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Déposé à la SACD.

MOLIERE ET LOUIS XIV

Michel Fustier
(toutes les pièces de M.F. sur : http://theatre.enfant.free.fr )

L'HISTORIEN DE SERVICE - Molière et Louis XIV se rencontrent par hasard dans le séjour des morts. Ils comparent le résultat de leurs deux vies… Il n'y a pas besoin d'en dire plus pour lancer la pièce. Louis XIV arrive; Molière est déjà là…

LOUIS XIV - Bonjour, Molière. Quel plaisir de vous revoir!
MOLIERE - Sire, vous voilà enfin… Vous vous êtes fait attendre!
LOUIS XIV - J'ai vécu plus longtemps que vous… Où sommes-nous exactement ici?
MOLIERE - Dans le séjour des morts… dans le jardin.
LOUIS XIV - J'aurais dû m'en douter. Est-ce agréable?
MOLIERE - Un peu long parfois, mais confortable. L'ennui, c'est qu'à l'entrée il faut faire son petit bilan
LOUIS XIV - Son petit bilan?
MOLIERE - C'est une sorte de bulletin trimestriel. A ceci près que ce n'est pas seulement pour le dernier trimestre, mais pour toute la vie et qu'il faut le rédiger soi-même.
LOUIS XIV - Ils sont indiscrets, je trouve.
MOLIERE - Ils insistent beaucoup. Moi, j'avais jusqu'ici réussi à y couper mais ils m'ont donné ma feuille en même temps que la vôtre, qu'ils m'ont chargé de vous apporter. Tenez

LOUIS XIV - Savent-ils que j'ai été le plus grand roi du monde?
MOLIERE - Sire, ils ne peuvent pas l'ignorer.
LOUIS XIV - Et que l'on m'appelait précisément Louis le Grand. Que j'ai vécu soixante-dix-sept ans, sur lesquels j'en ai régné soixante-douze.
MOLIERE - Votre mérite, à durer si longtemps, n'en est que plus éclatant.
LOUIS XIV - Que j'ai eu deux femmes et soixante-quinze maîtresses, au moins.
MOLIERE - La renommée vous en prête davantage…
LOUIS XIV - Je n'ai rien à redire à cela. Que j'ai conduit dix guerres… approximativement, que j'ai livré cinquante batailles et que se sont immolés pour moi, sur l'autel de la patrie… largement trois cent mille soldats.
MOLIERE - Vous le disiez vous-même, vous avez été "grand"…!
LOUIS XIV - Que, ce faisant j'ai gagné et perdu plus de provinces qu'aucun souverain de mon temps. A la fin de quoi, tous mes crédits ou débits ayant été passés, il m'en est tout de même resté deux ou trois, je veux dire, de provinces.
MOLIERE - C'est bien le moins…
LOUIS XIV - Que j'ai bâti le plus beau château du monde, et le plus… grand, je ne trouve pas d'autre mot.
MOLIERE - Je vous l'aurais soufflé. Vous voulez dire Versailles?
LOUIS XIV - Naturellement! Dans lequel j'ai réuni la cour la plus brillante qui soit.
MOLIERE - Oui, toute la noblesse française, asservie à vos moindres désirs!
LOUIS XIV - Et duquel j'ai régné sur les lettres françaises: Corneille, Racine, Molière…
MOLIERE - Oui, je sais, Molière, c'est moi.
LOUIS XIV - Pardon, j'oubliais… Oui, bien sûr!
MOLIERE - Moi-même, un petit, tout petit rayon de votre gloire!
LOUIS XIV - Ne soyez pas si modeste… Sans négliger Bossuet, La Fontaine, La Bruyère et tant d'autres…
MOLIERE - S'il vous plaît, n'omettez-vous rien?
LOUIS XIV - Si, pardon… Les meilleurs ministres, Mazarin, Colbert, Louvois…
MOLIERE - Et encore? Allons, allons…
LOUIS XIV - Les meilleurs généraux, Condé, Turenne et Vauban…
MOLIERE – Vauban, qui a couvert la France de ces forteresses que l'on visite encore avec admiration!
LOUIS XIV - Lui-même! Et qu'enfin m'est revenue la gloire de mettre mon petit-fils sur le trône d'Espagne et le mérite d'avoir, en révoquant l'Edit de Nantes, chassé les protestants en dehors de mon royaume.
MOLIERE - Tout cela fera certainement très bon effet sur le jury.

LOUIS XIV - Je l'espère bien. Mais assez parlé de moi. Et vous, Molière, qu'allez-vous dire pour les impressionner?
MOLIERE - Je me sens écrasé: pas d'armée, pas de châteaux, pas de courtisans! Et les protestants…
LOUIS XIV - Je sens ça, vous les auriez plutôt gardés?
MOLIERE - Très probablement. J'avais parmi eux quelques amis.
LOUIS XIV - Voilà! Mais vous n'aviez pas voix au chapitre.
MOLIERE - Pour les protestants, non. D'ailleurs, j'étais déjà mort quand vous les avez chassés… Mais, au contraire, Sire, durant ma vie, ce dont je peux me vanter, c'est d'avoir toujours eu, sur tous les points, voix au chapitre.
LOUIS XIV - Mon Dieu, oui, c'est vrai, vous avez beaucoup parlé… Nous avions chacun nos petits talents. Vous donc, c'étaient les comédies?
MOLIERE – C'étaient effectivement les comédies. Mais savez-vous que si je n'ai pas régné sur vingt-cinq millions de sujets, j'en ai créé une assez grande quantité .
LOUIS XIV - Créé? Que voulez-vous dire?
MOLIERE - Ma foi, oui, les personnages de mes pièces sont en quelque sorte mes créatures. Il y en a bien deux ou trois cents.
LOUIS XIV - Auprès des soldats que j'ai fait tuer, cela est peu.
MOLIERE – D'autant que mes personnages vivent encore et, sans vous offenser, parmi eux certains sont aussi célèbres que vous-même: Tartuffe, Scapin, l'Avare, le Bourgeois gentilhomme, Dom Juan, le Misanthrope… Ils remplissent le monde.
LOUIS XIV - Personnages virtuels. Vous n'y avez pas grand mérite.
MOLIERE - Je vous demande pardon! On les rencontre encore tous les jours et ils ne sont pas réduits à l'état où nous sommes.
LOUIS XIV - Vous autres, comédiens! Vous avez l'habitude de prendre des vessies pour des lanternes.
MOLIERE - Mais non: ils descendent chaque soir dans des milliers de théâtres, incarnés par des milliers d'acteurs. Ils sont même plus vivants que les vivants, on les applaudit, ce sont des familiers…
LOUIS XIV - Passons… Vous avez été enterré très discrètement dans une fosse commune.
MOLIERE - Oui, je n'étais pas en très bons termes avec l'Eglise, mais si l'on mettait but à bout toutes les éditions que l'on a faites de mes pièces, qui ont été traduites dans toutes les langues, je suis sûr qu'il y aurait de quoi faire le tour du monde.
LOUIS XIV - Vous exagérez!
MOLIERE - Ou bien – puisque c'est à vous que je parle! – je parierais volontiers que le volume de tous ces… volumes, ajoutés les uns aux autres, dépasserait dix fois celui de tous vos châteaux empilés sur toutes vos forteresses.
LOUIS XIV - Impudent! Une gloire de papier! Molière, sans plus.
MOLIERE - Sire, ne dites pas de mal du papier. Ce que l'on écrit dessus dure plus longtemps que les éphémères ballets que l'on danse sur les champs de bataille…
LOUIS XIV - Je suis tout de même choqué des comparaisons que vous osez faire!

MOLIERE - Sire, si nous faisions un test… Depuis que nous parlons, le temps s'est écoulé. Nous sommes maintenant au XXIéme siècle. Si nous allions demander aux citoyens du monde s'ils se souviennent de nos noms, entre le vôtre et le mien, je sais que c'est le mien qui l'emporterait.
LOUIS XIV - Vous voilà bien glorieux!
MOLIERE - Et si chaque fois que l'on joue une de mes pièces, je recevais un louis d'or comme droits d'auteur (il salue largement), je serais l'homme le plus riche du monde!
LOUIS XIV - Cela est peut-être vrai, Molière, aussi vrai que je suis mort ruiné. Mais que feriez-vous de votre richesse?
MOLIERE – Je n'aurais pas à chercher longtemps… Entre autres, une donation pour votre fameux château de Versailles, qui est un véritable gouffre à entretenir.
LOUIS XIV - Ah! Ah! …Ah! Ah! … (il rit très fort comme pour cacher son embarras) Vous, Molière, une donation pour le château de Versailles! C'est bien imaginé.
MOLIERE - Cette merveille des merveilles… Finalement c'est presque tout ce qui reste de vous!
LOUIS XIV - (changeant de ton, humblement) Pas seulement, pas seulement… Mais oui, vous avez raison… Versailles! Merci. Vous êtes très généreux. Il en a grand besoin, le pauvre. (il rend à Molière son salut) Et je vous remercie.
MOLIERE - Allons, Sire, allons rendre maintenant nos copies: nous verrons bien ce que notre jury en dira.

L'HISTORIEN DE SERVICE – Et voila… A votre avis lequel des deux va l'emporter?