Déposé à la SACD
CHARLES DARWIN
par Michel Fustier
(toutes les pièces de M.F. sur : http://theatre.enfant.free.fr )
PERSONNAGES
Le père de Darwin, Darwin jeune,
Darwin au retour de son voyage autour du monde,
sa femme Emma, son confrère Wallace.
- 1 -
L'HISTORIEN DE SERVICE - Les protestants anglais ont toujours cultivé
la Bible, jusqu'à la savoir quasiment par cœur. Quelle ne fut pas
leur surprise et leur indignation lorsqu'au milieu du XIXe siècle, un
certain Charles Darwin vint leur dire que Dieu n'avait pas créé
chaque espèce individuellement et pour toujours, mais que les espèces,
sous la pression d'une violente lutte pour la vie, évoluaient dans le
temps et se succédaient les unes aux autres. Darwin n'alla pas jusqu'à
dire que l'homme lui-même, réputé créé directement
à la ressemblance de Dieu, se situait dans la lignée de cette
évolution, mais tout dans son livre portait à le penser... Le
père de Darwin était un médecin réputé. Il
bavardait volontiers avec son jeune fils...
- 2 -
DARWIN - Dis-moi, Papa, pourquoi est-ce qu'il y a des vaches qui ont des taches
jaunes et des vaches qui ont des taches noires?
LE PERE de Darwin - Tu me poses de ces questions, mon Charles... Il faudrait
que j'y réfléchisse....
DARWIN - Je pensais que tu savais. Moi, je n'ai que douze ans.
LE PERE - Ça ne t'empêche pas de passer ton temps à fureter
dans la campagne, à chasser et à pêcher. Si ta mère
était encore de ce monde, je ne sais pas si elle te permettrait de vagabonder
comme ça.... Moi, avec tous mes malades, je n'ai pas le temps de te surveiller.
Pourquoi il y a des vaches qui ont des taches jaunes et des vaches qui ont des
taches noires...? Je ne sais pas... Enfin, si tu veux absolument une réponse,
probablement parce que Dieu les a créées comme ça!
DARWIN - Tu n'as pas l'air d'y croire! Et pourquoi est-ce que Dieu n'en a pas
fait de vertes ou de bleues?
LE PERE - Je n'en sais rien. Mais il ne faut pas se retenir de penser que Dieu
sait ce qu'il fait.
DARWIN - Probablement. Il ne serait pas Dieu sans ça.
LE PERE - Oui, c'est ce qu'on peut dire! Ça évite de se poser
trop de questions.
DARWIN - Et les poissons, c'est aussi Dieu qui les a faits?
LE PERE - Il est dit qu'il a créé le ciel et la terre... Créer,
cela veut dire faire quelque chose avec rien!
DARWIN - Je sais. Mais tout de même...
LE PERE - Attrape la Bible qui est derrière toi, je ne souviens pas bien...
Si! Ecoute, Genèse, chapitre 1, verset 24: "Que la terre produise
des êtres vivants, selon leur espèce, bétail, reptiles,
animaux sauvages, selon leur espèce..." Tu vois?
DARWIN - Pourquoi est-ce que la Bible ne dit pas: "Dieu créa...",
mais: "Dieu dit: que la terre produise..." Ça n'est pas la
même chose.
LE PERE - Il faut savoir lire entre les lignes. Mais enfin, c'est une grande
question que bien des gens se posent: est-ce qu'il faut prendre la Bible à
la lettre? Et tu me demandais s'il avait aussi créé les poissons.
Voilà la réponse de la Bible, verset 21 : "Et Dieu créa,
selon leur espèce toute la multitude des êtres vivants qui fourmillent
dans les eaux, ainsi que tous les oiseaux ailés, selon leur espèce..."
DARWIN - Alors, ce serait Dieu qui aurait créé par exemple les
pigeons?
LE PERE - Oui, les pigeons. Et les rats, et les crocodiles, et les baleines...
DARWIN - C'est ça qu'on appelle le créationnisme?
LE PERE - Oui, c'est ça. Dieu aurait tout créé directement.
DARWIN - Et les puces aussi?
LE PERE - Les puces? Oui, les puces aussi.
DARWIN - A quoi servent les puces?
LE PERE - A mon humble avis, en tant que médecin, on s'en passerait bien.
Mais je ne comprends pas tout. D'autant moins que la Bible dit, regarde, verset
26 : Que l'homme règne sur les poissons de la mer, sur les oiseaux des
cieux, sur le bétail et sur toute la terre, et sur tous les reptiles
qui rampent sur le sol..." Si c'est l'homme qui règne sur le monde,
je ne vois pas pourquoi... l'homme laisse vivre les puces. Il est vrai qu'il
n'est pas commode de s'en débarrasser.
DARWIN - Et Dieu a créé les plantes aussi?
LE PERE - Là, c'est moins clair. Dieu a simplement dit : "Je vous
donne toute herbe portant semence sur la surface de la terre, ainsi que tous
les arbres fruitiers..." Mais, je crois que ça laisse entendre que
c'est lui qui les a créées, elles aussi.
DARWIN - Mais, dis-moi encore, quand un petit veau naît, c'est Dieu aussi
qui l'a créé?
LE PERE - Non. Dieu a simplement créé la première vache...
et probablement un taureau aussi. Et puis il les a laissé faire: "Croissez
et multipliez-vous." Il aurait seulement créé les espèces.
Mais évidemment la divine Providence est supposée veiller sur
le veau comme elle veille sur tous les êtres de la création. Est-ce
que tu ne te souviens pas de ce passage de l'Evangile où Jésus
dit: "Pas un passereau ne meurt sans la permission du Père?"
DARWIN - Pour s'occuper individuellement de chaque veau, de chaque puce, de
chaque crocodile, de chaque serpent, de chaque passereau... quel travail! Je
n'aimerais pas être Dieu.
LE PERE - Ne t'inquiète pas pour lui!
DARWIN - Je suis stupide... Mais que fait Dieu quand on mène le veau
à l'abattoir?
LE PERE - D'abord, on ne les y mène pas tous...
DARWIN - Oui, mais ceux qu'on y mène?
LE PERE - N'oublie pas que Dieu a donné à l'homme plein pouvoir
sur toute la terre.
DARWIN - Oui, mais il a aussi dit à l'homme: "Tu ne tueras pas"!
Alors, je répète ma question, quand un homme mène un veau
à l'abattoir, c'est avec la permission du Père?
LE PERE - Je ne vais pas te raconter d'histoires... Ce que nous vivons et ce
que nous pensons, tout cela est plein de contradictions. Dieu lui-même,
je veux dire le Dieu de la Bible, celui qui aurait tout créé et
qui a dit de ne pas tuer, a fait passer par l'épée des multitudes
de nations. Et certains disent même que le dieu de la Bible n'est pas
le vrai Dieu... Il faudra bien qu'un jour on arrive à mettre un peu d'ordre
dans tout ce fatras. En attendant, va te coucher.
- 3 –
L'HISTORIEN DE SERVICE - Charles Darwin fut ensuite poussé par son père,
qui était médecin, à entreprendre des études de
médecine. Mais, ne supportant pas la violence de la chirurgie, qui se
pratiquait alors sans anesthésie, il se tourna vers des études
de théologie, avec l'intention d'entrer dans le clergé. Cependant,
alors qu'il était sur le point d'être ordonné, une extraordinaire
proposition lui fut faite: celle de partir pour un long voyage comme "naturaliste"
à bord du Beagle, un navire hydrographique de la marine royale, chargé
d'établir la carte des côtes de l'Amérique du sud, qui étaient
mal connues... Le "naturaliste" qu'il était serait chargé,
pendant que les géomètres s'affaireraient, d'explorer les côtes,
les plaines et les montagnes des pays visités, d'y recueillir des spécimens
d'animaux, de roches, de fossiles, de plantes... bref, de tout ce qu'il pourrait
trouver d'intéressant pour la science. Les caisses d'échantillons
seraient régulièrement envoyées en Angleterre où
elles attendraient son retour... Le voyage qui devait durer deux ans en dura
cinq et Charles Darwin fit le tour du monde. Exceptionnelle opportunité
pour un jeune homme curieux... Quand il rentra, déjà connu en
Angleterre par les comptes-rendus qu'il avait régulièrement envoyés,
il s'efforça de mettre un peu d'ordre dans ses idées. Trois ans
après son retour, ayant définitivement abandonné le projet
de devenir pasteur, il se maria... Mais il n'était pas encore très
sûr d'y voir bien clair dans ses pensées, et sa femme, Emma, qui
était très croyante, ne pouvait se retenir de montrer son inquiétude...
- 4 -
EMMA - Charles, je voudrais te parler...
DARWIN - Tu es bien solennelle!
EMMA - Je voudrais te parler... de... de...
DARWIN - Tu m'intrigues...
EMMA - Je te vois tellement préoccupé de choses scientifiques,
avec cette habitude que tu as prise de ne rien croire qui ne soit prouvé...
DARWIN - C'est le plus beau compliment que tu puisses me faire!
EMMA - Oui, mais j'ai peur que tu ne sois tenté de faire la même
chose dans des domaines où rien ne fonctionne de cette manière.
DARWIN - Qu'est-ce que tu veux dire exactement?
EMMA - Je veux dire, tout ce qui touche à la Révélation...
DARWIN - Ah!
EMMA - Il y a des choses qui sont vraies, mais qui ne peuvent pas être
prouvées scientifiquement.
DARWIN - Oui, c'est possible, je n'en sais rien. Par exemple?
EMMA - Que Dieu a créé le monde en sept jours, qu'il a ensuite
créé directement tous les êtres vivants, une fois pour toutes
et pour toujours, et même l'eau, les rochers, la terre... Et que cela,
il l'a fait pour notre bien. J'ai l'impression que parfois... tes recherches...
te conduisent... Tu n'es pas assez prudent, Charles!
DARWIN - Ma chérie, peut-il y avoir des contradictions entre la vérité
que je recherche et ce que Dieu a voulu. C'est impossible! Simplement, je ne
suis pas encore assez avancé dans mon analyse des faits. Et il y a évidemment
des mécanismes qui m'échappent... et qui peut-être échapperont
toujours aux hommes.
EMMA - Tout vouloir expliquer, même l'inexplicable! Je tremble parfois
quand je t'entends... Quoiqu'il en soit, ne doute pas de moi, s'il y a une chose
certaine parmi les multitudes de mystères qui nous entourent, c'est que
je t'aime et que tu me rends infiniment heureuse.
DARWIN - Emma, ma chérie... Comment peux-tu penser que tout cela ne me
trouble pas moi aussi très profondément. Je suis presque certain
que si ma santé est si mauvaise, depuis quelque temps, c'est parce que...
EMMA - Parce que quoi?
DARWIN - Parce que ce que je découvre me met en contradiction complète
avec tout ce que j'ai cru précédemment... Je suis comme toi, j'en
suis malade... Mais je ne peux pas être infidèle à ma propre
raison, ou plus exactement je ne peux pas refuser de voir dans la nature des
faits qui s'imposent à moi... Emma, je t'aime moi aussi et je te remercie
de l'affection que tu me donnes...
EMMA – Oh, Charles, mon amour...
DARWIN - ...mais j'ai l'intuition très forte qu'au cours de l'histoire,
certaines espèces ont disparu et que d'autres les ont remplacées...
J'ai découvert en Amérique, dans les falaises de Punta Alta, des
fossiles dont nulle trace ne subsiste nulle part, le Megatherium, le Mastodonte,
le Toxodon! Et j'ai aussi le sentiment très insistant que les espèces,
lorsqu'elles subissent la pression de leur environnement, le chaud, le froid,
la nourriture, les prédateurs, les vents, les tremblements de terre...
se transforment pour s'adapter...
EMMA - Comment veux-tu que ce soit possible?
DARWIN - J'ai vu des oiseaux aux îles Galápagos... J'ai cru d'abord
que c'étaient un croisement de merles, de gros becs et de pinsons...
Mais mon ami John Gould, l'ornithologue, m'a révélé qu'ils
n'étaient tous que des variétés de pinsons. Ainsi, les
animaux évolueraient.
EMMA - Mais c'est impossible, Charles!
DARWIN - C'est impossible au niveau de l'individu, encore que... Mais prend
une population de pinsons, puisque ce sont eux qui sont en cause, et suppose
que, par suite de la sécheresse, les graines donc dont ils se nourrissent
deviennent plus dures: seuls survivront les cent ou deux cents pinsons de la
colonie qui ont - par hasard! - les becs les plus puissants. Et ce sont les
mêmes qui par conséquent se reproduiront... Et de proche en proche,
au gré de l'environnement, pourquoi ne continueraient-ils pas à
évoluer?
EMMA - Sans que Dieu intervienne?
DARWIN - Je n'en sais rien... En tout cas il y a là des mécanismes
qui ne me paraissent pas exiger l'intervention divine. Tu ne vas pas me dire
que chaque fois que tu laisses tomber une cuiller par terre, Dieu s'en est occupé!
Non, il y a dans la nature une loi de la pesanteur qui explique parfaitement
le phénomène. Même chose pour les pinsons...
EMMA - Mais quelle serait la loi pour les pinsons?
DARWIN - La loi de la "sélection naturelle"... Sais-tu ce qui
m'a mis sur cette voie?
EMMA - Dis toujours!
DARWIN - C'est la lecture de Malthus.
EMMA - Oui, tu m'en as parlé... Ce pasteur cynique qui veut condamner
les ouvriers en surnombre à disparaître de la surface de la terre.
DARWIN - Oui, c'est à peu près ça. En ce qui concerne les
hommes, je me sens un peu gêné, encore que je puisse comprendre
que si un jour il arrive que les ouvriers soient trop nombreux pour la nourriture
dont ils disposent et le travail qu'on leur offre, les plus forts ou les plus
intelligents s'imposeront... Mais chez les animaux c'est incontestablement ce
qui se passe: les faibles disparaissent et les forts subsistent par une sorte
de "lutte pour la vie". C'est cela la "sélection naturelle".
Il est difficile d'imaginer la guerre silencieuse mais sans merci que se livrent
continuellement les êtres vivants au cœur des bois paisibles ou des
champs riants. Et même, en ce qui concerne les hommes, nous en avons des
exemples sous nos yeux: lorsque deux peuples se rencontrent... songe aux Espagnols
et aux Indiens au XVIème siècle... Ils agissent précisément
comme les espèces animales: ils se combattent, s'entredévorent,
se communiquent des maladies... jusqu'à ce que celui qui possède
les meilleures armes, la meilleure organisation ou la plus grande intelligence
remporte la bataille.
EMMA - Charles, c'est horrible, c'est triomphe du mal que tu me décris.
Comment peux-tu croire cela. Evolution, je veux bien, mais où est la
charité de l'Evangile, ou est la bonté de Dieu, que devient notre
bien-aimée Providence?
DARWIN - Je te l'ai dit, c'est cela qui me rend malade... Comment croire à
ce que je dis, et comment ne pas y croire? Tout cela, je n'ose pas le publier,
cela ferait un terrible scandale. Je l'ai montré à quelques amis,
en particulier à Charles Lyell, le géologue. Il m'encourage, mais...
J'ai aussi écrit à mon ami américain, Asa Gray, une longue
lettre...
EMMA - Et se pourrait-il que de la même façon une espèce
se transforme en une autre?
DARWIN - Cela se pourrait. J'en suis presque sûr...
EMMA - Mon Dieu....
DARWIN - Mais cela non plus, je n'ose pas le rendre public.
- 5 –
L'HISTORIEN DE SERVICE - Charles Darwin était encore enseveli dans ses
doutes lorsque, quelques mois plus tard, en juin 1858, il reçut une lettre
qui le plongea dans une grande perplexité. Elle venait de Malaisie et
avait été envoyée par Alfred Wallace, un naturaliste et
biologiste en voyage d'exploration... Elle contenait un article intitulé:
"La tendance des variétés à s'éloigner indéfiniment
du type original"... En voici le passage principal: "La vie des animaux
est une lutte pour l'existence... Un calcul assez simple montre qu'en quinze
ans chaque paire d'oiseaux pourrait s'être multipliée en près
de dix millions! Pourtant cela n'arrive jamais et malgré ses pouvoirs
d'accroissement, la population atteint rapidement ses limites et devient stationnaire.
La raison en est qu'il s'est développé dans cette espèce
une lutte pour l'existence dans laquelle le plus faible et le moins bien organisé
succombe inévitablement. Il en va de même dans la nature qui permet
à de nombreuses variétés de survivre à l'espèce
mère et de donner naissance à des variations successives s'éloignant
de plus en plus du type original jusqu'à devenir des espèces distinctes...
" Wallace demandait à Darwin de s'arranger pour faire publier son
article. Darwin fut frappé de stupeur: un autre que lui serait considéré
comme l'inventeur de l'Evolution! Mais tout finit par s'arranger et lorsque
Wallace rentra en Angleterre, cinq ans plus tard, Darwin lui conta par le menu
les évènements qui avaient suivi.
- 6 –
DARWIN - Mon premier soin fut de consulter mon ami Charles Lyell. Je lui montrai
votre article, je lui montrai aussi l'esquisse de près de deux cent trente
pages que j'avais fait lire à notre ami Hooker, près de douze
ans auparavant... J'en avais encore l'exemplaire original, annoté de
sa main.
WALLACE - Mon cher Darwin, je ne savais pas que l'allais vous mettre dans une
aussi cruelle situation...
DARWIN - J'avais indiscutablement pressenti avant vous cette lutte pour la vie
qui assure le mouvement des êtres vivants au sein de notre monde...
WALLACE - Mais j'étais sur le point d'en rendre l'idée publique
avant vous! Qu'a fait Charles Lyell?
DARWIN - Il a joué franc jeu. Il a réuni le Société
des amis de Linné et il leur a présenté simultanément
votre article et un résumé qu'il avait fait lui-même de
mon texte antérieur.
WALLACE - C'était la meilleure solution. Je n'aurais jamais accepté
de vous priver en quelque façon de la paternité de votre... puis-je
dire notre... découverte.
DARWIN - Vous pouvez le dire. Je crois avoir agi loyalement.
WALLACE - Et, si j'ai bien compris, cette hypothèse, pourtant tout à
fait novatrice, n'a pas alors suscité beaucoup d'intérêt?
DARWIN - En effet.... Comme s'ils n'avaient rien entendu. Pas une oreille n'a
remué... Bien! Ils n'avaient pas encore réalisé de quoi
il s'agissait. Il faut du temps pour entendre ce que l'on n'a pas envie d'entendre!
Cela m'a laissé le calme nécessaire pour arriver enfin à
rédiger un texte présentable et en 1858 j'ai donc publié
mon livre L'Origine des Espèces grâce à la Sélection
Naturelle.
WALLACE - Et là, nous... enfin vous... avez été entendu?
DARWIN - Oui. Un roulement de tonnerre! De terribles empoignades. Dans tous
les journaux des critiques indignées, ou condescendantes, ou méprisantes.
Naturellement les croyants étaient en première ligne, qui ne voulaient
pas voir leur Dieu dépouillé de la gloire de ses multiples interventions
directes dans le fonctionnement de l'univers. D'autres reprochaient à
mon livre de bestialiser l'homme. Quant aux athées, ils me donnèrent
généreusement leur soutien, ce qui ne fit qu'exciter davantage
ceux qui ne l'étaient pas...
WALLACE - Mais j'ai entendu dire qu'il y avait eu aussi un débat... avec
un évêque...
DARWIN - Oui bien sûr, à Oxford, devant tout le gratin de la British
Society pour les Progrès des Sciences. L'évêque Wilberforce
a une forte personnalité et un grand talent d'orateur, mais il ne connaît
rien à la biologie... Ce qui ne l'empêcha pas de parler longuement
et d'une façon très persuasive A la fin Huxley, en tant que biologiste,
tenta de prendre la parole, mais il se fit agresser immédiatement par
l'évêque qui lui demanda si c'était par sa grand-mère
ou par son grand-père qu'il descendait du singe.... Huxley ne perdit
pas la tête, il lui répondit qu'il préfèrerait descendre
d'un singe plutôt que d'un homme superficiel et versatile qui se plonge
dans des questions scientifiques qui lui sont totalement étrangères
et ne fait que les obscurcir par d'éloquents et vains appels aux préjugés
religieux.
WALLACE - C'est un peu facile...
DARWIN - Mais efficace! Que vouliez faire contre un pareil butor. Huxley fut
applaudi et Wilberforce hué...
WALLACE - De toute façon, c'est un combat d'arrière-garde. Il
ne faudra pas longtemps pour que tout le monde finisse par s'accorder sur l'évidence
des thèses que nous défendons.
DARWIN - Je n'en suis pas si sûr... La controverse semble au contraire
avoir gagné en puissance... Ce que je tiens à dire, c'est qu'en
tout cas je n'ai jamais nié Dieu. Qu'il soit intervenu à l'origine
des temps pour lancer la machine avec toutes ses règles de fonctionnement
n'est est pas moins glorieux que de l'avoir fait au coup par coup... Et même
beaucoup plus glorieux, si le mot glorieux à quelque sens ici! Vous souvenez-vous
de ces animaux stupéfiants comme l'ornithorynque ou le lépidosirène
dont, faute de stimulation suffisante, l'espèce n'a pas varié
d'un iota depuis l'origine des temps?
WALLACE - Oui... eh bien?
DARWIN - Eh bien, je parie que dans un siècle, ou dans six siècles,
ou même dans dix, au milieu d'une foule de chercheurs qui auront ouvert
de tous côtés les avenues de la connaissance, il y aura encore
de ces vieux chrétiens, blottis dans leur niche, à l'abri de toute
influence extérieure, qui se délecteront encore des récits
de la Genèse et compteront toujours en milliers les milliards d'années
qui nous séparent du commencement du monde.
WALLACE - Vous avez perdu votre pari! Il y a des espèces qui ne s'adaptent
pas.
RAPPEL HISTORIQUE
Dans l'Europe chrétienne, le récit de la Genèse s'est
longtemps imposé comme la description fidèle de la création
par Dieu du monde et de l'homme. On avait d'ailleurs facilement oublié
qu'il y a dans la Bible deux récits qui ne concordent pas, l'un en provenance
probablement de la tribu de Judas (Jérusalem: mont du temple), l'autre
en provenance de la tribu d'Israël (Sichem: mont Garizim). Le plus pittoresque,
celui des jours de la création, de la femme tirée de la côte
d'Adam, du paradis terrestre et du serpent, s'était tout naturellement
imposé. Sur la base des récits bibliques, de pieux exégètes
avaient évalué que l'âge de la terre était de 4004
ans et décidé que les espèces végétales,
animales et l'homme avaient été créés directement
par Dieu et ne changeaient jamais. La doctrine était contenue dans les
deux mots de créationnisme et de fixisme... Les hypothèses de
Darwin: "l'évolution", "l'extinction des espèces",
la "lutte pour la vie" (struggle for life), de la "survie du
plus apte" (survival of the fittest) firent tout naturellement scandale,
surtout parce qu'elles semblaient remettre en cause le rôle de Dieu dans
la création et encore plus, établir une relation entre l'homme
et le singe...
L'intérêt de Darwin (1809-1882) pour "l'histoire naturelle"
avait des précédents... Jean-Jacques Rousseau herborisait, Diderot
dans sa Lettre aux aveugles se déclarait persuadé que les espèces
se succèdent les unes aux autres... Mais, sinon Carl von Linné,
médecin suédois (1707-1778) qui avait simplement établi
une nomenclature des animaux et des plantes, du moins le naturaliste français
Georges-Louis de Buffon, (1707-1788), ses compatriotes Jean-Baptiste de Lamarck
(1744-1829) et Etienne Geoffroy Saint-Hilaire (1805-1861), ainsi que le grand-père
lui-même de Darwin, Erasme Darwin (1731-1802) avaient pressenti quelque
chose de l'Evolution. Mais ce fut Darwin qui franchit le pas décisif...
Depuis un siècle et demi, les recherches des éthologues, des paléontologues,
des astrophysiciens, des biologistes ont apporté de nouvelles clartés
qui permettent d'affiner les hypothèses de Darwin:
1. Selon les astrophysiciens, l'âge de la terre doit être évalué
en milliards d'années! on ne sait pas encore combien, entre dix et vingt,
plus peut-être... ?
2. Les différentes espèces animales ne sont pas apparues dès
la formation de la terre, mais leurs commencements ont été précédés
d'une longue période, dite prébiotique, durant laquelle se sont
formés les constituants chimiques indispensables à la vie.
3. Toutes les cellules des êtres vivants étant composées
des mêmes aminoacides, on peut faire l'hypothèse – d'ailleurs
fort controversée - que tous ces êtres vivants ont une origine
commune. Il y aurait trois milliards d'années, une "cellule-mère"
se serait donc constituée, soit sur un rivage marin abrité du
soleil (car il n'y avait pas encore la couverture d'ozone qui protège
la vie des rayons directs du soleil), soit dans les profondeurs de l'océan.
Par allusion à Lucy, notre possible grand-mère ou grand-tante,
cette hypothétique cellule-mère a été nommée,
LUCA (Last Universal Common Ancestor).
4. Pendant un bon milliard d'années, la vie se serait cantonnée
à des algues "bleues" qui, flottant à la surface des
mers, ont lentement absorbé l'oxyde de carbone et fabriqué la
couche d'oxygène qui allait permettre l'apparition de formes vivantes
plus complexes... Ce n'est qu'à moins deux milliards d'années
que l'on peut découvrir formellement des traces fossiles de cellules.
5. La terre, loin de répondre à nos préjugés de
continuité et de progrès (et de Providence, pour les croyants),
a été secouée par de violents évènements
destructeurs (glaciations, tremblements de terre, chute de comètes ou
de météorites...) qui ont puissamment modifié le cours
de l'évolution. On a cru pouvoir recenser cinq grandes extinctions de
masse entre -500 millions d'années et –65 millions d'années.
Pour ne pas parler d'une période de refroidissement antérieure
de plusieurs millions d'années pendant laquelle la terre était
devenue une sorte de boule de glace. Lorsqu'une espèce s'éteint,
d'autres espèces occupent l'espace laissé libre... Seules subsisteraient
aujourd'hui de 0,5% à 1% des espèces qui ont un jour peuplé
la terre!
6. L'extinction qui s'est produite à –250 millions d'années,
à la limite entre l'ère primaire et l'ère secondaire, entraîna
la disparition de 95% des espèces. Celle de –65 millions d'années
correspond à la disparition des dinosaures qui, herbivores et carnivores
vivant les uns des autres, avaient dominé la terre pendant 155 millions
d'années.
7. Après l'extinction des dinosaures, les mammifères, qui étaient
jusque-là restés petits et discrets, se sont multipliés
et ont formé un grand arbre dont les rameaux ont successivement porté
toutes les espèces de mammifères connues.
8. Après le foisonnement irrépressible de la vie végétale
et animale, d'un rameau de primates se seraient ensuite dégagées
deux lignées, l'une conduisant aux grands singes (chimpanzés et
bonobos), l'autre à l'homme. On a cru trouver ce dernier présent
sous sa forme la plus primitive il y a trois millions deux cent mille ans).
9. Mais il aurait fallu attendre encore longtemps avant que n'apparaissent successivement
l'homme de Neandertal, puis l'homme de Cro-Magnon et enfin, quelque deux cent
mille ans avant notre ère, dans sa forme actuelle, l'Homo sapiens. Nul
historiographe, évidement, n'était là pour conter l'évènement!
Actuellement, l'homme prolifère et les grands singes disparaissent: extinction
des espèces, sélection naturelle!
10. Tous les êtres vivants, depuis la cellule initiale jusqu'à
l'homme, sont reliés entre eux par un génome (ADN et ARN) relevant
de principes de fonctionnement analogues et composé de matériaux
identiques. Preuve nouvelle de l'unicité de la vie! Pour information,
les singes supérieurs possèdent vingt-quatre chromosomes et l'homme
vingt-trois seulement.
11. La pensée de Darwin est cependant mise en cause sur le point de la
continuité: Natura non facit saltum, (La Nature ne fait pas de sauts).
Il semble au contraire que par moments, l'évolution connaisse des périodes
d'accélération marquée. Peut-être, l'hypothèse
en a été émise, parce qu'il y aurait dans le capital génétique
des êtres mutants des gènes "en attente" qui ne demanderaient,
selon les évènements, qu'à s'exprimer rapidement.
De Dieu, il n'a pas été question dans tout ce qui précède... Mais les croyants qui le désirent peuvent le faire intervenir à tout moment. C'est ce qui se passe avec les tenants du "dessein intelligent" qui s'efforcent d'introduire une volonté et une finalité dans l'évolution, finalité dont bien des scientifiques croient pouvoir se passer.