pape... Aussi longtemps que je
serai présent à l'armée des croisés qui assiègent
Damiette, nous ne recevrons pas de cadeaux des infidèles, mais nous les
combattrons et les détruirons jusqu'au dernier. Vous m'entendez, Jean
de Brienne. Vous avez beau être roi de Jérusalem, preniez Damiette
d'abord! C'est la volonté de Dieu...
JEAN DE BRIENNE - La volonté de Dieu! Vous voulez dire la vôtre.
Je refuse de vous entendre... N'oubliez pas que l'objectif de notre sainte croisade
n'est pas de tuer des infidèles mais d'entrer en possession du tombeau
du Christ.
CARDINAL PÉLAGE - Nous ne pouvons pas l'un sans l'autre. Et l'un est
aussi sacré que l'autre.
JEAN DE BRIENNE - Vous faites bon marché de la vie de nos soldats...
Pour ne pas parler de celle de nos ennemis!
CARDINAL PÉLAGE - Nous n'avons pas réuni ici une telle armée
... pour... l'amour de Dieu. Tous ces chevaliers armés, ces bataillons
de soldats, il faut bien qu'ils servent à quelque chose. A quoi, si ce
n'est à vaincre?
JEAN DE BRIENNE - Eminence, je l'ai cru jusqu'ici, et j'ai jusqu'ici conduit
les opérations militaires avec assez de succès... Mais encore
une fois, du moment que l'adversaire nous propose de nous donner ce que nous
voulons conquérir et de nous rendre Jérusalem si nous retirons
nos troupes d'Egypte... Nous n'avons pas besoin de Damiette!
CARDINAL PÉLAGE - Piège diabolique... Vous vous y laisseriez prendre?
Je vous le répète, notre premier devoir est de mettre à
mort les sectateurs de Mahomet, ces suppôts de Satan. Tout le reste en
découlera...
JEAN DE BRIENNE – Ils sont tellement nombreux que...
CARDINAL PÉLAGE - Devant votre faiblesse de caractère, dès
ce jour, moi, le Légat du Pape, qui ai tout pouvoir, je prends la direction
des opérations... et je me nomme général en chef.
JEAN DE BRIENNE - C'est une bien lourde responsabilité... Je sais que
les cardinaux sont capables de tout, mais...
MESSAGER - Messeigneurs... messeigneurs... Je suis tout essoufflé...
Ecoutez, écoutez, c'est la nouvelle du siècle. François
d'Assise vient de débarquer... Oui, il arrive de Saint-Jean d'acre...
Il est sur la plage!
CARDINAL PÉLAGE - J'en suis mille fois contrarié. Cet homme appartient
à la race de ceux qui détruisent l'autorité que Dieu confie
à ses légitimes représentants.
JEAN DE BRIENNE - Vite, allons voir... Voilà qui pourrait changer la
donne. Je trouve quant à moi qu'il est un personnage tout à fait
hors du commun... (ils sortent)
3 – François d'Assise débarque à l'improviste sur
la plage de Damiette
FRANÇOIS D'ASSISE - Mes bons amis, mes frères... Je vous ai enfin
retrouvés... Au nom de Dieu, je vous souhaite le bonjour... Mais que
faites-vous ici avec toutes ces armes?
PREMIER SOLDAT - Ne sais-tu pas qu'il y a un an nous sommes partis en croisade
sur l'ordre du Pape.
DEUXIEME SOLDAT - Et que depuis un an nous combattons sur cette terre ingrate,
dans le sable et dans le vent.
TROISIEME SOLDAT - Et beaucoup sont morts. Et nous, nous sommes affamés...
Les infidèles sont de très bons soldats!
FRANÇOIS D'ASSISE - Je demande pardon à Dieu. Est-ce vraiment
le Pape qui vous a envoyés?
TOUS LES SOLDATS - Certes oui, c'est lui. Quant à ça, il n'y a
pas de doute.
FRANÇOIS D'ASSISE - Cependant l'Evangile n'est pas du parti de la guerre
et nous, les chrétiens, nous n'avons pas à tuer les infidèles,
mais à les convertir. Je suis navré d'être en désaccord
avec le Pape... Et même si nous ne pouvons pas les convertir, il nous
faut les aimer, les aimer pour ce qu'ils sont, nos frères, les créatures
de Dieu...
DEUXIEME SOLDAT - Puisse le Pape t'entendre....
FRANÇOIS D'ASSISE - Trois fois j'ai voulu aller à l'Islam... La
première fois, je me suis embarqué à Ancône, mais
les vents m'ont été défavorables... La seconde fois, j'ai
tenté ma chance en passant par l'Espagne, mais je suis tombé malade
en route. Et pendant ce temps nous versons honteusement le sang de nos frères!
La troisième fois, j'arrive enfin sur les rivages de l'Egypte, mais j'y
rencontre des croisés qui sont en train de faire exactement l'inverse
de ce qu'il faudrait faire. A lieu d'embrasser les infidèles, ils les
tuent. Mes amis, je vous le dis, déposez vos armes et si vous voulez
vous rendre agréables à Dieu, comportez-vous comme des soldats
du Christ qui ne se battent que pour la paix. Désobéissez à
vos chefs, demandez pardon aux infidèles et rembarquez-vous... Moi, j'irai
voir le Sultan et je lui parlerai... Dieu nous dit: "tu ne tueras pas!"
DEUXIEME SOLDAT - Tu ne tueras pas... Mais c'est le métier d'un soldat
de tuer... Je ne comprends plus. Cependant je crois que tu as raison.
PREMIER SOLDAT - Tu peux parler de cette façon parce que tu es François
d'Assise, que tout le monde vénère dans la chrétienté...
TROISIEME SOLDAT - Mais si nous, nous avions l'audace de dire le dixième
de ce que tu viens de proclamer... je ne sais pas ce qui nous arriverait.
PREMIER SOLDAT - Attention, voilà les chefs qui s'approchent... Tirons-nous!
FRANÇOIS D'ASSISE - Allez, prenez votre courage à deux mains et
allez dire à vos camarades la bonne nouvelle. Finis les combats, maintenant
commence la paix.
4 – Colère de Pélage contre saint François.
CARDINAL PÉLAGE - François d'Assise, je te le demande, que fais-tu
ici?
FRANÇOIS D'ASSISE - Je prêche la parole de Dieu. "Aimez même
vos ennemis" a-t-il dit.
CARDINAL PÉLAGE - Ce n'est pas une parole de temps de guerre! Frère
François, tes positions sont bien connues. Déjà, au concile
de Latran tu as tenté de contrer les demandes des pères du concile
en les empêchant de décréter cette croisade! Mais pour qui
te prends-tu? Tu n'es qu'un pauvre... je n'ose pas dire quoi... toi qui n'es
pas même prêtre. Que viens-tu faire ici? Les Papes, pasteurs suprêmes
de l'Eglise, les évêques réunis en leur assemblée,
ont unanimement voulu que nous venions combattre sur cette terre. Leurs décisions
viennent de Dieu, qui a prescrit par la bouche de ses représentants d'anéantir
les infidèles. Et dans ce camp même, nombreux sont les vénérables
prêtres, les abbés des monastères, les seigneurs évêques
et moi, le légat du Pape, qui tous bénissent et soutiennent l'ardeur
au combat des soldats du Christ.
FRANÇOIS D'ASSISE - Ô légat du pape, oui, tu as raison,
je ne suis rien. Mais, n'étant rien, du moins je ne fais pas obstacle
au message du Seigneur. Que les princes de la terre sachent qu'il ne convient
pas de combattre Dieu, c'est-à-dire d'aller contre sa volonté.
L'orgueil peut mener à la ruine, car qui fait confiance à sa force
ne mérite pas l'aide du ciel. Tu es en train de construire pour jamais
un mur de haine entre l'Islam et la Chrétienté. Tu en seras comptable
devant les générations à venir. Je t'en supplie, très
puissant légat du Pape, arrête les combats et laisse-moi aller
trouver le Sultan. Je le convaincrai de se convertir, et nous ferons la paix,
et nous serons amis. Cela seul est d'un chrétien.
CARDINAL PÉLAGE - Il n'est pas question que je t'autorise à aller
voir le Sultan, car ce serait te condamner à une mort certaine... Bien
que ta présence me soit insupportable, je ne veux aucunement en prendre
la responsabilité.
FRANÇOIS D'ASSISE - Tu as pris d'un cœur léger des responsabilités
autrement plus grandes....
CARDINAL PÉLAGE - Et je continuerai à les prendre.
5 – Un messager: les chrétiens viennent d'être battus
MESSAGER - (entrant soudain) Malheur à nous! Les infidèles viennent
d'attaquer et l'histoire de ce jour du 29 août 1219 doit être écrit
avec des larmes et conté avec des sanglots... Ils ont attaqué
et nos soldats qui, comme privés de leur courage, ont fui, bien qu'ils
n'aient eu aucune raison de le faire. Et cependant que les princes et les nobles
les pressaient de se reprendre, pour qu'ils puissent faire boire leurs chevaux
dans le fleuve, toute l'armée fut prise de peur et les troupes italiennes
se défirent les premières. Peu après, car la peur est contagieuse,
les fantassins des autres nations cédèrent, cependant que les
chevaliers de Saint-Jean et du Temple les suppliaient de tenir... Mais à
la fin ils s'enfuirent tous. Les pertes sont considérables, et parmi
les nobles et parmi les simples soldats. Plus de six mille, rapporte-t-on. C'est
la première fois que les croisés subissent une telle défaite.
6 – Colère du cardinal Pélage
CARDINAL PÉLAGE - Voilà le résultat des tes stupides exhortations,
François d'Assise. Tu as découragé nos troupes de faire
leur devoir.
FRANÇOIS D'ASSISE - Ce n'est pas moi qui les ai découragées,
c'est tout à coup le Saint-Esprit qui les a éclairées.
CARDINAL PÉLAGE - Ils ont payé de leur vie cet éclaircissement.
FRANÇOIS D'ASSISE - C'est de ton aveuglément qu'ils ont payé
le prix.
CARDINAL PÉLAGE - Les moines de ton espèce n'ont rien à
faire dans l'armée des croisés.
FRANÇOIS D'ASSISE - L'armée des croisés n'a rien à
faire sous les ordres d'un chef tel que toi.
CARDINAL PÉLAGE - Misérable avorton, je te ferai bien taire. Si
tu n'étais pas François d'Assise, je te ferais pendre haut et
court.
FRANÇOIS D'ASSISE - Si tu n'étais pas le légat du Pape,
entêté dans ses convictions... frère... je te prendrais
dans mes bras et nous pleurerions ensemble. Peut-être ton cœur se
repentirait-il? Encore une fois, je te propose d'aller moi-même voir pacifiquement
le Sultan pour lui parler de Jésus.
CARDINAL PÉLAGE - Cette fois, je ne te refuserai pas. Ce serait en effet
une façon très élégante de me débarrasser
de toi une fois pour toutes. Va au diable...
FRANÇOIS D'ASSISE - Ne parle pas comme ça du Sultan! O mon frère
le légat du Pape, je te remercie. J'y vais de ce pas.
7 – François d'Assise au camp des Sarrasins
HISTORIEN DE SERVICE - Et la scène se transporte dans le camp des Sarrasins...
François s'est présenté à la porte accompagné
d'un de ses frères. Le Sultan, comme nous l'avons déjà
dit est un homme qui a une grande ouverture d'esprit...
MESSAGER - Ô sultan El Kamil, deux personnages étranges se sont
présentés à l'entrée du camp. Ils sont vêtus
de robes misérables, ils ont l'air d'être très pauvres.
Le plus âgé dit qu'il veut vous parler.
SULTAN - Ce sont des chrétiens?
MESSAGER - Il semblerait. Quoi d'autre? Nous les avons aussitôt battus
et enchaînés.
SULTAN - Que vous avaient-ils fait?
MESSAGER - Rien Seigneur, mais... ce sont des chrétiens.
SULTAN - Ce n'est pas une raison! Avaient-ils l'invective à la bouche
et, au nom de Jésus, maudissaient-ils le saint prophète Mahomet?
MESSAGER - Non. Ils se sont montrés plutôt humbles et doux, je
dois le dire.
SULTAN - Alors, qu'attendez-vous, amenez-les-moi... Faites-leur vos excuses
et amenez-les-moi. Ils sont peut-être porteurs de propositions de paix!
MESSAGER - Ces va-nu-pieds...?
SULTAN - Introduis-les, je te dis.
MESSAGER - Ô neveu du grand Saladin, tu as toujours été
patient et miséricordieux. Veille cette fois à ne pas passer les
limites de la bonté et de la miséricorde... Je vais les amener.
SULTAN - Ou plutôt, n'introduis que le plus âgé d'entre eux...
La conversation sera plus facile.
8 - Visite de François au Sultan
FRANÇOIS D'ASSISE - Seigneur Sultan... On m'appelle François d'Assise.
SULTAN - C'est un nom dont je me souviendrai... Es-tu venu ici comme messager
de paix et porteur d'une proposition honorable? Ou viens-tu simplement pour
te convertir à notre religion et devenir musulman... Certains de tes
frères, lassés des combats, l'ont fait.
FRANÇOIS D'ASSISE - Seigneur, je n'ai aucun mandat pour la paix et au
contraire les croisés sont très en colère contre moi parce
que je viens vous voir. Je ne suis pas non plus venu pour me convertir... Non,
nous avons une très bonne religion.
SULTAN - Alors, à quoi rime ta visite? A bien te regarder, ton visage
respire la paix et l'humilité.
FRANÇOIS D'ASSISE - Je n'ai en effet pas de mauvaises intentions. Je
pense simplement que notre foi vaut d'être comparée à la
tienne, et pour le salut de ton âme, pour que tu ailles plus sûrement
en paradis, je voudrais te demander la permission de t'en parler.
SULTAN - Tu m'intrigues. Mais je suis toujours heureux de m'instruire... Nous
avons cependant une très bonne religion nous aussi, avec des prêtres
très savants...
FRANÇOIS D'ASSISE - Je sais que vous avez des prêtres très
savants...
SULTAN - Veux-tu que je les fasse venir?
FRANÇOIS D'ASSISE - Non, Seigneur... Pourquoi? Nous ferions assaut de
compétences et cela ne serait pas bon. Il faut se méfier de qui
veut l'emporter. D'ailleurs, je ne suis pas très savant, même pas
savant du tout. Je viens simplement sur l'inspiration du Dieu tout-puissant,
qui veut qu'entre nos deux religions un pont soit jeté.
SULTAN - Un pont! Voilà qui me paraît plus raisonnable... Je suis
partisan des ponts. Quoi que tu aies à me dire, parle.
FRANÇOIS D'ASSISE - Seigneur, tu vois que je n'ai pas la langue agile
et je ne t'éblouirai pas par mes discours. Je veux simplement porter
témoignage.... Ce Jésus, fils de Marie, que vos Ecritures elles-mêmes
reconnaissent, a pris possession de ma vie. Il est un maître de douceur,
de pauvreté et d'humilité et, au milieu du fracas de nos peuples,
si chacun le reconnaissait comme tel, nous marcherions fraternellement, comme
le tigre et l'agneau de nos Ecritures, en paix l'un avec l'autre.
SULTAN - Tu me troubles, François d'Assise. Tes paroles sont d'une très
haute inspiration...
FRANÇOIS D'ASSISE - Seigneur, lis l'Evangile qui est une nos Ecritures...
et tu comprendras.
SULTAN - Je l'ai lu... mais...
FRANÇOIS D'ASSISE - Lis-le encore plus attentivement et tu y verras le
message d'humilité et de pauvreté qui peut seul assurer la paix
entre les hommes...
SULTAN - Humilité, pauvreté.... Et Allah, et Yahvé, et
votre Dieu à vous chrétiens, dont je ne suis pas sûr qu'ils
ne soient pas le seul et même Dieu! que deviennent-ils dans tout cela?
FRANÇOIS D'ASSISE - Ce que nous croyons d'eux n'a aucune importance.
Notre croyance ou notre incroyance ne peut affecter nos... ou notre Dieu. Aucune
de nos paroles ne changera non plus l'ordre qu'il a établi dans le monde.
Seul compte à ses yeux que, tout au long des jours de notre vie, nous
fassions le bien.
SULTAN - Tu parles vraiment très sagement... Ainsi donc, la paix...!
Mais si je comprends bien que l'humilité soit nécessaire à
la paix... pourquoi la pauvreté l'est-elle aussi?
FRANÇOIS D'ASSISE - Parce que ce sont l'avidité et les désirs
de richesse qui entretiennent la guerre et ruinent la paix.
SULTAN - Je t'entends. Mais, dis-moi, y a-t-il quelque chose qui empêche
un musulman d'être humble et pauvre?
FRANÇOIS D'ASSISE - Mais rien, Seigneur... Quoiqu'il ne soit pas aidé
en cela par sa tradition, du moins selon ce que je sais.
SULTAN - Peut-être ne sais-tu pas tout... Je dirais plutôt qu'il
n'est pas aidé en cela par la propre nature de l'homme, qui est de toujours
posséder davantage et d'accumuler? Et qu'est-ce que la guerre, sinon
s'emparer des richesses de la terre?
FRANÇOIS D'ASSISE - Je venais te parler de mon Dieu... Mais tu en parles
beaucoup mieux que moi.
SULTAN - Dis m'en davantage...
FRANÇOIS D'ASSISE - Que nous devons être des frères pour
les autres hommes et les aimer et les aider de tout notre cœur. Même
s'ils sont ses ennemis. Que nous devons garder nos yeux fixés sur les
choses invisibles sans lesquelles les choses visibles seraient insupportables.
Que, de ces choses visibles, nous devons chaque jour nous détacher pour
devenir digne de vivre éternellement. Que toute notre vie n'est qu'une
longue suite de souffrances mais que Dieu est prêt, pourvu que nous nous
en repentions, à nous pardonner toutes nos fautes et à nous recevoir
dans son Paradis.
SULTAN - Tu m'étonnes! Es-tu sûr que c'est là la religion
des croisés.
FRANÇOIS D'ASSISE - Hélas... Elle devrait l'être. Mais les
croisés sont sujets à beaucoup d'erreurs eux aussi. Comme tu le
disais, c'est la nature humaine...
SULTAN - Mais, pour suivre ton Jésus, tel que tu me le décris,
n'as-tu toi-même pas dû abandonner leur religion, qui me semble
plutôt belliqueuse?
FRANÇOIS D'ASSISE - Il ne faut pas le dire... Mais oui, Seigneur, j'ai
abandonné toute cette part de notre religion qui n'est que cynisme et
forfanterie, qui croit davantage en la force qu'en la foi... Oui, je l'ai abandonnée
et je la réfute en secret dans mon cœur, quoiqu'elle ne m'ait pas
elle-même abandonné. Comment le croire? Je devrais être exclu,
refusé, repoussé par les miens... Mais Dieu leur a inspiré
de me garder, peut-être parce qu'ils croient reconnaître en moi
quelque chose qu'ils ont eux-mêmes perdu... et qui est l'essentiel...
SULTAN – Parole audacieuse... François d'Assise, j'embrasserai
volontiers ta religion à toi. Mais nous serions bien seuls, tous les
deux. Et en tout cas, je ne pourrais le faire sans déclencher une révolte
au cours de laquelle toi et moi, nous perdrions certainement la vie. Aussi enfermons
nos pensées dans le secret de notre cœur et conservons-y pieusement
cette conversation. Quant à moi... J'ai sur toi cette supériorité
que je peux agir! Quant à moi, donc, je passe aux actes: va dire à
tes amis que je renouvelle ma proposition de leur livrer Jérusalem à
condition qu'ils retournent paisiblement dans leur pays. N'est-ce pas humilité
et pauvreté.
FRANÇOIS D'ASSISE - Seigneur, puisse ton exemple inspirer leur conduite.
SULTAN - N'accepteras-tu pas, avant de partir, de partager mon repas? En toute
charité...?
FRANÇOIS D'ASSISE - Je mange peu, d'ordinaire. Mais en ton honneur je
ferai une exception et de ta main je recevrai avec plaisir les dons d'un homme
juste.
9 – Triste fin de l'histoire
HISTORIEN DE SERVICE - Et François s'en alla. Mais il ne fut pas compris
et la bataille continua. A la fin les croisés occupèrent Damiette.
Ensuite ils s'aventurèrent dans le désert où la crue du
Nil les encercla. Ils durent battre en retraite... Quant à François
il dut, semble-t-il, rentrer précipitamment en Italie où les frères
de son Ordre se disputaient. Même les ordres religieux ont besoin d'autorité
et François détestait l'exercice de l'autorité...! Il se
retira alors sur la montagne de l'Averne où, dans la solitude et le silence,
il se livra à la contemplation de Dieu. Il était malade et faible....
Et il arriva qu'à force de méditer sur les souffrances du Christ,
il se trouva un jour marqué... stigmatisé! des mêmes plaies
que lui, aux mains, aux pieds et au côté. Et ces plaies chaque
jour saignaient. Il mourut peu après....
RAPPEL HISTORIQUE
La Croisade des Francs (les Chrétiens) contre les infidèles (les
Sarrasins) fut portée par neuf expéditions successives qui s'étalèrent
sur environ deux siècles... La quatrième croisade, qui s'était
donné pour but de renforcer les armées chrétiennes, qui
venaient de perdre Jérusalem, fut particulièrement désastreuse.
En effet, lorsqu'ils arrivèrent en vue de Constantinople, la plus riche
des villes du temps, les croisés ne purent résister à la
tentation de s'en emparer... Et ils en restèrent là!
Il fallait, pour réparer cela, que la cinquième croisade soit
exemplaire. Prêchée par le Pape (concile de Latran, 1215), elle
fut initiée par les princes d'Autriche et de Hongrie et décida,
au lieu d'aller directement sur Jérusalem, de s'attaquer d'abord à
la puissance de l'Etat musulman des Turcs. C'est la raison pour laquelle, ayant
débarqué d'abord à Saint-Jean-D'acre, les croisés
s'en allèrent ensuite dans le delta du Nil mettre le siège devant
Damiette. Les opérations militaires étaient commandées
par Jean de Brienne, roi de Jérusalem... La conduite de la croisade fut
compromise par l'intervention autoritaire du légat du Pape Pélage
qui, avant tout soucieux d'occire "les infidèles", refusa les
compromis qui lui étaient offerts... Ils durent à la fin se rembarquer
après avoir subi de nombreuses pertes.
Les Croisades peuvent être considérées comme une des erreurs
majeures de l'Europe chrétienne. Quel sens cela avait-il d'aller conquérir
par la force le tombeau de Jésus le pacifique? Une sorte de folie collective
s'était emparée des papes, des évêques, des rois,
des princes... Ils ne réussirent qu'à dresser l'une contre l'autre
deux des grandes religions du Livre. Nous subissons encore aujourd'hui, ô
combien, les conséquences de cette déplorable tentative... Il
est vrai qu'en matière de conquête armée, les musulmans
s'étaient aussi illustrés en venant menacer l'Europe par le sud
(l'Espagne et jusqu'en Gaule...) et s'illustreraient plus tard (au 16ème
siècle) en attaquant par le nord (Balkans, prise de Budapest, menace
sur Vienne...)
Reste le problème de la guerre. Bien que le commandement universel "tu
ne tueras pas" soit considéré comme le plus important des
commandements, jamais autant d'exceptions n'ont permis qu'on le viole. La Bible...
oui, mais! Et nombreuses sont les Eglises qui ont autorisé et même
béni la guerre. Deux des principales exceptions: l'Eglise chrétienne
primitive qui interdisait aux chrétiens d'être soldats. Gandhi
qui usa de la non-violence active pour libérer les Indes de la domination
britannique.
François Bernardone, connu sous le nom de François d'Assise, naquit
en 1186 et mourut en 1226. Il est le fondateur de l'ordre des moines Franciscains,
ou plus exactement des Frères mineurs, qui ont mis la pauvreté
et la prédication au centre de leur spiritualité... Il fut canonisé
en 1228. Les prédications qu'il avait faites un peu partout, les miracles
qui sont dits les avoir accompagnées et surtout sa volonté de
retrouver l'Evangile dans toute sa pureté lui valurent une immense renommée
et firent ensuite de lui un personnage majeur de l'Eglise catholique.
Un personnage majeur, mais complètement en marge. En marge de cette Eglise
riche, puissante et violente qui, depuis qu'elle avait, au IVème siècle,
reçu l'appui de Constantin, s'était lentement, avec Rome et le
Pape comme point d'appui, construite comme la puissance dominante du monde occidental.
François ne retrouvait pas en elle les valeurs d'humilité et de
pauvreté que lui proposait l'Evangile. Il vint et jeta à la face
de l'Eglise, comme un défi, cette pauvreté qui était pourtant
le lot de la plus grande partie de la population du temps. A la même époque
d'autres "pauvres" (les Cathares, les Vaudois, les Fraticelles et
les Dolciniens...), plus radicaux dans leurs tentatives, furent exclus de l'Eglise.
Que François se soit opposé à la croisade, quoi de plus
conforme à son personnage?