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LA SEPARATION DES EGLISES ET DE L'ETAT
(1905)
Par Michel Fustier
(toutes les pièces de M.F. sur: http://theatre.enfant.free.fr )
(Note: la description de la "vie chrétienne" été largement empruntée à Lucien Fèbvre:
Le problème de l'incroyance au 16èmè siècle)

PERSONNAGES : Le dévot, l'agnostique, le sociologue

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LE DEVOT - Mon pauvre monsieur, quelle histoire, mais quelle histoire...! Vous avez lu les journaux, ce matin?
L'AGNOSTIQUE - Non, pas encore...
LE DEVOT - Nous sommes, ce dixième jour d'octobre 1905, à la veille d'une décision terrifiante: peut-être nous forcera-t-on à consentir à la séparation de l'Eglise et de l'Etat?
L'AGNOSTIQUE - Certes... Mais... Oui, le problème se pose.
LE DEVOT - Moi, permettez-moi de le dire, je suis catholique, monsieur, catholique et Français... La France de Clovis, d'Henri IV, de Louis XIV... et même de Napoléon, a toujours été, profondément chrétienne et tout à fait catholique. Etant ce que je suis, je sais ce que je dis. La France a même mérité au cours des âges d'être appelée la Fille ainée de l'Eglise. Et, malgré des épisodes que j'ai peine à évoquer, comme le malencontreux Edit de Nantes, qui mourut de sa naturelle mort, ou la fameuse Révolution française, dont, à mon avis, on fait beaucoup trop de cas, les liens entre Paris et le Vatican ont été... "globalement", comme on dit, excellents. Cependant, depuis le concordat de 1801, signé par le pape et l'empereur Napoléon, - pour ne pas remonter plus haut - il nous apparaît que la situation se dégrade...
L'AGNOSTIQUE - Oui, le combat me paraît plus qu'engagé... Et nos hommes politiques s'en donnent à cœur joie.
LE DEVOT - Je crains particulièrement ces Jules Ferry, Waldeck-Rousseau... Ferdinand Buisson aussi! Heureusement que le petit père Combes a été éliminé.
L'AGNOSTIQUE - Aristide Briand nous sortira peut-être du bourbier... peut-être! Mais permettez-moi de vous présenter mon ami Lucien, un élève de Durkheim, un savant qui s'occupe de sociologie, selon le mot que l'on commence à employer pour désigner les études faites sur le fonctionnement des sociétés.
LE DEVOT - Ah! Excusez-moi, je ne vous avais pas vu. Durkheim, un dreyfusard alors! Enchanté, quand même!
LE SOCIOLOGUE - N'ayez pas peur, je ne mords pas!

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LE DEVOT - Je disais donc que la situation se dégrade... Rien que depuis le siècle dernier, vous ne vous en êtes peut-être pas aperçu, mais subrepticement, par exemple, l'Aumônerie des Armées, qui permettait d'entretenir la foi au sein de nos troupes et de leur faire donner l'absolution à la veille de combats de plus en plus meurtriers... cette Aumônerie a été supprimée en 1880!
L'AGNOSTIQUE - Ces aumôniers, en leur parlant de l'enfer et de leurs péchés, ne faisaient que démoraliser nos soldats! Ne trouvez-vous pas?
LE DEVOT - Au contraire, ils les mettaient en paix avec eux-mêmes et les rendait leur courage: ils allaient mourir propres! Le sens du sacrifice...
LE SOCIOLOGUE - Rien n'est mieux dit... Sacrifiés mais propres!
LE DEVOT - Riez, mais riez donc! Et peu de temps après, toujours en 1880 – année maudite! – le repos dominical... le repos du Seigneur! ...était remplacé par le repos "hebdomadaire"... L'Etat permettait donc que l'on travaille le dimanche. On pouvait "faire dimanche" n'importe quel jour de la semaine... Péchant ainsi contre le commandement formel de l'Eglise! Et l'on avait dans le même temps allégé les honneurs militaires publics rendus au passage du Saint-Sacrement... Tout de même! Je suis large d'esprit, mais... Quant à la Messe du Saint-Esprit et aux prières collectives qui devaient obligatoirement être faites à la rentrée de la Chambre des députés, elles avaient été supprimées! Comme si l'on n'avait plus besoin du Saint-Esprit! On voit bien ce que ça donne! Même chose pour la rentrée des Tribunaux!
L'AGNOSTIQUE - C'était normal, il y avait de plus en plus de magistrats ou de députés qui ne croyaient plus en Dieu! Alors... Et la plupart des accusés pas davantage!
LE DEVOT - Hélas, des athées...
L'AGNOSTIQUE - Ou des agnostiques, ou des libres penseurs...
LE DEVOT - C'est bien ce que je vous disais! Ils se valent tous, sous quelque nom qu'ils se cachent!
LE SOCIOLOGUE - La messe du Saint-Esprit, ce n'est pourtant qu'une petite chose...
LE DEVOT - Mais qui montre que l'Etat avait entrepris de grignoter l'Eglise. Mieux encore, en 1884 on autorise le divorce, interdit par l'Eglise! Et la cérémonie des funérailles cesse d'être exclusivement religieuse et ne dépend plus que de la volonté du défunt ou de sa famille! Comme si les gens pouvaient savoir ce qu'ils veulent.
L'AGNOSTIQUE - C'était assez mal venu, avouez-le: on promettait le ciel à des gens qui n'y croyaient pas, et qui ne croyaient pas davantage à l'enfer ou au purgatoire!
LE DEVOT - Beaucoup y croient encore!
L'AGNOSTIQUE - En êtes-vous certain?
LE DEVOT – Naturellement! Quant aux incroyants, pensez à leur surprise quand, à la porte de l'enfer, ils découvrent tout à coup qu'il y a bien un enfer. L'Eglise est infaillible, l'enfer existe! Et ceci, mesquin: les curés sac au dos! Et on oblige les séminaristes à faire le service militaire... Et on enlève à l'Eglise la gestion des hospices, des hôpitaux civils et militaires, de l'Assistance publique, on interdit la présence des crucifix dans les écoles et les prétoires...
L'AGNOSTIQUE - Vous allez bientôt invoquer la théorie de complot...
LE DEVOT - Il est évident qu'il y en a un.
LE SOCIOLOGUE - En tant que sociologue, je vous observe avec une extrême attention...
LE DEVOT - Observez, observez... C'est facile d'être un spectateur! Et je n'ai pas parlé de la laïcisation des écoles ni de l'expulsion des religieux... Là, ça n'est plus une vexation, mais un immense scandale et une perte incalculable pour la nation... Ils étaient de tels pédagogues! Ces longues files d'excellents citoyens qui s'en vont en Angleterre, en Belgique, en Italie, en Russie même... porter là-bas leur savoir et leur dévouement, y fonder des collèges! Car ils partent vraiment...
LE SOCIOLOGUE - Cela me fait penser à l'exil des protestants. En 1685.
LE DEVOT - Après l'Edit de Nantes... Mais non, rien à voir. Les protestants n'étaient que des protestants! Ne mêlez pas les torchons et les serviettes
L'AGNOSTIQUE - Mais ne trouvez-vous pas qu'il était intolérable que l'éducation de nos enfants ait pu être prioritairement confiée à des prêtres qui, sous les ordres d'un souverain étranger, je veux dire le pape, leur apprenaient à haïr la République. Le ver dans le fruit! On les chasse... N'était-ce pas là... oserai-je le dire? une sorte de "légitime défense".
LE DEVOT - Ne plaisantons pas! Et maintenant, ils veulent aussi s'attribuer la possession des biens de l'Eglise, les monastères, les églises, les bibliothèques, les institutions d'enseignement... C'est là que nous en sommes. Une spoliation! Ce serait le point final! Le christianisme serait définitivement... oui, j'emploie un mot fort, "éradiqué", comme s'il s'agissait de mauvaise herbe ou d'une épidémie de choléra...
L'AGNOSTIQUE - Eradiqué? Homme de peu de foi! Il vous resterait tout de même les curés et leurs paroisses. C'est votre structure principale! Personne n'y touche! Et toute la hiérarchie des évêques... De quoi vous plaigniez-vous? Ils sont bien présents, ils gouvernent leurs diocèses, ils sont libres de leur mouvements, ils peuvent parler, ils ne s'en privent pas. Et tous les citoyens restent libres de croire.
LE DEVOT - Mais vous-même, pour être si catégorique, quels sont vos arguments, quelles sont les raisons qui font que l'Etat désire rompre avec l'Eglise. Je ne comprends pas! Certes l'Eglise n'est pas parfaite, mais comment justifiez-vous cette attaque en règle?

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((L'AGNOSTIQUE - Puisque vous m'y invitez, je citerais volontiers les fortes paroles du député Jules Roche en 1882... Même si elles reprennent ce qui vient d'être dit, elles ouvrent tout grand le portail de nos revendications... "L'église est un Etat dans l'Etat, c’est-à-dire une vaste société, dirigée par un pouvoir public structuré et organisé, avec ses fonctionnaires d'une obéissance et d'un dévouement sans borne, fanatisés quelquefois, disposant d'un budget aux innombrables ressources, soutenues par un trésor longuement accumulé et au sommet de quoi se trouve un chef tout-puissant qui règne par-dessus les frontières. Défendant ce qui est permis, permettant ce qui est défendu..."))
LE DEVOT - Vous parlez comme si nous vous avions déclaré la guerre. Nous ne l'avons pas fait!
L'AGNOSTIQUE - Il eut été plus honnête de l'avoir fait! Mais il est vrai qu'il ne s'agit moins de guerre que de subversion... Une guerre hypocrite, qui se fait mais ne se déclare pas.
LE DEVOT - Allons, allons, cher ami...
L'AGNOSTIQUE - Me laisserez-vous m'expliquer?
LE DEVOT - Mais nous n'en demandons pas davantage.
L'AGNOSTIQUE - L'Eglise est comme l'eau. L'autorise-t-on dans quelque lac ou dans quelque réservoir... elle en profite, se glissant inlassablement dans toutes les fissures qu'elle peut trouver pour envahir ensuite le territoire.
LE DEVOT - Bonum diffusivum sui...! L'Eglise a des lois, qu'elle appelle des commandements, et ces commandements, venant de Dieu, sont supérieurs aux les lois de l'Etat... Je le proclame très haut.
L'AGNOSTIQUE - Voilà ce que vous n'auriez jamais dû dire! Il ne suffit pas de proclamer quelque chose pour que ce soit vrai. Regardons cela de plus près. Oui, l'Eglise est trop adroite pour qu'on puisse vraiment parler de guerre. Mon cher Lucien, avez-vous encore sur vous le petit exposé que vous m'avez fait lire tout l'heure sur la condition du chrétien?
LE SOCIOLOGUE - Oui, bien sûr!
L'AGNOSTIQUE - Ecoutez! Voici comment dans un monde idéalement catholicisé se passeraient les choses, ou plutôt comment elles se sont réellement passées pour un grand nombre de nos ancêtres, tellement qu'encore au siècle dernier on en trouvait l'empreinte profonde.
LE DEVOT - Expliquez-nous cela... J'en suis curieux.

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LE SOCIOLOGUE - C'est une description de l'état où l'Eglise a dans le passé réduit la société des fidèles. Donc... (il lit): "Un enfant nait! Vite il faut le baptiser, dans l'église du village où sonnent les cloches bénies par l'évêque. On lui donne un nom qui est le plus souvent le nom d'un saint du calendrier... Voilà cet enfant devenu un nouveau paroissien, avec son parrain et sa marraine. S'il lui arrive de mourir avant d'avoir été baptisé, son âme est dite avoir été relégué aux Limbes, dans lesquelles elle souffrira de l'éternelle privation de Dieu. Quelle angoisse pour les parents, cet innocent! A moins que... On supplie la vierge Marie qui, à défaut de le ressusciter totalement, lui inspirera un petit sursaut, une sorte de hoquet qu'on prendra comme un signe... Il est encre un peu vivant: tout juste le temps de le baptiser quand même en vitesse! Avec un peu de chance, Dieu s'en contentera..."
LE DEVOT – Cela est tout à fait gentil et ne fait de mal à personne.
LE SOCIOLOGUE - Attendez un peu, cela devient plus méchant... "Si, sur la fin de sa vie, notre enfant, devenu homme... ou femme, se sent gravement malade, le médecin, sous peine d'être parfois déchu, doit avertir le curé de la paroisse. On le confesse... Confession générale, tous les péchés de sa pauvre vie! On lui fait toucher les reliques de quelque saint, on lui porte la communion, on lui donne l'extrême onction. Il ne sait pas bien, malgré toutes les absolutions, s'il ira au ciel ou en enfer, où brûle encore un feu éternel. Quelle angoisse, ajoutée à la douleur de la mort! Il meurt donc, on le ramène à l'église, les cloches sonnent, une messe spéciale est dite, et parfois plusieurs, les jours suivants. Un éloge funèbre permet de donner un petit coup de neuf à la foi des assistants. Les funérailles chrétiennes! Nul ne peut se dérober, à moins qu'il n'ait été excommunié, et l'on excommunie parfois simplement pour quelque dette qu'on a laissée derrière soi. S'il a vraiment été excommunié, ou si par hasard il s'est suicidé, ou s'il a été exécuté par la main du bourreau, on jette son cadavre aux ordures...
LE DEVOT – Oui cela est plus dur, j'en conviens...
LE SOCIOLOGUE - Dans l'intervalle, il a vécu et mangé chaque jour un repas qu'il a demandé à Dieu de bénir, coupant un pain sur lequel il a esquissé un signe de croix. Quand il a fini de manger, il rend grâces à Dieu pour ses bontés, même s'il a encore le ventre creux. De par le commandement de l'Eglise, selon le jour, il a mangé gras ou maigre, de la viande ou du poisson... Naturellement, il n'a oublié ni sa prière du matin, ni celle du soir. Au carême, il jeûne. S'il y a mangé du lard, il peut être cité devant le tribunal civil qui le condamne à l'amende ou au pilori. De toute façon il avait reçu longuement l'enseignement de l'Eglise, à l'école pour commencer, et ensuite le dimanche, où la messe, obligatoire, ne va pas sans un pesant sermon. Se confesser aussi régulièrement, il le fallait et, au moins le dimanche de Pâques, communier sous peine d'aller en enfer. Et garnir aussi sans grogner le plateau du sacristain!
LE DEVOT – Continuez, continuez... Cela est passé de mode depuis longtemps!
LE SOCIOLOGUE - Probablement notre homme s'était-il aussi marié. Le prêtre avait préalablement reçu la confession des futurs époux et présidé ensuite à la cérémonie. S'il était tombé malade, il avait appelé la faculté à l'aide, mais il savait qu'en réalité, c'est Dieu qui guérit. Pourrait-t-on d'un simple clic, faire que Dieu devienne bon... je veux dire meilleur? On l'implore tout de même... Une épidémie, c'est aussi Dieu qui l'a voulue: vite, des processions, des offrandes, des pèlerinages. La même chose à la campagne s'il pleut trop ou s'il ne pleut pas du tout. Les sanctuaires de certains pèlerinages sont bien lointains, cependant ce sont ceux-ci qui sont réputés le plus miraculeusement efficaces... Jérusalem est au-dessus de tous les autres, mais il faut au chrétien, pour y aller s'agenouiller, disposer de plusieurs années de son existence, sans être sûr d'en revenir vraiment. De toute façon il avait probablement consacré sa vie à la Vierge et célébré les fêtes chrétiennes qui jalonnent l'année, Noël, Pâques, l'Ascension et tant d'autres, qui sont, comme le dimanche, fêtes chômées, et où l'on communie mais où l'on ne peut même pas rentrer une récolte que menace l'orage...
LE DEVOT – Certaines religions sont bien plus pesantes! C'est tout?
L'AGNOSTIQUE – Il y aurait tant d'autres choses! Une multitude de détails! Mais il en a été assez dit pour vous faire entrevoir l'extrême violence qu'exerçait l'Eglise aux temps où elle régnait, et qu'elle régnait même sur les rois, les engluant dans ses pratiques et faisant de tous les peuples, et des rois eux-mêmes, oserai-je le dire, des esclaves. Et ces temps ne sont pas si lointains... Certains, comme cela a été dit, s'en souviennent parfaitement et vivent encore encombrés de ces obligations. Et nous qui ouvrons en 1905 le siècle nouveau, c'est à peine si nous avons réussi à nous en dégager.

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LE DEVOT - Je pourrais, si je le voulais, retourner tous vos arguments, comme une peau de lapin que l'on met à sécher. Mais mon opinion est qu'il y a, oui, des choses que nous ne savions pas et qui ne vont pas, mais, pourvu qu'elle consente à certains aménagements, je volerais volontiers au secours de l'Eglise. Il faut quand même que la présence de Dieu marque le monde.
L'AGNOSTIQUE - D’où vient cet "il faut" que vous nous lancez à la figure? Quand on n'a pas d'argument solide à avancer, on dit: "il faut". Venez, venez, il pleut des vérités premières dans le jardin, sortons et ouvrons nos tabliers... Que la présence de Dieu marque le monde. Mon Dieu, moi, qui suis donc agnostique, je ne veux plus marcher comme cela. Si je n'avais peur d'être insolent, je dirai même: de quoi se mêle ce Dieu dont on nous empêche même de discuter l'existence?
LE SOCIOLOGUE - Si vous me permettez, monsieur... en tant que neutre, j'ai une sorte de respect pour votre idée de Dieu, mais par-dessus tout je m'en méfie. Si c'est vraiment lui qui a fait le monde, à voir comment il fonctionne, je ne lui confierais pas ma vie future. Et j'avoue que malgré tout le respect que j'ai aussi pour les évangiles, je préfèrerais que leur Jésus soit simplement un homme parlant à des hommes. Il serait plus "vraisemblable". Plutôt qu'un Dieu!
LE DEVOT - Mais c'est précisément ce qu'il est, un Homme!
LE SOCIOLOGUE - Oui, mais inspiré par Dieu, au point, dit-on, de l'être lui-même...
LE DEVOT - C'est un des mystères de notre religion.
L'AGNOSTIQUE - Oui, je sais... "Le Mystère, le Miracle et l'Autorité!" les trois piliers de vos croyances. De toute façon, dans ce qui nous a été décrit comme les pratiques d'une vie chrétienne, je trouve qu'il y a en réalité peu de choses qui découlent de l'Evangile.
LE SOCIOLOGUE - Vous ne le savez peut-être pas, mais telle était exactement la position de Luther qui refusait que son salut, sa vie éternelle (il y croyait pourtant!) dépende d'un morceau de lard mangé ou non en Carême ou d'un psaume pieusement récité chaque jour de sa vie de moine.
L'AGNOSTIQUE - Je ne pensais pas avoir si bien touché si juste!
LE DEVOT - Ne nous dites pas que c'est le Saint-Esprit qui vous a inspiré, je ne le croirais pas! Luther n'est pas un modèle...
L'AGNOSTIQUE - Je vais jeter un autre pavé dans la marre: et si ces commandements de l'Eglise, dont certains ne me paraissent pas absolument nécessaires au bon fonctionnement de la société, si ces commandements n'étaient en fin de compte que des sortes de brimades permettant aux prêtres de faire sentir leur pouvoir, Peuples, peuples, agenouillez-vous? Les humilier...
LE DEVOT – La preuve de la religion serait qu'elle nous a mis à genoux?
LE SOCIOLOGUE – N'est-il pas vrai, je parle en observateur objectif, que beaucoup des pratiques qu'elle ordonne n'ont absolument rien à voir ni avec la Gloire de ce Dieu, qui est censé les cautionner, ni avec la justice et la bonté qui devraient seules régler la vie de l'homme. Alors, oui, un abus de pouvoir?
LE DEVOT - Devant tant de mauvaise foi, je ne sais plus que dire... Donc, vous ne voudriez que des lois faites par l'homme pour l'homme... Mais, malheureux! Rien alors ne garantirait leur stabilité au fil des siècles?
L'AGNOSTIQUE - Evidemment. Mais il n'y a que Kant qui puisse encore rêver de trouver quelque part la loi universelle de notre action. Les hommes d'aujourd'hui ne vivent pas dans le même monde que ceux d'autrefois. Il leur faut d'autres règles.
LE DEVOT - Il y a quand même des Vérités éternelles...
L'AGNOSTIQUE - Dans un monde qui est si changeant? Par exemple, le "croissez et multipliez-vous" du Iahvé du Sinaï n'a plus de sens dans une planète en voie de surpeuplement. Non, il n'y a plus de vérités éternelles.
LE SOCIOLOGUE - D'ailleurs, toujours en tant qu'observateur attentif des choses de l'homme, je pense que le principal coupable de ce surpeuplement de la planète, qui la met en grand danger, ce sont précisément les commandements de Dieu qui, de vivifiants, sont devenus mortifères.
LE DEVOT - Vous allez trop loin, c'est ridicule et désobligeant. Accusez Pasteur et ses vaccins, n'accusez pas Dieu.
L'AGNOSTIQUE – Dieu a eu tort de se reposer après avoir créé le monde: chaque jour il y a un nouveau jour à recréer! Et pour dire toute ma pensée, j'aimerais surtout que nous ne vivions pas dans des sociétés tiraillées par des contradictions insupportables, où les chrétiens imposent à tous des lois qui n'ont été faites que pour eux-mêmes, et que par exemple, s'ils veulent s'interdire le divorce ou le suicide, qu'ils ne cherchent pas à l'interdire à toute la nation.
LE DEVOT - Mais c'est impensable. Le bien est le bien et le mal est le mal!
L'AGNOSTIQUE - Est-ce votre conclusion? Définitive?
LE SOCIOLOGUE – Je vous arrête, le bien et le mal! Faux problème, nous n'en sortirions pas. Avant de vous quitter, je vous propose une motion d'apaisement et souhaite... non que l'Eglise disparaisse, mais que pour le moment elle soit contenue et se cantonne aux choses de son Dieu, dans lesquelles elle devrait exceller. Aussi floues soient-elles! Et pour qu'elle soit plus libre de le faire, que L'Etat ne se mêle plus des choses de l'Eglise. Sauf pour l'Etat à censurer ce qui, venant de l'Eglise, troublerait l'ordre public. Et que l'Eglise ne se mêle plus des choses de l'Etat! Et par conséquent, qu'elle laisse ceux qui ne sont pas croyants jouir de toutes les libertés qu'elle juge bon de refuser aux croyants. A elle aussi de respecter la liberté des autres. Quant à l'avenir, lorsque nous en serons arrivés à un nouvel âge de l'Evolution – je parle en tant qu'historien ... du futur – je parle et j'imagine aussi, lorsque donc que nous serons devenus des hommes vraiment nouveaux, peut-être nous apercevrons-nous que nous n'avons plus tellement besoin de religion et que, comme l'ont dit certains hérétiques qui voyaient loin – je pense à Pélage - , nous sommes, nous, hommes libres, les seuls responsables et les seuls juges de nos actions... A nous-même notre lumière! Je crois que j'en ai assez dit. (il sort)
LE DEVOT – J'entends votre ami, n'est-il pas tant soit peu... subversif? Tout à fait subversif, même! Ou peut-être simplement....
L'AGNOSTIQUE – N'y prenez par garde. Il faut bien rêver quelquefois. Il n'est pas le premier, il ne sera pas de dernier. Cela n'empêche pas le monde de tourner. Et n'y a-t-il pas dans chaque rêve quelque pressentiment de la réalité? A vous revoir, monsieur...


RAPPEL HISTORIQUE

On raconte que Charlemagne, qui savait probablement lire mais dont on n'est pas sûr qu'il savait écrire, prenait plaisir à visiter les écoles et à en récompenser les bons élèves. Il avait compris qu'il lui fallait, pour administrer son vaste empire, des serviteurs qui, eux, sachent lire et écrire. Comme les clercs, c'est à dire les gens d'Eglise, étaient de par leur fonction plus instruits que les laïques, il leur revint naturellement la charge d'instruire la jeunesse et les écoles furent alors placées sous la responsabilité des évêques ou des ordres religieux. Cela ne posa alors de problèmes à personne car le savoir, la politique et la religion étaient considérés comme très proches....
Cela dura tant bien que mal jusqu'à la Révolution, à travers laquelle on découvrit progressivement que cette confusion faisait peser sur la société des contraintes dont elle n'avait pas besoin. Les citoyens de la nation n'étaient plus obligés d'être catholiques et l'Etat voulait pourvoir édicter des lois qui leur conviennent sans avoir à tenir compte des recommandations ou des interdictions de l'Eglise. Pendant un bon siècle, cette situation mal vécue perdura, mais dans les années 1870-1880, à la suite de la guerre de 70, de la poussée socialiste qui accompagnait la montée de l'industrialisation, de l'enthousiasme croissant pour la science et de l'ouverture progressive de la nation sur le monde, une remise en cause profonde s'imposa... Sans compter que l'attitude tranchante et rétrograde de l'Eglise elle-même, qui venait de proclamer l'infaillibilité pontificale et de définir les vérités à croire (Syllabus) – pour ne rien dire de l'Assomption de la vierge Marie! – ne pouvait que contribuer à remettre en cause l'ordre établi.
La crise éclata en 1905 lorsque, après toutes les mesures décrites dans la pièce ci-dessus, l'Etat voulut faire l' "Inventaire" des biens dont il venait de se déclarer propriétaire. Il y eut des affrontements violents, en particulier dans les régions traditionnalistes (Bretagne, Massif central, Vendée) au cours desquels il y eut un mort et quelques blessés. Le décompte des ornements d'église et l'ouverture des tabernacles avaient achevé d'indigner des populations. Paradoxalement, ce fut Clemenceau, anticlérical notoire, qui réussit à mettre fin à l'opération et à calmer les esprits. De toute façon, l'Eglise était dépossédée de ses biens, mais en gardait la jouissance. L'Etat n'avait peut-être pas prévu que les dépenses d'entretien de ses nouvelles possessions serait une lourde charge et ouvrirait toute une série de contentieux...