LA SEPARATION DES EGLISES ET DE L'ETAT
(1905)
Par Michel Fustier
(toutes les pièces de M.F. sur: http://theatre.enfant.free.fr )
(Note: la description de la "vie chrétienne" été
largement empruntée à Lucien Fèbvre:
Le problème de l'incroyance au 16èmè siècle)
PERSONNAGES : Le dévot, l'agnostique, le sociologue
1
LE DEVOT - Mon pauvre monsieur, quelle histoire, mais quelle histoire...! Vous
avez lu les journaux, ce matin?
L'AGNOSTIQUE - Non, pas encore...
LE DEVOT - Nous sommes, ce dixième jour d'octobre 1905, à la veille
d'une décision terrifiante: peut-être nous forcera-t-on à
consentir à la séparation de l'Eglise et de l'Etat?
L'AGNOSTIQUE - Certes... Mais... Oui, le problème se pose.
LE DEVOT - Moi, permettez-moi de le dire, je suis catholique, monsieur, catholique
et Français... La France de Clovis, d'Henri IV, de Louis XIV... et même
de Napoléon, a toujours été, profondément chrétienne
et tout à fait catholique. Etant ce que je suis, je sais ce que je dis.
La France a même mérité au cours des âges d'être
appelée la Fille ainée de l'Eglise. Et, malgré des épisodes
que j'ai peine à évoquer, comme le malencontreux Edit de Nantes,
qui mourut de sa naturelle mort, ou la fameuse Révolution française,
dont, à mon avis, on fait beaucoup trop de cas, les liens entre Paris
et le Vatican ont été... "globalement", comme on dit,
excellents. Cependant, depuis le concordat de 1801, signé par le pape
et l'empereur Napoléon, - pour ne pas remonter plus haut - il nous apparaît
que la situation se dégrade...
L'AGNOSTIQUE - Oui, le combat me paraît plus qu'engagé... Et nos
hommes politiques s'en donnent à cœur joie.
LE DEVOT - Je crains particulièrement ces Jules Ferry, Waldeck-Rousseau...
Ferdinand Buisson aussi! Heureusement que le petit père Combes a été
éliminé.
L'AGNOSTIQUE - Aristide Briand nous sortira peut-être du bourbier... peut-être!
Mais permettez-moi de vous présenter mon ami Lucien, un élève
de Durkheim, un savant qui s'occupe de sociologie, selon le mot que l'on commence
à employer pour désigner les études faites sur le fonctionnement
des sociétés.
LE DEVOT - Ah! Excusez-moi, je ne vous avais pas vu. Durkheim, un dreyfusard
alors! Enchanté, quand même!
LE SOCIOLOGUE - N'ayez pas peur, je ne mords pas!
2
LE DEVOT - Je disais donc que la situation se dégrade... Rien que depuis
le siècle dernier, vous ne vous en êtes peut-être pas aperçu,
mais subrepticement, par exemple, l'Aumônerie des Armées, qui permettait
d'entretenir la foi au sein de nos troupes et de leur faire donner l'absolution
à la veille de combats de plus en plus meurtriers... cette Aumônerie
a été supprimée en 1880!
L'AGNOSTIQUE - Ces aumôniers, en leur parlant de l'enfer et de leurs péchés,
ne faisaient que démoraliser nos soldats! Ne trouvez-vous pas?
LE DEVOT - Au contraire, ils les mettaient en paix avec eux-mêmes et les
rendait leur courage: ils allaient mourir propres! Le sens du sacrifice...
LE SOCIOLOGUE - Rien n'est mieux dit... Sacrifiés mais propres!
LE DEVOT - Riez, mais riez donc! Et peu de temps après, toujours en 1880
– année maudite! – le repos dominical... le repos du Seigneur!
...était remplacé par le repos "hebdomadaire"... L'Etat
permettait donc que l'on travaille le dimanche. On pouvait "faire dimanche"
n'importe quel jour de la semaine... Péchant ainsi contre le commandement
formel de l'Eglise! Et l'on avait dans le même temps allégé
les honneurs militaires publics rendus au passage du Saint-Sacrement... Tout
de même! Je suis large d'esprit, mais... Quant à la Messe du Saint-Esprit
et aux prières collectives qui devaient obligatoirement être faites
à la rentrée de la Chambre des députés, elles avaient
été supprimées! Comme si l'on n'avait plus besoin du Saint-Esprit!
On voit bien ce que ça donne! Même chose pour la rentrée
des Tribunaux!
L'AGNOSTIQUE - C'était normal, il y avait de plus en plus de magistrats
ou de députés qui ne croyaient plus en Dieu! Alors... Et la plupart
des accusés pas davantage!
LE DEVOT - Hélas, des athées...
L'AGNOSTIQUE - Ou des agnostiques, ou des libres penseurs...
LE DEVOT - C'est bien ce que je vous disais! Ils se valent tous, sous quelque
nom qu'ils se cachent!
LE SOCIOLOGUE - La messe du Saint-Esprit, ce n'est pourtant qu'une petite chose...
LE DEVOT - Mais qui montre que l'Etat avait entrepris de grignoter l'Eglise.
Mieux encore, en 1884 on autorise le divorce, interdit par l'Eglise! Et la cérémonie
des funérailles cesse d'être exclusivement religieuse et ne dépend
plus que de la volonté du défunt ou de sa famille! Comme si les
gens pouvaient savoir ce qu'ils veulent.
L'AGNOSTIQUE - C'était assez mal venu, avouez-le: on promettait le ciel
à des gens qui n'y croyaient pas, et qui ne croyaient pas davantage à
l'enfer ou au purgatoire!
LE DEVOT - Beaucoup y croient encore!
L'AGNOSTIQUE - En êtes-vous certain?
LE DEVOT – Naturellement! Quant aux incroyants, pensez à leur surprise
quand, à la porte de l'enfer, ils découvrent tout à coup
qu'il y a bien un enfer. L'Eglise est infaillible, l'enfer existe! Et ceci,
mesquin: les curés sac au dos! Et on oblige les séminaristes à
faire le service militaire... Et on enlève à l'Eglise la gestion
des hospices, des hôpitaux civils et militaires, de l'Assistance publique,
on interdit la présence des crucifix dans les écoles et les prétoires...
L'AGNOSTIQUE - Vous allez bientôt invoquer la théorie de complot...
LE DEVOT - Il est évident qu'il y en a un.
LE SOCIOLOGUE - En tant que sociologue, je vous observe avec une extrême
attention...
LE DEVOT - Observez, observez... C'est facile d'être un spectateur! Et
je n'ai pas parlé de la laïcisation des écoles ni de l'expulsion
des religieux... Là, ça n'est plus une vexation, mais un immense
scandale et une perte incalculable pour la nation... Ils étaient de tels
pédagogues! Ces longues files d'excellents citoyens qui s'en vont en
Angleterre, en Belgique, en Italie, en Russie même... porter là-bas
leur savoir et leur dévouement, y fonder des collèges! Car ils
partent vraiment...
LE SOCIOLOGUE - Cela me fait penser à l'exil des protestants. En 1685.
LE DEVOT - Après l'Edit de Nantes... Mais non, rien à voir. Les
protestants n'étaient que des protestants! Ne mêlez pas les torchons
et les serviettes
L'AGNOSTIQUE - Mais ne trouvez-vous pas qu'il était intolérable
que l'éducation de nos enfants ait pu être prioritairement confiée
à des prêtres qui, sous les ordres d'un souverain étranger,
je veux dire le pape, leur apprenaient à haïr la République.
Le ver dans le fruit! On les chasse... N'était-ce pas là... oserai-je
le dire? une sorte de "légitime défense".
LE DEVOT - Ne plaisantons pas! Et maintenant, ils veulent aussi s'attribuer
la possession des biens de l'Eglise, les monastères, les églises,
les bibliothèques, les institutions d'enseignement... C'est là
que nous en sommes. Une spoliation! Ce serait le point final! Le christianisme
serait définitivement... oui, j'emploie un mot fort, "éradiqué",
comme s'il s'agissait de mauvaise herbe ou d'une épidémie de choléra...
L'AGNOSTIQUE - Eradiqué? Homme de peu de foi! Il vous resterait tout
de même les curés et leurs paroisses. C'est votre structure principale!
Personne n'y touche! Et toute la hiérarchie des évêques...
De quoi vous plaigniez-vous? Ils sont bien présents, ils gouvernent leurs
diocèses, ils sont libres de leur mouvements, ils peuvent parler, ils
ne s'en privent pas. Et tous les citoyens restent libres de croire.
LE DEVOT - Mais vous-même, pour être si catégorique, quels
sont vos arguments, quelles sont les raisons qui font que l'Etat désire
rompre avec l'Eglise. Je ne comprends pas! Certes l'Eglise n'est pas parfaite,
mais comment justifiez-vous cette attaque en règle?
3
((L'AGNOSTIQUE - Puisque vous m'y invitez, je citerais volontiers les fortes
paroles du député Jules Roche en 1882... Même si elles reprennent
ce qui vient d'être dit, elles ouvrent tout grand le portail de nos revendications...
"L'église est un Etat dans l'Etat, c’est-à-dire une
vaste société, dirigée par un pouvoir public structuré
et organisé, avec ses fonctionnaires d'une obéissance et d'un
dévouement sans borne, fanatisés quelquefois, disposant d'un budget
aux innombrables ressources, soutenues par un trésor longuement accumulé
et au sommet de quoi se trouve un chef tout-puissant qui règne par-dessus
les frontières. Défendant ce qui est permis, permettant ce qui
est défendu..."))
LE DEVOT - Vous parlez comme si nous vous avions déclaré la guerre.
Nous ne l'avons pas fait!
L'AGNOSTIQUE - Il eut été plus honnête de l'avoir fait!
Mais il est vrai qu'il ne s'agit moins de guerre que de subversion... Une guerre
hypocrite, qui se fait mais ne se déclare pas.
LE DEVOT - Allons, allons, cher ami...
L'AGNOSTIQUE - Me laisserez-vous m'expliquer?
LE DEVOT - Mais nous n'en demandons pas davantage.
L'AGNOSTIQUE - L'Eglise est comme l'eau. L'autorise-t-on dans quelque lac ou
dans quelque réservoir... elle en profite, se glissant inlassablement
dans toutes les fissures qu'elle peut trouver pour envahir ensuite le territoire.
LE DEVOT - Bonum diffusivum sui...! L'Eglise a des lois, qu'elle appelle des
commandements, et ces commandements, venant de Dieu, sont supérieurs
aux les lois de l'Etat... Je le proclame très haut.
L'AGNOSTIQUE - Voilà ce que vous n'auriez jamais dû dire! Il ne
suffit pas de proclamer quelque chose pour que ce soit vrai. Regardons cela
de plus près. Oui, l'Eglise est trop adroite pour qu'on puisse vraiment
parler de guerre. Mon cher Lucien, avez-vous encore sur vous le petit exposé
que vous m'avez fait lire tout l'heure sur la condition du chrétien?
LE SOCIOLOGUE - Oui, bien sûr!
L'AGNOSTIQUE - Ecoutez! Voici comment dans un monde idéalement catholicisé
se passeraient les choses, ou plutôt comment elles se sont réellement
passées pour un grand nombre de nos ancêtres, tellement qu'encore
au siècle dernier on en trouvait l'empreinte profonde.
LE DEVOT - Expliquez-nous cela... J'en suis curieux.
4
LE SOCIOLOGUE - C'est une description de l'état où l'Eglise a
dans le passé réduit la société des fidèles.
Donc... (il lit): "Un enfant nait! Vite il faut le baptiser, dans l'église
du village où sonnent les cloches bénies par l'évêque.
On lui donne un nom qui est le plus souvent le nom d'un saint du calendrier...
Voilà cet enfant devenu un nouveau paroissien, avec son parrain et sa
marraine. S'il lui arrive de mourir avant d'avoir été baptisé,
son âme est dite avoir été relégué aux Limbes,
dans lesquelles elle souffrira de l'éternelle privation de Dieu. Quelle
angoisse pour les parents, cet innocent! A moins que... On supplie la vierge
Marie qui, à défaut de le ressusciter totalement, lui inspirera
un petit sursaut, une sorte de hoquet qu'on prendra comme un signe... Il est
encre un peu vivant: tout juste le temps de le baptiser quand même en
vitesse! Avec un peu de chance, Dieu s'en contentera..."
LE DEVOT – Cela est tout à fait gentil et ne fait de mal à
personne.
LE SOCIOLOGUE - Attendez un peu, cela devient plus méchant... "Si,
sur la fin de sa vie, notre enfant, devenu homme... ou femme, se sent gravement
malade, le médecin, sous peine d'être parfois déchu, doit
avertir le curé de la paroisse. On le confesse... Confession générale,
tous les péchés de sa pauvre vie! On lui fait toucher les reliques
de quelque saint, on lui porte la communion, on lui donne l'extrême onction.
Il ne sait pas bien, malgré toutes les absolutions, s'il ira au ciel
ou en enfer, où brûle encore un feu éternel. Quelle angoisse,
ajoutée à la douleur de la mort! Il meurt donc, on le ramène
à l'église, les cloches sonnent, une messe spéciale est
dite, et parfois plusieurs, les jours suivants. Un éloge funèbre
permet de donner un petit coup de neuf à la foi des assistants. Les funérailles
chrétiennes! Nul ne peut se dérober, à moins qu'il n'ait
été excommunié, et l'on excommunie parfois simplement pour
quelque dette qu'on a laissée derrière soi. S'il a vraiment été
excommunié, ou si par hasard il s'est suicidé, ou s'il a été
exécuté par la main du bourreau, on jette son cadavre aux ordures...
LE DEVOT – Oui cela est plus dur, j'en conviens...
LE SOCIOLOGUE - Dans l'intervalle, il a vécu et mangé chaque jour
un repas qu'il a demandé à Dieu de bénir, coupant un pain
sur lequel il a esquissé un signe de croix. Quand il a fini de manger,
il rend grâces à Dieu pour ses bontés, même s'il a
encore le ventre creux. De par le commandement de l'Eglise, selon le jour, il
a mangé gras ou maigre, de la viande ou du poisson... Naturellement,
il n'a oublié ni sa prière du matin, ni celle du soir. Au carême,
il jeûne. S'il y a mangé du lard, il peut être cité
devant le tribunal civil qui le condamne à l'amende ou au pilori. De
toute façon il avait reçu longuement l'enseignement de l'Eglise,
à l'école pour commencer, et ensuite le dimanche, où la
messe, obligatoire, ne va pas sans un pesant sermon. Se confesser aussi régulièrement,
il le fallait et, au moins le dimanche de Pâques, communier sous peine
d'aller en enfer. Et garnir aussi sans grogner le plateau du sacristain!
LE DEVOT – Continuez, continuez... Cela est passé de mode depuis
longtemps!
LE SOCIOLOGUE - Probablement notre homme s'était-il aussi marié.
Le prêtre avait préalablement reçu la confession des futurs
époux et présidé ensuite à la cérémonie.
S'il était tombé malade, il avait appelé la faculté
à l'aide, mais il savait qu'en réalité, c'est Dieu qui
guérit. Pourrait-t-on d'un simple clic, faire que Dieu devienne bon...
je veux dire meilleur? On l'implore tout de même... Une épidémie,
c'est aussi Dieu qui l'a voulue: vite, des processions, des offrandes, des pèlerinages.
La même chose à la campagne s'il pleut trop ou s'il ne pleut pas
du tout. Les sanctuaires de certains pèlerinages sont bien lointains,
cependant ce sont ceux-ci qui sont réputés le plus miraculeusement
efficaces... Jérusalem est au-dessus de tous les autres, mais il faut
au chrétien, pour y aller s'agenouiller, disposer de plusieurs années
de son existence, sans être sûr d'en revenir vraiment. De toute
façon il avait probablement consacré sa vie à la Vierge
et célébré les fêtes chrétiennes qui jalonnent
l'année, Noël, Pâques, l'Ascension et tant d'autres, qui sont,
comme le dimanche, fêtes chômées, et où l'on communie
mais où l'on ne peut même pas rentrer une récolte que menace
l'orage...
LE DEVOT – Certaines religions sont bien plus pesantes! C'est tout?
L'AGNOSTIQUE – Il y aurait tant d'autres choses! Une multitude de détails!
Mais il en a été assez dit pour vous faire entrevoir l'extrême
violence qu'exerçait l'Eglise aux temps où elle régnait,
et qu'elle régnait même sur les rois, les engluant dans ses pratiques
et faisant de tous les peuples, et des rois eux-mêmes, oserai-je le dire,
des esclaves. Et ces temps ne sont pas si lointains... Certains, comme cela
a été dit, s'en souviennent parfaitement et vivent encore encombrés
de ces obligations. Et nous qui ouvrons en 1905 le siècle nouveau, c'est
à peine si nous avons réussi à nous en dégager.
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LE DEVOT - Je pourrais, si je le voulais, retourner tous vos arguments, comme
une peau de lapin que l'on met à sécher. Mais mon opinion est
qu'il y a, oui, des choses que nous ne savions pas et qui ne vont pas, mais,
pourvu qu'elle consente à certains aménagements, je volerais volontiers
au secours de l'Eglise. Il faut quand même que la présence de Dieu
marque le monde.
L'AGNOSTIQUE - D’où vient cet "il faut" que vous nous
lancez à la figure? Quand on n'a pas d'argument solide à avancer,
on dit: "il faut". Venez, venez, il pleut des vérités
premières dans le jardin, sortons et ouvrons nos tabliers... Que la présence
de Dieu marque le monde. Mon Dieu, moi, qui suis donc agnostique, je ne veux
plus marcher comme cela. Si je n'avais peur d'être insolent, je dirai
même: de quoi se mêle ce Dieu dont on nous empêche même
de discuter l'existence?
LE SOCIOLOGUE - Si vous me permettez, monsieur... en tant que neutre, j'ai une
sorte de respect pour votre idée de Dieu, mais par-dessus tout je m'en
méfie. Si c'est vraiment lui qui a fait le monde, à voir comment
il fonctionne, je ne lui confierais pas ma vie future. Et j'avoue que malgré
tout le respect que j'ai aussi pour les évangiles, je préfèrerais
que leur Jésus soit simplement un homme parlant à des hommes.
Il serait plus "vraisemblable". Plutôt qu'un Dieu!
LE DEVOT - Mais c'est précisément ce qu'il est, un Homme!
LE SOCIOLOGUE - Oui, mais inspiré par Dieu, au point, dit-on, de l'être
lui-même...
LE DEVOT - C'est un des mystères de notre religion.
L'AGNOSTIQUE - Oui, je sais... "Le Mystère, le Miracle et l'Autorité!"
les trois piliers de vos croyances. De toute façon, dans ce qui nous
a été décrit comme les pratiques d'une vie chrétienne,
je trouve qu'il y a en réalité peu de choses qui découlent
de l'Evangile.
LE SOCIOLOGUE - Vous ne le savez peut-être pas, mais telle était
exactement la position de Luther qui refusait que son salut, sa vie éternelle
(il y croyait pourtant!) dépende d'un morceau de lard mangé ou
non en Carême ou d'un psaume pieusement récité chaque jour
de sa vie de moine.
L'AGNOSTIQUE - Je ne pensais pas avoir si bien touché si juste!
LE DEVOT - Ne nous dites pas que c'est le Saint-Esprit qui vous a inspiré,
je ne le croirais pas! Luther n'est pas un modèle...
L'AGNOSTIQUE - Je vais jeter un autre pavé dans la marre: et si ces commandements
de l'Eglise, dont certains ne me paraissent pas absolument nécessaires
au bon fonctionnement de la société, si ces commandements n'étaient
en fin de compte que des sortes de brimades permettant aux prêtres de
faire sentir leur pouvoir, Peuples, peuples, agenouillez-vous? Les humilier...
LE DEVOT – La preuve de la religion serait qu'elle nous a mis à
genoux?
LE SOCIOLOGUE – N'est-il pas vrai, je parle en observateur objectif, que
beaucoup des pratiques qu'elle ordonne n'ont absolument rien à voir ni
avec la Gloire de ce Dieu, qui est censé les cautionner, ni avec la justice
et la bonté qui devraient seules régler la vie de l'homme. Alors,
oui, un abus de pouvoir?
LE DEVOT - Devant tant de mauvaise foi, je ne sais plus que dire... Donc, vous
ne voudriez que des lois faites par l'homme pour l'homme... Mais, malheureux!
Rien alors ne garantirait leur stabilité au fil des siècles?
L'AGNOSTIQUE - Evidemment. Mais il n'y a que Kant qui puisse encore rêver
de trouver quelque part la loi universelle de notre action. Les hommes d'aujourd'hui
ne vivent pas dans le même monde que ceux d'autrefois. Il leur faut d'autres
règles.
LE DEVOT - Il y a quand même des Vérités éternelles...
L'AGNOSTIQUE - Dans un monde qui est si changeant? Par exemple, le "croissez
et multipliez-vous" du Iahvé du Sinaï n'a plus de sens dans
une planète en voie de surpeuplement. Non, il n'y a plus de vérités
éternelles.
LE SOCIOLOGUE - D'ailleurs, toujours en tant qu'observateur attentif des choses
de l'homme, je pense que le principal coupable de ce surpeuplement de la planète,
qui la met en grand danger, ce sont précisément les commandements
de Dieu qui, de vivifiants, sont devenus mortifères.
LE DEVOT - Vous allez trop loin, c'est ridicule et désobligeant. Accusez
Pasteur et ses vaccins, n'accusez pas Dieu.
L'AGNOSTIQUE – Dieu a eu tort de se reposer après avoir créé
le monde: chaque jour il y a un nouveau jour à recréer! Et pour
dire toute ma pensée, j'aimerais surtout que nous ne vivions pas dans
des sociétés tiraillées par des contradictions insupportables,
où les chrétiens imposent à tous des lois qui n'ont été
faites que pour eux-mêmes, et que par exemple, s'ils veulent s'interdire
le divorce ou le suicide, qu'ils ne cherchent pas à l'interdire à
toute la nation.
LE DEVOT - Mais c'est impensable. Le bien est le bien et le mal est le mal!
L'AGNOSTIQUE - Est-ce votre conclusion? Définitive?
LE SOCIOLOGUE – Je vous arrête, le bien et le mal! Faux problème,
nous n'en sortirions pas. Avant de vous quitter, je vous propose une motion
d'apaisement et souhaite... non que l'Eglise disparaisse, mais que pour le moment
elle soit contenue et se cantonne aux choses de son Dieu, dans lesquelles elle
devrait exceller. Aussi floues soient-elles! Et pour qu'elle soit plus libre
de le faire, que L'Etat ne se mêle plus des choses de l'Eglise. Sauf pour
l'Etat à censurer ce qui, venant de l'Eglise, troublerait l'ordre public.
Et que l'Eglise ne se mêle plus des choses de l'Etat! Et par conséquent,
qu'elle laisse ceux qui ne sont pas croyants jouir de toutes les libertés
qu'elle juge bon de refuser aux croyants. A elle aussi de respecter la liberté
des autres. Quant à l'avenir, lorsque nous en serons arrivés à
un nouvel âge de l'Evolution – je parle en tant qu'historien ...
du futur – je parle et j'imagine aussi, lorsque donc que nous serons devenus
des hommes vraiment nouveaux, peut-être nous apercevrons-nous que nous
n'avons plus tellement besoin de religion et que, comme l'ont dit certains hérétiques
qui voyaient loin – je pense à Pélage - , nous sommes, nous,
hommes libres, les seuls responsables et les seuls juges de nos actions... A
nous-même notre lumière! Je crois que j'en ai assez dit. (il sort)
LE DEVOT – J'entends votre ami, n'est-il pas tant soit peu... subversif?
Tout à fait subversif, même! Ou peut-être simplement....
L'AGNOSTIQUE – N'y prenez par garde. Il faut bien rêver quelquefois.
Il n'est pas le premier, il ne sera pas de dernier. Cela n'empêche pas
le monde de tourner. Et n'y a-t-il pas dans chaque rêve quelque pressentiment
de la réalité? A vous revoir, monsieur...
RAPPEL HISTORIQUE
On raconte que Charlemagne, qui savait probablement lire mais dont on n'est
pas sûr qu'il savait écrire, prenait plaisir à visiter les
écoles et à en récompenser les bons élèves.
Il avait compris qu'il lui fallait, pour administrer son vaste empire, des serviteurs
qui, eux, sachent lire et écrire. Comme les clercs, c'est à dire
les gens d'Eglise, étaient de par leur fonction plus instruits que les
laïques, il leur revint naturellement la charge d'instruire la jeunesse
et les écoles furent alors placées sous la responsabilité
des évêques ou des ordres religieux. Cela ne posa alors de problèmes
à personne car le savoir, la politique et la religion étaient
considérés comme très proches....
Cela dura tant bien que mal jusqu'à la Révolution, à travers
laquelle on découvrit progressivement que cette confusion faisait peser
sur la société des contraintes dont elle n'avait pas besoin. Les
citoyens de la nation n'étaient plus obligés d'être catholiques
et l'Etat voulait pourvoir édicter des lois qui leur conviennent sans
avoir à tenir compte des recommandations ou des interdictions de l'Eglise.
Pendant un bon siècle, cette situation mal vécue perdura, mais
dans les années 1870-1880, à la suite de la guerre de 70, de la
poussée socialiste qui accompagnait la montée de l'industrialisation,
de l'enthousiasme croissant pour la science et de l'ouverture progressive de
la nation sur le monde, une remise en cause profonde s'imposa... Sans compter
que l'attitude tranchante et rétrograde de l'Eglise elle-même,
qui venait de proclamer l'infaillibilité pontificale et de définir
les vérités à croire (Syllabus) – pour ne rien dire
de l'Assomption de la vierge Marie! – ne pouvait que contribuer à
remettre en cause l'ordre établi.
La crise éclata en 1905 lorsque, après toutes les mesures décrites
dans la pièce ci-dessus, l'Etat voulut faire l' "Inventaire"
des biens dont il venait de se déclarer propriétaire. Il y eut
des affrontements violents, en particulier dans les régions traditionnalistes
(Bretagne, Massif central, Vendée) au cours desquels il y eut un mort
et quelques blessés. Le décompte des ornements d'église
et l'ouverture des tabernacles avaient achevé d'indigner des populations.
Paradoxalement, ce fut Clemenceau, anticlérical notoire, qui réussit
à mettre fin à l'opération et à calmer les esprits.
De toute façon, l'Eglise était dépossédée
de ses biens, mais en gardait la jouissance. L'Etat n'avait peut-être
pas prévu que les dépenses d'entretien de ses nouvelles possessions
serait une lourde charge et ouvrirait toute une série de contentieux...