LE LOUP ET L'AGNEAU
(Esope et La Fontaine)
Michel Fustier
(site http://theatre.enfant.free.fr )
PERSONNAGES
Esope, La Fontaine, le Loup, l'Agneau
L'HISTORIEN DE SERVICE – La Fontaine, qui vivait au XVIIe siècle
sous le règne de Louis XIV, n'a pas inventé lui-même le
sujet de toutes ses fables. Il s'est souvent inspiré, entre autres, d'un
fabuliste grec nommé Esope (Ve siècle avant J.C.), et aussi d'un
fabuliste romain, nommé Phèdre, lesquels s'étaient déjà
passé de l'un à l'autre pas mal d'idées. Mais La Fontaine
avait l'art de très bien écrire et de faire des vers où
la clarté le disputait à la simplicité, au point que souvent
il surpassa ses modèles et que presque tous les écoliers français
ont appris nombre de ses fables... Nous avons imaginé que, par-dessus
les siècles, Esope vient demander à La Fontaine de mettre en vers
français une de ses fables.
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LA FONTAINE - Mon cher Esope, je résume la situation : vous désirez
que je fasse une fable en vers français sur une bonne idée que
vous avez eue autrefois...,
ESOPE - Oui, je n'arrive pas à trouver mes mots, surtout en français,
et vous, vous êtes tellement habile! Mon idée c'est que les citoyens
les plus forts et les plus riches, quand ils vont devant le juge, triomphent
facilement des pauvres et des faibles. Et pour illustrer cela, j'avais pensé
mettre en présence un loup et un agneau...
LA FONTAINE - C'est une excellente solution. Je vois tout à fait ce que
vous cherchez et je vous fais ça tout de suite... Donc, titre: "Le
loup et l'Agneau"?
ESOPE - Oui, c'est bien ça! Ce sera une jolie petite fable.
LA FONTAINE - Vous voyez, je prends ma plume...
Un agneau se désaltérait
Dans le courant d'une onde pure.
Tiens, regardez l'agneau qui arrive sur la scène. C'est un jeune acteur,
vêtu seulement d'une couche-culotte: ça vous montre comme il est
encore tout petit. Et en effet il se désaltère...
ESOPE - Mais c'est parfait, l'innocence et la pureté incarnées...
LA FONTAINE - Au loup, maintenant.
ESOPE - Faites attention de ne pas vous faire mordre!
LA FONTAINE - J'y prends bien garde. Il arrive:
Un loup survint à jeun, qui cherchait aventure
Et que la faim en ces lieux attirait
Le voilà, le loup! Cette fois l'acteur est déguisé en guerrier
féroce avec des sabres et des pistolets.
ESOPE - Très bon, excellent! Il a très faim en effet... Il fait
peur!
LA FONTAINE - Je continue? ...Vous voyez comme ça vient facilement.
ESOPE - Ah, je dois dire que les deux personnages sont admirablement campés?
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LA FONTAINE - Maintenant, il faut les faire parler. C'est le loup qui commence...
Hum... Hum... Que dit-il? Voilà:
LE LOUP - Qui te rend si hardi de troubler mon breuvage,
Dit cet animal plein de rage.
Tu seras châtié de ta témérité.
ESOPE - J'en frémis, il a une tellement grosse voix! Mais il me semble
que c'est le moment pour l'agneau de se disculper.
LA FONTAINE - Tout juste. L'agneau a une toute petite voix...
L'AGNEAU - Sire, répond l'agneau, que Votre Majesté
Ne se mette pas en colère,
Mais plutôt qu'elle considère
Que je me vais désaltérant
Dans le courant
Plus de vingt pieds au-dessous d'Elle
Et que par conséquent, en aucune façon,
Je ne puis troubler sa boisson.
Cela vous plaît? L'agneau a une toute petite voix, mais il s'exprime très
bien. Futé, cet agneau!
ESOPE - Tout à fait. Il démontre bien qu'il n'est pas coupable.
Et même s'il l'était, quelle offense légère! J'avais
bien de mon côté pensé à quelque chose de ce style,
mais je n'y étais pas si bien arrivé.
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LA FONTAINE - Et alors, le dialogue impitoyable reprend
LE LOUP - Tu la troubles, reprit cette bête cruelle...
LA FONTAINE - Mais effectivement, le loup sent bien que son accusation n'est
pas bien fondée et il en trouve une autre... Ta, ta, ta... Voilà:
LE LOUP - Et je sais que de moi tu médis l'an passé.
ESOPE - La médisance, c'est grave. Comment s'en tire l'agneau?
LA FONTAINE - Oh, très simplement:
L'AGNEAU - Comment l'aurais-je fait si je n'étais pas né?
Reprit l'agneau.
Je tête encore ma mère.
C'est vraiment un tout petit agneau, très innocent.
ESOPE - Ceci est admirablement montré: "Je tête encore ma
mère!"
LA FONTAINE - Mais le loup ne se tient pas pour battu, il est de très
mauvaise foi.
LE LOUP - Si ce n'est toi, c'est donc ton frère.
L'AGNEAU - Je n'en ai point!
LE LOUP - C'est donc quelqu'un des tiens.
ESOPE - Excellent! Il cherche des prétextes partout.
LA FONTAINE - Et il en trouve qui sont exécrables: mais pouvait-il en
être autrement? Ecoutez-le encore:
LE LOUP - Car vous ne m'épargnez guère,
Vous, vos bergers et vos chiens.
On me l'a dit: il faut que je me venge.
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ESOPE - Et alors, et alors... vous me laissez dans l'attente: qu'arrive-t-il,
car nous sommes près de la conclusion?
LA FONTAINE - Oui, bien sûr... Vous ne devinez pas?
ESOPE - Oh si, hélas, que trop bien.
LA FONTAINE - Voici donc la fin:
Là-dessus, au fond des forêts,
Le loup l'emporte et puis le mange
Et vous voyez, c'est exactement ce qui se passe... Mais ici, il n'y a pas de
forêts, il n'y a que des coulisses.
ESOPE - Merveilleux! Mais si vous permettez, j'aimerais bien, pour en revenir
à l'Homme, auquel au fond nous nous adressons, ajouter après:
"Et puis le mange...
Sans autre forme de procès.
LA FONTAINE - Eh oui, vous avez raison car il n'y a que les hommes qui fassent
des procès.
ESOPE - De plus, procès rime avec forêts... Je trouve qu'avec mon
idée vous avez fait un petit chef-d'œuvre. Tout le monde avait oublié
ma fable, mais la vôtre sera répétée par des milliers
et des milliers d'écoliers.
LA FONTAINE - Dieu vous entende! ...Mon cher Esope, cela me plaît de travailler
avec vous... Non, non, ne retournez pas dans vos livres poussiéreux:
vous logerez chez moi, je vous donnerai ma meilleure chambre et nous écrirons
ensemble un grand nombre d'autres fables... Cela vous plait-il?
ESOPE - Naturellement!
LA FONTAINE - Et en attendant, nous allons faire un bon déjeuner: je
suis sûr qu'il y a longtemps que vous n'avez pas mangé... Et puis
aucune fable au monde ne vaut la cuisine française!